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Deux visions contradictoires de l'univers soviétique.



Deux visions contradictoires de l'univers soviétique.
Ce titre se suffisant à lui-même, nous ne commenterons pas les deux articles regroupés ci-après.

J.M


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I.  Tiré de : http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/akhmatova/akhmatova.html

 

Anna Akhmatova

L’icône de la souffrance russe

 

 

 

 

 

akhmatova

 

Tout est prêt pour la mort, ce qui résiste le mieux sur terre, c'est la tristesse, et ce qui restera c'est la Parole souveraine.

 

Ces belles paroles sont de la grande poétesse russe Anna Akhmatova qui, avec Osip Mandelstam et dans une moindre mesure Marina Tsvetaieva, aura été la nouvelle source de la littérature russe du vingtième siècle. Elle est à jamais cette parole souveraine qui aura fait taire toutes les voix de l'oppression. Les plus criardes, les plus haineuses.

 

Elle semble trôner au milieu de nous comme une Pietà, avec sa douleur dans ses bras, son sourire las, sa présence intimidante, sa beauté hautaine. On ne voit d'ailleurs jamais les portraits de sa vieillesse, seulement ceux de sa belle moisson inaltérable de son visage des années vingt. Elle était la beauté même qui ne pouvait se flétrir. Le temps ne pouvait réaliser ce que les bourreaux ne purent.

 

Voix de contralto sur les lettres russes, elle incarne la douleur et la résistance à la dictature. Si fortement que de son œuvre poétique on ne connaît souvent que le recueil« Requiem » composé à la fin des années trente pour témoigner, avec des millions de petites gens, sur la disparition d'êtres chers. Ce texte passant clandestinement de main en main sera le réconfort d'une population soumise à un fou sanguinaire, et qui trouvera dans ces mots la description de sa propre réalité quotidienne. Il ne sera publié officiellement en Russie qu'en 1980 ! 27 ans après que les vers aient enfin pris possession de ce psychopathe nommé Staline et petit père des peuples par tous les communistes et affidés.

 

Son œuvre importante va des « poésies antipopulaires et décadentes » du renouveau lyrique russe avec les passeurs d'âmes (les acméistes), au cœur du siècle, jusqu' aux œuvres de témoignage de la douleur du monde. Toujours cette fille de la haute bourgeoisie sera étiquetée « renégate », nuisible pour la jeunesse, réactionnaire et totalement morbide par le pouvoir de terreur de Staline. Seule sa renommée la sauvera du goulag. Comme le disait le pouvoir soviétique « nous ne pouvons compatir avec une femme qui n'a pas su mourir à temps ». Cette noble parole est de 1935 et Anna a 36 ans !

 

Et Anna aura beaucoup à souffrir de ces psychopathes voulant le bien des ouvriers, et plus sûrement le leur. Elle leur survécut par les mots et devint l'étendard des pauvres et des persécutés, elle la haute bourgeoise. Elle restera universelle, les autres resteront seulement boue de l'humanité.
J'ai vécu trente ans sous l'aile de la mort.

 

Née à Odessa en 1899, elle mourra d'un infarctus en 1966 dans sa chère ville de Saint-Pétersbourg, qui portait encore le nom hideux de Leningrad. Son ami Josef Brodsky exilé à New York pour parasitisme en fait victime de l'antisémitisme, écrira à la mort d'Anna :

« Je salue les cendres de cette grande dame, pour avoir eu ces mots, dormant en terre natale, là où par son bienfait fut doté de parole un monde sourd-muet ».

 

« La souveraine du verbe et de la dignité » aura traversé les épreuves de sa vie comme une Pietà, une madone en douleur portant la mort de son mari Nikolaï Goulimev fusillé en 1921 pour déviationnisme et la longue détention en goulag, près de vingt ans, de son fils Lev, arrêté dès 1933, de ses amis exécutés comme Osip Mandelstam, ou traqués comme Boris Pasternak ou Marina Tsétaëva.

