kalinka-machja CERCLE CULTUREL ET HISTORIQUE CORSE-RUSSIE-UKRAINE

BOLCHEVIK ET CATHO


Pierre Pascal, catholique, bolchevik, prof de russe adulé, un des derniers Mohicans

Rue 89

J.-P. Thibaudat
chroniqueur

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Publié le 27/10/2014 

Pierre Pascal dans sa chambre du Petit Paris à Moscou, été 1929 (BDIC-Fonds Perre Pascal)

Sur la première photo on dirait un personnage échappé d’une nouvelle de Gogol. Crâne rasé, moustache à la cosaque, il porte une chemise sans col nouée d’un ceinturon, un Russe assurément. L’homme est accoudé à une table, derrière lui une bibliothèque pleine de livres. La photo a été prise en 1929 dans la chambre qu’occupait l’homme depuis des années à l’ancien hôtel du Petit-Paris à Moscou. 

Sur la seconde photo on voit un vieil homme, dégarni lui aussi, portant un costume sombre et des lunettes, se baissant pour baiser la main du pape Jean-Paul II un jour de 1981 ou, cravaté lisant un journal, un vieil occidental catholique assurément.

Ces deux photos montrent pourtant le même homme, Pierre Pascal, dont Sophie Cœuré  nous raconte l’histoire à bien des égards romanesque. Celle d’un jeune catholique français fervent devenant un bolchevik non moins fervent jusqu’à devenir citoyen soviétique, avant de perdre ses illusions et sa nationalité d’emprunt et rejoindre la France pour devenir l’un des maîtres de l’enseignement de la langue et de la culture russes.

Et la peur qui devient quotidienne

Avec une extrême précision, Cœuré (déjà auteur du passionnant « La Grande lueur à l’Est, les Français et l’Union soviétique », Seuil) met à jour les innombrables facettes du personnages, c’est-à-dire restitue Pierre Pascal dans sa complexité, ses tourments intérieurs, faisant le tri entre ce que fut sa vie et l’image qu’il en donna lorsque, sur le tard, il publia une partie de son «  Journal de Russie  », dans une version revue, coupée et amendée. On mesure d’autant plus cet écart que paraît conjointement un tome inédit de ce journal (couvrant les années 1928-1929), publié, lui, brut de décoffrage.

On y voit un homme observer depuis sa chambre du Petit-Paris la montée de la terreur stalinienne (arrestations, déportations) laquelle finira par toucher jusqu’à ses proches, et la peur qui devient quotidienne. Sa plume avance sans recul dans un monde où il lui est bien difficile de prendre du champ, de faire le tri dans les informations qui lui parviennent, et pourtant, sa plume ne s’embarrasse pas de précautions. Pascal semble avoir la liberté et l’inconscience d’un intouchable, son nid au Petit Paris est une île.

Toute personne qui s’intéresse à la Russie et à la littérature russe a forcément croisé la route d’un de ses livres (sur Dostoïevski, la vie paysanne russe, le communisme) ou d’un des travaux (essais, traductions) de ses élèves  : de Georges Nivat à Michel Aucouturier en passant par Louis Martinez la liste est longue. L’ultime image d’un docte et très respecté professeur n’ayant jamais perdu la foi et pourvu d’un sourire malicieux avait dû finir par satisfaire sur le tard ses parents classiquement bourgeois et catholiques.

Un précieux témoin de la Révolution russe

Tombé amoureux de la langue russe après avoir reçu comme prix scolaire, un livre magique («  Au pays russe  » de Jules Legras), le jeune Pierre Pascal devait effectuer plusieurs courts voyages en Russie via les réseaux d’un prêtre lazariste, l’abbé Fernand Portal. Sa foi et «  l’âme russe  » sont faites pour s’entendre. Après de brillantes études (reçu premier à l’Ecole normale supérieure, etc.) et deux blessures de guerre, le jeune russisant Pascal se retrouve dans la délégation militaire française qui part à Moscou au printemps 1916 dans une Russie encore impériale.

Il va être le témoin quotidien de ces jours qui vont bouleverser le monde. Pascal à Moscou est parfois comme Fabrice à Waterloo. Le 7 novembre 1917 (jour J de la révolution d’Octobre) c’est en allant chez le coiffeur qu’il apprend la prise de pouvoir des Bolcheviks.

Peu à peu Pascal comprend qu’il est le témoin direct d’événements historiques. Quand la délégation française plie bagages, il reste. Non par simple curiosité, mais mué par une vraie attirance. Il va bientôt entrer «  en communisme  », sous le «  triple paradoxe annoncé d’une foi chrétienne revendiquée, d’une distance affirmée avec l’action politique et d’un solide individualisme  », synthétise Sophie Cœuré.

«  La révolution doit s’accomplir à la fois dans le christianisme et dans le socialisme  », écrit Pascal dans son Journal de Russie. Une dualité qui lui vaudra l’opprobre des uns (sa famille, l’armée française) puis, un peu plus tard, des autres (les structures du pouvoir soviétique, le KGB). Tout cela ne va pas sans amitiés torturées, sans trahisons, sans amours non plus. Pierre Pascal, rencontre Evgenia Roussakova dite Jenny, une secrétaire d’une organisation au service du nouveau pouvoir, qui deviendra sa femme, la soeur de cette dernière devant épouser Victor Serge.

