kalinka-machja CERCLE CULTUREL ET HISTORIQUE CORSE-RUSSIE-UKRAINE

Mai 1921 : les émigrants du "RION" à Ajaccio


1.LE POINT DE DÉPART: L'ÉVACUATION DE LA CRIMÉE

Cet article, paru dans la revue "Etudes corses" n° 49, publiée par l'A.C.S.H, en 1999, a pour auteur monsieur Bruno BAGNI, professeur d'histoire à Toulon, par ailleurs auteur d'un mémoire de maîtrise sur l'armée Wrangel.

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Note complémentaire de Jean Maiboroda :

L'article ci-après a été rédigé en 2009. 
Entre temps, son auteur, Bruno BAGNI, a fait éditer un ouvrage reprenant  et développant son contenu. 
Lire à ce propos l'article :
"Un ouvrage sur l'implantation d'une communauté russe en Corse  en 1921  : L'odyssée du RION"    ( Rubrique : MIEUX CONNAÎTRE KALINKA-MACHJA) 

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L'histoire de l'immigration russe en Corse commence par une tragédie: l'évacuation de la Crimée en novembre 1920 par l'armée du général Wrangel.
L'année 1920 voit briller les derniers feux de la guerre civile en Russie du sud. A la fin du mois de mars, vaincu par l'armée rouge, le général Dénikine a dû faire évacuer de Novorossisk, dans une panique indescriptible, les débris de ses armées blanches. Réfugiées en Crimée, ces troupes démoralisées semblent promises à une défaite rapide. Dénikine, découragé, remet ses pouvoirs à son rival et ennemi personnel, le général Baron Wrangel.
Pendant plus de 6 mois, Wrangel donne l'illusion que les armées blanches pourraient retourner la situation en Russie et chasser les Bolcheviks du pouvoir. Mais le 12 octobre 1920, la nouvelle de l'armistice soviéto-polonais annonce que les jours de l'armée Wrangel sont comptés. Les troupes qui luttaient contre la Pologne sont envoyées sur le front de Crimée pour donner le coup de grâce. Le 8 novembre, apprenant la chute des premières lignes de défense, Wrangel donne l'ordre d'évacuation.
Tous les navires présents dans les ports de Crimée sont réquisitionnés, dont le vieux paquebot "Rion". Les bateaux russes sont mis sous la protection de la France et hissent le drapeau tricolore. L'escadre française de Méditerranée Orientale supervise les opérations. Tout se passe dans l'ordre. Quasiment tous ceux qui le désirent peuvent être évacués. En une semaine, 130 navires arrivent à Constantinople, avec 146.200 réfugiés à bord, dont 29.000 civils, souvent dans un entassement ahurissant. L'état sanitaire est catastrophique: les Russes sont décimés par le typhus, il y a même des cas de choléra et de peste. Les autorités françaises de Constantinople sont dépassées: que faire de cette masse énorme de réfugiés, armés jusqu'au dents et équipés d'une flotte de guerre complète? Les laisser débarquer à Constantinople est inconcevable; cette ville, sous occupation alliée, est déjà surpeuplée de réfugiés, car la Turquie est en pleine guerre: le rebelle Mustapha Kémal contrôle pratiquement toute l'Anatolie où il se heurte à l'armée grecque. La perspective de voir cette armée russe désœuvrée prendre part au conflit donne des cauchemars aux Alliés.
Il faut donc éloigner le plus vite possible les Russes de cette poudrière. La flotte de guerre est envoyée à Bizerte, et Georges Leygues lance un appel aux États balkaniques pour qu'ils accueillent les troupes et les réfugiés civils. Le résultat est décevant: la Roumanie n'en accepte que 2000, la Grèce 1700, la Bulgarie 3800; seule la Serbie, fidèlement russophile, ouvre grand ses portes et en recueille 22.300. Au total, 34.000 personnes ont été évacuées le 1er janvier 1921. Reste donc plus de 100.000 réfugiés à loger et nourrir. En attendant une destination définitive, les Cosaques du Don ont été envoyés en Thrace à Tchataldja, ceux du Kouban sur l'île de Lemnos, et les troupes régulières sur la presqu'île de Gallipoli, dans le détroit des Dardanelles. Les civils, jugés moins dangereux, ont été répartis dans plusieurs camps autour de Constantinople.