Nul n'osera l'attaquer de front car grandes étaient son aura et sa faculté à universaliser le malheur. Elle traversera les frontières du monde comme oiseaux migrateurs . Mais tant de poèmes détruits, perdus ou non écrits marquent encore la victoire des salauds. Cette voix d'au-dessus des goulags doit encore faire son chemin en France, car si enracinée dans la langue russe par sa construction, ses rimes, ses sentiments, elle attend toujours ses traducteurs sachant rendre cette aveuglante simplicité, sa pureté de feu.

Il m'est douloureux de voir tant de pauvres et fausses gloires en présentoir ( ainsi le lâche Aragon, falsificateur de l'amour et de l'éthique), alors que pour trouver quelques bribes de poèmes de l'immense Anna Akhmatova un si long chemin de croix est nécessaire.

 

 

 

 

 

La personnalité d’Anna Akhmatova

 

 

Elle était d'une nature profondément aux aguets des signes de la vie et du destin. Profondément croyante, elle y mettait toute la superstition des vieilles babouchkas. Et en même temps totalement moderne dans ses relations sociales, n'hésitant jamais à proclamer son féminisme et son attachement viscéral à sa liberté. Elle ne pouvait pas vivre une relation amoureuse sans vouloir la détruire de l'intérieur. Belle, elle le savait, et savait séduire ses proies. Elle tentera mélangeant foi orthodoxe étroite et magie dans les hasards de décrypter sa vie et celle des autres. Ainsi elle est née le jour de la Saint Jean, le 23 juin 1899 en Russie, comme prédestinée à la quête du soleil et de la vie. Mais elle se trompait, comme souvent, et ni paix, ni amour, ni rire ne lui furent abondamment donnés. La douleur était sa plus proche amie à venir.

Certains sont voués aux anges ou à la pluie, elle était vouée au tragique, et malgré la grâce souriante de ses premiers poèmes centrés sur les relations amoureuses, c'est bien de la condition humaine qu'elle devra témoigner.

akhmatova

 

Née Anna Andreievna Gorenko, sa recherche de signes et de symboles la feront choisir le nom de son arrière-grand-mère maternelle, Akhmatova, pour s'auréoler d'un passé tartare sanguinaire. Elle pouvait signer un triple AAA ses poèmes (Anna Andreievna Akhmatova). Odessa et la mer Noire la marqueront bien moins que Saint-Pétersbourg sa ville d'adoption, dont elle devint le symbole. Loin des domaines de sa famille, de sa richesse, et ayant expérimenté la pauvreté avec le départ de son père, elle put rencontrer à la même hauteur ses pairs les poètes, et affirmer sa liberté, son égalité avec les hommes.

Gardant en elle les fêlures de la séparation de ses parents, elle en imagina l'inéluctable destruction de tout amour avec le temps.

Mariée par lassitude avec son ami d'enfance, Nicolas Goumilev en 1910, elle fut admise dans les cercles littéraires où sa forte personnalité s'imposa bien vite. Son charisme, sa séduction firent autant que ses poèmes. Sa tentation de la vie brillante l'amena dans de nombreux voyages, dont Paris où Modigliani lui fut alors très proche. Ses initiations se firent par les paysages et les rencontres.

 

En 1912 une autre femme se révèle, moins encline au brillant des choses. Son fils unique Lev naît en 1912, et sa découverte des grands poètes russes, Pouchkine dont elle se croyait une réincarnation, Biely, Blok, Balmont et bien d'autres. Dépassant le symbolisme russe elle se joindra aux écrivains de sa génération pour se libérer de la perfection formelle et aller vers le réel. Ce réel ne se situait pas dans la vénération des machines comme pour Maïakovski, ni dans le mysticisme de l'acte créateur, mais dans la croyance absolue en la puissance de la Parole et de la force du verbe. Son mari Nicolas Goulimev fondera le mouvement des acméistes avec Osip Mandelstam.