Avec quelques autres, Pierre Pascal fait partie du Groupe communiste français de Moscou dont l’existence fut de courte durée et dont l’histoire intense pourrait donner lieu à un spectacle signé Sylvain Creuzevault. Pascal y forge des amitiés solides avec Marcel Body  ouRaoul Chapoan par exemple mais aussi une solide inimitié réciproque avec Jacques Sadoul.

La langue russe pratiquée par Pierre Pascal étant bien plus excellente que celle de la plupart de ses camarades, il est énormément sollicité pour des traductions en tous genre  : articles, livres (les œuvres de Lénine), conférences, délégations étrangères. Il écrit aussi bon nombre d’articles et bientôt un livre «  En Russie rouge  » (1920) :

«  Je voudrais, par ce récit aussi impersonnel, aussi photographique que possible, vous faire participer à mon bonheur profond, à ma joie chaque jour renaissante, de vivre à Moscou, au cœur de la Russie soviétique. L’Occident capitaliste et bourgeois tombe en décomposition, le fait est patent, les gazettes l’avouent et son relent de mort nous arrive jusqu’ici. »

Dans son « Journal de Russie 1928-1929 », pas une seule fois on le voit aller au théâtre, pourtant il aurait pu voir deux créations notoires de Meyerhold saluées par Pasternak et dont Moscou parle abondamment. Il ne va pas au théâtre, ne lit guère de romans, se vante de ne pas avoir lu Tchekhov. Seules l’actualité et la vie politique l’intéressent.

Confiné dans l’île du Petit Paris

Quand la répression, dès le début des années 20, met à mal la Russie des artistes et des intellectuels, Pascal approuve ou reste à l’écart. Il y a chez celui qui laissera l’ultime image d’un grand érudit, une sorte d’anti-intellectualisme primaire fomenté dans le rejet de son milieu familial.

En revanche, quand son ami Nicolas Lazarévitch  est arrêté en 1924, il n’hésite pas à prendre sa défense, ce qui accéléra la suspicion à son égard, précipitera sa mise à l’écart. En 1925, il écrit à Pierre Monatte (exclu du Parti communiste français en décembre 1924)  :

«  Tous se valent, Trotski, Zinoviev et les autres, au point de vue mépris du peuple, soif de commander, moyens démagogiques pour parvenir, vie personnelle étrangère à toute aspiration vers le communisme. »

Pierre Pascal chez lui à Neuilly, en 1978 (BDIC-Fonds Pierre Pascal)

Sophie Cœuré souligne les contradictions de cet homme tour à tour enthousiaste et septique, courageux ou optant pour un retrait qui confine à la lâcheté, clairvoyant et embrouillé. Un homme jamais aigri, toujours curieux, devenant de plus en plus observateur du monde soviétique dans son île du Petit-Paris, «  un coin bougrement surveillé mais où l’on respirait librement  », se souviendra son beau-frère Victor Serge.

Au début des années 30, quand le cercle des répressions se resserrera autour de ses amis et de la famille de sa femme (plusieurs membres disparaitront au Goulag), Pierre Pascal prend contact avec l’ambassade de France. Pas simple de faire revenir dans son pays un Français devenu citoyen soviétique. Cela prendra trois ans.

En France, entamant sur le tard une belle carrière universitaire, Pierre Pascal (comme son épouse Jenny Roussakova) entre dans cette culpabilité propre aux exilés vis-à-vis de ceux laissés derrière eux d’autant qu’il apprend l’arrestation de proches restés là-bas : Victor Serge, par deux fois Anita Roussakova ou encore Esther Roussakova (la compagne de Daniil Harms). Et bien d’autres.

L’attitude de Pascal fut ici courageuse, là par trop silencieuse. S’il reste muet devant les événements de Hongrie en 56 et ceux de Prague en 68, il ne ménage pas sa peine pour faire éditer Boris Pasternak en France (alors qu’il est interdit en URSS). Avant de disparaître en 1983, des magnétophones et des caméras l’écouteront et le filmeront égrenant sa drôle de vie.

PIERRE PASCAL PARLE DE SON ITINÉRAIRE EN RUSSIE

Un entretien réalisé par l’un de ses anciens élèves Georges Nivat

Laissons les derniers mots à son ami Marcel Body qui, dans une lettre à Boris Souvarine, écrit en 1974  :

«  N’oubliez pas que vous, Pierre et moi sommes les derniers Mohicans d’une grande époque – et ceci personne ne peut l’effacer. Chacun de nous est aussi le témoin de la vie des deux autres - et ceci rien ne peut le remplacer. » 

INFOS PRATIQUES
Biographie de Pierre Pascal par Sophie Cœuré
et "Journal de Russie 1928-1929" par Pierre Pascal
  • Sophie Cœuré «  Pierre Pascal, la Russie entre christianisme et communisme  », éditions Noir sur blanc, 416 pages, 25 euros.
  • Pierre Pascal, «  Journal de Russie 1928-1929  », édité et annoté par Jacques Catteau, Sophie Cœuré et Julie Bouvard, éditions Noir sur Blanc, 765 pages, 30 euros.

Jean Maiboroda