Pour le gouvernement français, il est évident que l'armée Wrangel a cessé d'exister, et que ces milliers de réfugiés ne sont que des individualités. Mais les autorités militaires et navales sont effarées par cette façon de voir les choses: Si on licencie l'armée Wrangel sans aucune perspective d'emploi, la situation à Constantinople risque de tourner rapidement au cauchemar. Il faut absolument que la discipline militaire soit maintenue, et les troupes laissées sous les ordres des officiers russes, afin d'éviter de les voir se transformer en mercenaires ou en "grandes compagnies". Il sera alors plus facile de disperser en douceur les réfugiés vers les pays qui voudront bien d'eux. A contrecœur, le gouvernement doit se rallier à ces arguments.
Wrangel, fin tacticien, s'engouffre par cette porte laissée entrouverte. Il profite de l'autorité que sont bien obligés de lui laisser les Français pour s'opposer par tous les moyens à la dispersion de son armée: propagande, pression psychologique, menaces, tout est bon pour garder un noyau irréductible d'armée blanche; car Wrangel caresse toujours le rêve de reprendre la lutte contre les Soviets, ou de s'emparer du pouvoir si celui des Bolcheviks s'effondre tout seul. Ainsi, le séjour de l'Armée Russe à Constantinople est marqué par un bras de fer permanent entre Wrangel et les Français, qui cherchent constamment à se débarrasser de réfugiés qui coûtent une fortune au budget de la France.
Très vite, les autorités constatent que beaucoup de réfugiés ont le mal du pays. Elles voient là une belle occasion d'en diminuer le nombre; le gouvernement fait donc savoir dans les camps que personne n'est retenu, et que la France assurera le rapatriement en Russie soviétique de ceux qui en feront la demande, toutefois sans aucune garantie sur leur sécurité une fois débarqués. Malgré cette réserve de taille, les volontaires se bousculent: de janvier à avril 1921, 9370 réfugiés retournent en Russie. A cela viennent s'ajouter les départs individuels de réfugiés ayant les moyens de vivre à leurs frais, de ceux qui ont trouvé du travail à Constantinople ou qui se sont engagés dans la Légion Étrangère.
Malgré cela, il reste encore en avril 1921 55.000 Russes nourris par la France dans les camps de réfugiés. Si l'on comptait sur les départs individuels, il faudrait des années pour disperser l'armée Wrangel. Trouver des débouchés de masse pour les réfugiés russes reste un impératif urgent.
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2.L'OFFRE DU BRÉSIL

Le 16 janvier 1921, Aristide Briand est nommé Président du Conseil. Il prend très vite la mesure du problème: la question des réfugiés russes devient l'une de ses priorités. Le 19 janvier, soit trois jours après son arrivée au pouvoir, il lance un appel à tous les pays du monde pour qu'ils accueillent leur part de réfugiés de Crimée. La réponse à cet appel est un assourdissant silence: au sortir de la Grande Guerre, les gouvernements ont bien assez de soucis pour s'encombrer en plus de réfugiés russes.
C'est finalement au bout d'un mois qu'arrive du Brésil la divine surprise: l'État de Sao Paulo se déclare prêt à recevoir 10.000 laboureurs et ouvriers agricoles Russes; il donnera des terres à coloniser et étudiera ensuite la possibilité d'accueillir à nouveau 10.000 réfugiés.
Immédiatement, des instructions sont données aux autorités militaires françaises pour recenser au plus tôt les candidats. Celles-ci s'adressent à leur intermédiaire obligé: l'état-major de Wrangel. Celui-ci promet de faire procéder aux recherches. Mais les officiers russes ne font guère preuve de zèle dans la recherche des volontaires. Wrangel et son état-major cherchent en fait à négocier directement avec la Serbie, la Bulgarie, la Tchécoslovaquie et la Hongrie pour que ces pays acceptent des contingents qui garderaient un statut militaire, afin d'être prêts à reprendre la lutte à la première occasion favorable. Un départ massif de réfugiés pour le Brésil ruinerait ce plan.