Sa personnalité faite de domination et de reconnaissance la fit devenir la figure de proue de ce mouvement. Elle sera célébrée, imitée, vénérée par la jeunesse russe. Elle devait être la louve alpha de sa vie et de ses proches.

 

Là se tient une des clés de la psychologie d'Anna : le besoin de déification par le verbe, le vertige de la domination, le besoin d'être la grande prêtresse des choses, amour ou douleur. Elle se voulait chef de meute d'une troupe d'hommes valeureux et aucun lien ne pouvait l'en dissuader, surtout pas ceux du mariage. De divorces en remariages nombreux et vains, elle put expérimenter cela.

À ces problèmes d'amour et de liberté, de tension et de séduction, il suffit d'ajouter l'atroce impact de la première guerre mondiale et de sa boucherie insensée, pour comprendre l'évolution d'Anna à qui se révèle sa nature tragique.

La révolution bolchevique fut la fin de son monde et de ses amis. Elle la croyante, ne pouvait comprendre ce matérialisme purificateur par le sang. Jamais - sauf une ode à Staline pour libérer son fils -, elle ne se compromit avec ce régime qui bascula très vite dans la terreur qu'il prétendait abattre. Elle ne fuira pas, profondément patriote, mais sera « l'exilée de l'intérieur », la statue du commandeur raillant ses persécuteurs.

 

La suite se tissa sinistrement logique: exécution en 1921 de son Pygmalion et premier mari Nicolas Goumilev, ferveur des gens jusqu'à l'hystérie pour une diva jusqu'en 1925. Puis le régime comprit qu'il ne pourrait jamais la récupérer, et qu'elle serait toujours cette émigrée intérieure dans la plus totale et irréfutable opposition. Alors pleuvent les interdits et les persécutions. D'abord rendue muette vers les années 1925, elle sera la bête à abattre quand Staline prit le pouvoir. Arrestations de ses maris, déportations, interdiction d'écrire et de publier, flicage, tout fut employé contre elle. Quelques poèmes appris par cœur par ses amis sont parvenus jusqu'à nous pour des centaines perdus ou brûlés.

Les sept ou onze apôtres formaient la seule chaîne de mémoire. Ils avaient le droit d'apprendre par cœur le papier griffonné qui ensuite était détruit.

Sans doute avait-elle inconsciemment attendu, espéré peut-être, cette épreuve, vue comme épreuve christique pour elle. L'apocalypse avait fondu sur elle. Elle prenait alors son envol au fronton de la résistance à l'horreur. De brèves accalmies, de fugaces éditions, n'empêchèrent pas son exécution littéraire par le subtil Jdanov, qui en 1946 la jeta aux chiens et la renvoya au vide des lecteurs.

Le plus étonnant est que sa malédiction dura bien après la mort de Staline, tant la haine des communistes contre elle était forte.

Mais jamais elle ne céda, de crises cardiaques en crises cardiaques elle attendait la délivrance. En 1964 elle put sortir de son pays, pour la première fois depuis plus de cinquante ans !

Bien que morte le 5 mars 1966, son fantôme continue à terroriser les Poutine et autres.

Et rares sont les publications, mais sa reconnaissance par l'Occident lui a redonné la ferveur de la jeunesse russe qui en a fait son poète préféré.

Cela aussi elle l'aura sans doute voulu. la résurrection après les épreuves terrestres.

Ainsi était la belle croyante, Anna Akhmatova.

 

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La langue poétique d’Anna Akhmatova

 

Très vite dégagée des entrelacs précieux et surannés du symbolisme et même de l'acmétéisme, Anna Akhmatova se sera construit une langue poétique basée sur des rythmes souples, des rimes riches, et surtout d'un vocabulaire limpide et simple. La construction de sa grammaire poétique est désarmante de transparence. Ses poèmes sont fondés sur sa propre respiration, ample et transcendante. Elle refusera les artifices du métier de poète que tant d'autres emploieront (Essenine, Blok, Maïakovski,…). Et pourtant sa voix reste unique, originale et envoûtante.

 

Elle disait que sa poésie ne pouvait pas être traduite car tout entière enracinée dans le terreau de la langue russe et de sa mémoire. Elle savait ce dont elle parlait, elle-même traductrice émérite. Chacun de ses mots si translucides en russe prend en français une lourdeur irrémédiable, et pour peu que l'on essaie de conserver un semblant de rimes, elles seront pauvres et affectant le sens premier de sa langue. Nul ne pourra reproduire le long fleuve de la respiration d'Anna Akhmatova. Chacun de ses mots va à la mer.

 

Comment apprivoiser l'eau et l'air, comment traduire Anna Akhmatova ?

Une part de l'indéfinissable nous restera celée. Pourtant grâce soit rendue aux intrépides marins qui ont osé s'aventurer en cet océan immense et faussement serein de sa poésie. Le public francophone aura un avant-goût de la sidérante beauté de l'écriture d'Anna par leurs tendres approximations.

 

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Actualité d’Anna Akhmatova

 

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Elle s'était drapée dans les mots de la poésie, dont elle fit son maquis, sa terre de résistance. Elle reste la recluse, la beauté irradiante mise en cage par les bourreaux staliniens. Interdite de publication, traquée par la police et par les déportations ou la mise à mort de ses proches, elle semble par la force tranquille de ses poèmes s'opposer seule à la tyrannie du monde. Sa poésie, à peine redécouverte, nous saisit par ce qui semble irradier d'elle : une pureté d'eau.

En ces temps toujours incertains, l'image et les mots de cette statue de la résistance au mal, à l'extermination folle, sont toujours dressés et actuels :

Mon Dieu nous régnerons avec sagesse

bâtissant des églises au bord de la mer

et aussi des phares élevés

Nous sauvegarderons l'eau et la terre

et nous ne ferons du mal à personne

(Juste au bord de la mer)

 

Nous n'avons sans doute pas besoin de Dieu pour réaliser cette prophétie mais sûrement d'Anna Akhmatova.

 

Gil Pressnitzer



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II. Tiré de :   https://www.marxists.org/francais/serge/works/1922/01/korolenko.htm


 
 
 
 

1922

 

Source : numéro 4 du Bulletin communiste (troisième année), 26 janvier 1922.

 

   

Vladimir Korolenko

Victor Serge


Vladimir Galaktionovitch Korolenko  vient de mourir à Poltava (Ukraine) à l'âge de 67 ans. Peu connu à l'étranger, il a cependant été l'un des plus grands écrivains russes de ces trente dernières années et, en un certain sens — le plus noble ! — le successeur de Tolstoï. Comme Tolstoï, Korolenko fut une haute, une lumineuse conscience. Et c'est « une lumière qui vient de s'éteindre », une vie admirable qui vient de s'achever.

Issu d'une famille bourgeoise, dans un pays divisé par de vieilles haines nationales — Ukrainiens, Russes, Polonais, se persécutant depuis des siècles — Korolenko enfant se dégagea de suite, par un effort personnel, de cette atmosphère empoisonnée. À vingt ans il est étudiant à Moscou, à l'école d'agriculture. Avec toute l'ardente jeunesse intellectuelle russe de son temps, il accueille les idées nouvelles, qui sont vagues encore mais qui élèvent puissamment les esprits. A cette époque les étudiants sont déjà à la tête du mouvement émancipateur. Les troubles universitaires se suivent et s'élargissent en dépit des répressions. Korolenko y participe. A 22 ans, les autorités l'exilent à Vologda.

Cet exil qui brise définitivement le cours normal d'une carrière bourgeoise, est une libération. Korolenko ne voulait pas devenir « un intellectuel » comme il y en a tant. Avec l'élite de sa génération il concevait un autre devoir social : aller au peuple, être du peuple soi-même pour travailler à son émancipation. Et Korolenko se fait cordonnier, gagne âprement sa vie du travail de ses mains, vit avec les pauvres gens, leur pareil et leur frère, — mais liseur infatigable, attardé longuement toutes les nuits sur les œuvres de la pensée humaine.