De fait, au bout d'un mois, le général Charpy, commandant du Corps d'Occupation de Constantinople, doit dresser un bilan de semi-échec: " Malgré propagande faite nombre des réfugiés russes acceptant aller Brésil ne dépasse pas actuellement 2000 "; au fil de ses lettres et télégrammes, il ne décolère pas contre Wrangel, qui " s'oppose de tout son pouvoir au départ de ses compatriotes s'obstinant à vouloir envers et contre tout conserver l'armée intacte et résistant à toute tentative qui aurait pour résultat de la dissocier ou seulement de l'affaiblir". Si les volontaires ne se bousculent pas, c'est que les ordres des autorités françaises sont "sournoisement entravés" par une "action retardatrice" qui "se transforme peu à peu en opposition manifeste et arrogante".
Prenons un exemple: le camp de réfugiés de Tchilinguir. Les autorités russes n'y ont recensé qu'une poignée de volontaires; il est vrai qu'elles n'ont posé la question qu'aux réfugiés âgés de moins de 15 ans ou de plus de 50 ans... Etant donné que la Russie est en guerre, que chaque Russe doit le service de 15 à 50 ans, tout volontaire pour le départ au Brésil entrant dans ce cadre est logiquement un déserteur. Le commandant français du camp décide alors de dresser lui-même la liste des volontaires, sans conditions d'âge, en utilisant les services d'un officier russe comme interprète: il arrive très vite à 800 noms. Conséquence immédiate: l'interprète russe est menacé d'arrestation, et les inscrits sont l'objet de brimades de la part des autres réfugiés et des officiers.
Wrangel proteste de sa bonne foi et temporise, en expliquant qu'il "ne peut engager ses soldats à partir pour le Brésil [...] sans qu'ils connaissent exactement quel sort les attend", qu'il a donc besoin de "renseignements complémentaires sur les offres du Brésil". En fait, sa stratégie pour torpiller le départ vers Sao Paulo se déroule en deux temps. Tout d'abord, l'état-major russe fait régulièrement courir des rumeurs de départ prochain de l'armée pour la Serbie ou la Bulgarie, pays slaves et orthodoxes idéalisés par les réfugiés, ce qui a pour effet de dissuader les hésitants. Ensuite, le Brésil est décrit comme une terre d'épouvante, infestée de maladies tropicales, où les Russes deviendront des esclaves blancs sous le fouet des planteurs; à Lemnos, par exemple, on raconte que c'est "un pays torride où, sûrement, les Russes seraient employés à des travaux pénibles dans les mines"; quant aux soldats de Gallipoli, on leur dit de "ne pas aller à Sao Paulo, car, là-bas, il n'y a que des Juifs et les Russes seront traités en esclaves". Au mois de mars, le commandement russe fait placarder dans tout les camps une affiche significative de cette stratégie de désinformation: "[...] Nous savons que partout au Brésil on cultive des produits inconnus en Russie: sucre, café. De plus, les travaux de la terre ne sont pas comme les nôtres et se font même sans charrue. Les travaux se font dans des conditions néfastes, dans des bas-fonds de marais nuisibles à la santé. Le gouvernement du Brésil ne donne pas gratuitement la terre aux émigrés, et après six années de travaux, réclame le paiement au prix qu'il lui plaît. Pour leur ménage les émigrés ne reçoivent absolument rien, excepté une pelle et une pioche. Les émigrés du Brésil deviennent des vagabonds sans terre et sans espoir de sortir de cet esclavage blanc [...]. Un spécialiste de ces questions [...] dit que les émigrés au Brésil deviennent des mécréants sans terre et sans ménage [...]". Au début du mois d'avril, l'ambassadeur de France à Rio-de-Janeiro signale que la presse locale commence à s'émouvoir des termes "désobligeants" qu'emploie Wrangel dans ses déclarations.