On l'aime, on l'écoute. Il est « très dangereux ». Ses portraits de jeunesse et d'âge mûr nous le montrent toujours avec le même calme et beau visage régulier, barbu, couronné d'une chevelure abondante, d'une expression à la fois grave et pacifique. Il faut se le représenter tel, cordonnier, barbu au regard doux et sûr, à la parole réfléchie en qui mûrissent une érudition de premier ordre, une conscience lucide, un caractère inflexible. Dans la société de l'ancien régime c'était un « étranger » dangereux, tombé d'une autre planète. L'exil à Vologda (puis à Cronstadt) ne parut pas suffire à le mater. En 1879 on l'exile à Viatka. De là en Sibérie. De Sibérie on le renvoie à Perm. De Perm on le renvoie en Sibérie. Toutes les grandes routes de la froide Russie du Nord et de la Sibérie, Korolenko les connaît, pour les avoir suivies à pied — ou dans les attelages sommaires des paysans — avec ses outils, ses livres, ses notes, mince et précieux bagage ! En 1881, il est employé aux chemins de fer, quelque part en Sibérie. A l'avènement du tsar Alexandre III, Korolenko lui refuse le serment de fidélité. Ce geste qui n'a d'autre but et ne peut avoir d'autres conséquences qu'une satisfaction de conscience, lui vaut l'exil le plus dur, au bord de la Lena, dans un désert de glace, chez les Yakoutes. Patient et volontaire, Korolenko vécut quatre ans parmi ces primitifs, partageant leurs travaux, pénétrant leur esprit, apprenant à les aimer.

L'exil lui prit ainsi dix années de sa vie. Le bagne en avait pris autant à Dostoïevsky. Du bagne, Dostoïevsky rapporta ce livre inoubliable La Maison des morts. Korolenko rapporte de Sibérie des notes de voyage, des contes, des récits, des légendes, toute une œuvre variée qu'on pourrait appeler le Pays des morts — car la taiga (la brousse sibérienne) est une immense prison de neige où les hommes souffrent mille morts, tenaillés d'une volonté obstinée de résurrection.

C'est au retour d'exil, en 1885, après la publication de son premier conte le Songe de Makar que Korolenko devint d'emblée un des grands écrivains russes. La solitude, l'épreuve avaient mûri en lui une âme de poète. Mieux que quiconque, en outre, il connaissait le peuple russe, l'homme russe et la terre russe. Sa langue n'était point livresque, mais vivante, puisée aux sources de la pensée populaire, mais châtiée par un esprit probe, armée de savoir. Aujourd'hui ses livres sont classiques — et le resteront : En mauvaise sociétéLa forêt bruit, petit chef-d'œuvre dans la manière du Pan, de Knut Hamsun, mais avec l'évocation tragique du servage en Ukraine, le Musicien aveugle, son œuvre littéraire capitale dont Rosa Luxemburg  a donné une traduction allemande, des Notes de Sibérie, des Contes.

Toute cette œuvre est profondément sociale. Elle enrichit précisément la littérature russe parce qu'elle n'est en rien « littérature » au sens indigent du mot dans certains milieux intellectuels bourgeois. Korolenko n'écrit ni pour exercer un style d'ailleurs parfait, ni pour pénétrer dans une Académie, ni pour rallier les suffrages des œuvres de la bourgeoisie, des dilettanti ou des névrosés, ni pour vendre beaucoup. Il raconte la souffrance des hommes et leur pénible mais sûre ascension vers la lumière intérieure. A partir de 1891 la tâche sociale de l'écrivain l'absorbe tellement que le conteur et le romancier font place, pour longtemps, au publiciste. 1891 c'est l'année de la grande famine. Mais l'ancien régime loin d'appeler le monde civilisé au secours des moujiks affamés, voulut faire sur cette calamité déshonorante le silence. Korolenko, en des articles qu'on relira plus d'une fois, la fît connaître. Lorsqu'au lendemain de la famine, le choléra fit son apparition, semant une panique invraisemblable parmi les populations, il fallut pour les calmer toute l'autorité morale d'un Korolenko. Et depuis, chaque fois qu'une honte nouvelle révélait au monde la tare de l'ancien régime, chaque fois qu'une injustice ou qu'une infamie était commise, Vladimir Korolenko élevait sa protestation sobre d'expression, ferme et douce, et persuasive. Dans ses articles qui flétrissent et condamnent pourtant sans rémission, on ne trouvera jamais de violence de langage d'aucune sorte. Le bon cordonnier de Vologda hoche la tête et d'une voix posée, réfléchie, dénonce le mal. Il a dénoncé ainsi les horreurs des prisons du tsar, les vilenies de l'antisémitisme, les pogromes (on n'oubliera pas cette page de son œuvre : La Maison n° 13), la torture, les méfaits de la police et de la caste militaire... Si bien que, historiographe des mœurs russes, il a fixé le souvenir du martyre — le mot n'est pas trop fort — d'un grand peuple.

Ses dernières années ont été pénibles. La maladie, l'infirmité, des chagrins domestiques l'accablaient. Le spectacle de la guerre civile qui est bien, comme l'a dit Lénine, la plus âpre des guerres dut infliger à cet humaniste et à cet idéaliste une bien grande souffrance. Mais il continua de travailler à son dernier livre (l'Histoire de mon contemporain), de penser, de déployer dans sa province d'Ukraine une activité personnelle à la fois utopique et bienfaisante. Dans une société bouleversée par la révolution sociale, il eût souhaité être un facteur d'apaisement. Sa pensée sur la révolution, il l'a exprimée dans une série de lettres amicales à Lounatcharsky, encore inédites. Sous bien des rapports il n'a pas dû la comprendre. Mais il ne l'a ni combattue, ni blâmée. Jusqu'au dernier jour, il est demeuré humblement fidèle à sa terre russe. Sans doute, au delà des luttes du présent, entrevoyait-il nettement l'avenir que veut la révolution.

Le caractère dominant de sa personnalité, après et au-dessus de l'humanisme, de la foi en la culture et en l'avenir, de l'esprit slave, c'est une indéfectible bonté, qui ne désespère jamais de l'homme, aussi dégradé, aussi vaincu qu'il paraisse. C'est pourquoi Korolenko a pu décrire, avec tant d'amour, les terribles déclassés des grandes routes de Sibérie. En eux aussi, l'homme meilleur vivait à ses yeux.

Les événements l'avaient dépassé. La génération actuelle n'a plus le temps de lire, ni celui de méditer comme il méditait. L'armée rouge a besoin de commissaires, l'usine a besoin d'administrateurs ! Mais ce n'est pas un paradoxe de dire que les grands artisans de la culture russe qui comptent aussi au premier rang de ceux de la culture moderne — et notamment cette puissante lignée d'écrivains sociaux qui commence par Dostoïevsky, continue par TchernichevskyTourgueniev, Tolstoï et s'achève avec Korolenko et Gorky  — ont, dans une large mesure aplani les voies aux hommes de la révolution. Ils ont formé des consciences révolutionnaires. Ils ont appris à des générations entières à espérer, à vouloir, à croire possible la transformation sociale. Ils ont entretenu l'indignation sacrée contre le vieux monde et donné un exemple. Ces écrivains de pré-révolution sont à comparer utilement avec les tristes amuseurs de la bourgeoisie qui font dans le monde capitaliste « de la littérature ». Ils font comprendre la mission sociale de l'écrivain. Après eux, devaient venir, pouvaient venir, les hommes de non moindre conscience, mais de volonté inexorable qui transforment une société.

Victor SERGE.

Kiev, 3 janvier 1922.

 

 


Jean Maiboroda