Le Baron n'est toutefois pas seul responsable du manque de candidats. La plupart des réfugiés sont incapables de situer le Brésil sur une carte. D'autre part, l'offre de Sao Paulo est plutôt vague; qui peut prendre un engagement mettant en jeu son avenir et celui de sa famille sur la foi d'un télégramme de 3 lignes? A Lemnos, le commandant français du camp signale que les Cosaques " demandent non sans raison un peu plus de précisions sur les conditions de vie là-bas, le genre de travail à effectuer, etc.". Faute d'informations nouvelles venues du Brésil, les autorités françaises de Constantinople sont bien en peine d'apporter la moindre précision.
C'est seulement le 29 avril que l'on prend connaissance des conditions offertes par Sao Paulo: "[...] L'administration de l'État ne donne plus de lots de terre à coloniser; tous les émigrés seraient employés comme ouvriers dans les plantations aux conditions suivantes: une maison avec un petit terrain, instruments culture pour émigré et sa famille; approvisionnement d'eau et de bois; 150 milreis pour entretien annuel de 1000 pieds de café [...]; 3 milreis par jour pour les travaux autres que l'entretien des caféiers et demandés par le propriétaire [...]. En aucun cas, les émigrés ne doivent compter sur le rapatriement [...]". Voilà qui est fort différent de l'offre initiale: il n'est plus question ici de terres à coloniser, mais de places d'ouvriers agricoles sur les plantations. Mais au moins, la situation est désormais beaucoup plus claire. Des volontaires se désistent, mais ils sont largement remplacés par de nouveaux candidats.
Parallèlement, les Français ont trouvé dans la gestion de cette affaire un allié en la personne du Prince Lvov.
L'ancien chef du gouvernement provisoire, qui se trouve en exil à Paris, est un ennemi de Wrangel en qui il voit un Bonaparte en quête de 18 brumaire. Il est alors président de l'Union des Villes et Zemstvos, puissante association russe ayant des représentants à Constantinople. Voyant là une occasion d'affaiblir Wrangel tout en portant secours à ses compatriotes, il propose au Quai d'Orsay sa collaboration pour organiser le départ des réfugiés. Briand saute évidemment sur l'occasion, et désormais l'Union de Lvov se charge de la propagande qu'avait refusé de faire Wrangel.
D'autre part, constatant que le maintien de l'autorité de Wrangel et de la fiction de l'existence de l'Armée Russe avait plus d'inconvénients que d'avantages, le gouvernement français s'est décidé à taper du poing sur la table, à la grande joie du général Charpy qui demandait cela depuis longtemps. Convoqué par le haut-commissaire de France, Wrangel s'entend dire que " le gouvernement a décidé de supprimer à bref délai tout crédit pour l'entretien des réfugiés russes"; en conséquence, les réfugiés doivent choisir " entre les 3 alternatives ci-après:
1. rentrer en Russie soviétique;
2. se rendre au Brésil;
3. subvenir eux-mêmes à leur entretien.
Dans la foulée, des affiches sont apposées dans tous les camps de réfugiés, sous la protection de tirailleurs qui empêchent les lacérations et l'intimidation des lecteurs par leurs officiers. L'offre du Brésil y est présentée de la façon la plus rassurante possible; on y explique, entre autres, qu'il s'agit d'un pays civilisé, au climat sain et favorable aux cultures, dont les lois assurent la liberté et la dignité de tout individu résidant sur le territoire; l'affiche précise: "Si cette garantie n'existait pas, le gouvernement français n'aurait pas consenti au transport des réfugiés russes au Brésil [...]. Les bruits qui circulent au sujet du sort réservé aux réfugiés qui seraient transformés en esclaves blancs sont donc faux et tendancieux".
Voilà qui a le mérite d'être clair, mais qui est pour le moins maladroit. Trouver du travail à Constantinople est quasi-impossible: la ville est surchargée de réfugiés; ne parlons même pas de Lemnos et Gallipoli. Le choix se limite en fait entre partir au Brésil ou retourner en Russie, avec le risque d'y être accueilli par la Tchéka. Surtout, il s'agit d'un bluff: le gouvernement français, depuis décembre 1920, agite tous les mois la menace de stopper le ravitaillement pour inciter les réfugiés à trouver un débouché par eux-mêmes. Sur place, les autorités françaises militaires, navales et diplomatiques ont prévenu le gouvernement que ce serait folie pure: peut-on envisager de laisser 20.000 réfugiés sans nourriture sur l'île désertique de Lemnos? Les autorités militaires russes ne sont pas dupes et jouent sur ce point faible.
A la fin du mois d'avril, l'attitude de Wrangel paraît changer radicalement, au grand étonnement du haut-commissariat de France, qui télégraphie au Quai d'Orsay que " le Général a donné lui-même l'ordre de dresser dans les camps des listes de volontaires pour l'Amérique du Sud". Toutefois, il apparaît très vite que tout cela n'est que poudre aux yeux. Le 26 avril a lieu une réunion orageuse entre Wrangel, le Général Charpy, l'Amiral de Bon et un représentant du Haut-Commissaire de France, où il est demandé au Baron s'il est prêt à utiliser son "influence" pour hâter la dispersion des réfugiés. Wrangel déclare son intention d'apporter une collaboration loyale. Sautant sur l'occasion, les Français lui demandent, comme preuve de sa sincérité, de réfuter les rumeurs qui entravent les départs pour le Brésil; le Général refuse, " prétendant observer à ce sujet [une] neutralité entière ". Ce refus, ajouté à d'autres au cours de la réunion, fait dire à l'Amiral de Bon, pourtant très russophile, que dans ces conditions toute collaboration est impossible.
Malgré cela, le 27 avril, 6500 Russes se sont déclarés prêts à partir en Amérique du Sud. A ceux-ci doivent s'ajouter 500 volontaires recrutés dans les camps de Bizerte.
C'est bien peu puisque le Brésil offrait 10.000 places, mais c'est mieux que rien pour les autorités françaises qui chaque jour comptent l'argent que leur coûtent ces réfugiés.
Reste à savoir comment transporter tous ces gens en Amérique du Sud. Il est impossible de les faire tous partir sur un seul navire. Il est donc décidé qu'un premier contingent de 3000 Russes serait envoyé au plus tôt, suivi un peu plus tard par le reliquat. Utiliser un des navires de la flotte russe que Wrangel a remis à la France ferait coup double: une fois le navire arrivé en métropole, on pourrait le revendre à un prix bien supérieur à celui qu'on obtiendrait à Constantinople. 2500 Réfugiés seraient transbordés dès l'arrivée à Toulon sur un autre navire qui partira aussitôt pour Rio; les autres resteraient à bord en rade de Toulon ou de Hyères en attendant d'embarquer sur le "Cassel", venant de Tunisie avec les 500 volontaires de Bizerte23. Très bien, mais quel bateau va-t-on utiliser ? Pourquoi pas le "Rion" ? C'est un gros paquebot à vapeur, jaugeant 7800 tonneaux, mesurant 155 mètres de long sur 17 mètres de large, coiffé de 3 cheminées. Six années de guerre lui ont fait perdre son lustre d'antan; il a été repeint avec un goût discutable en gris. Pas de problème pour la contenance: lors de l'évacuation de la Crimée, il est arrivé dans le Bosphore avec 8440 réfugiés à bord qui, admettons-le, devaient être un peu serrés. Personne ne semble s'inquiéter du fait qu'il soit arrivé à la remorque... Depuis novembre 1920, le "Rion" est ancré à Constantinople où il sert à la fois de logement pour 2000 réfugiés et de prison flottante pour l'armée Wrangel. Le navire étant devenu la propriété du secrétariat d'Etat aux Transports Maritimes, il bat pavillon français tout en gardant son équipage russe.
Le 24 avril commence l'embarquement. Avant de monter, chaque émigrant doit signer une déclaration attestant de sa qualité de travailleur de la terre. Le "Rion" appareille le 26; il fait escale à Gallipoli, puis Lemnos afin de charger d'autres émigrants.
L'embarquement à Gallipoli se fait dans une atmosphère de tension extrême. Le Général Koutiépoff, commandant russe du camp, avait annoncé qu'il n'y avait que 740 volontaires; il s'était bien gardé d'établir une liste; les Français espéraient quant à eux 1000 à 1200 candidats. Or, en quelques heures, ce sont plus de 1900 Russes qui s'embarquent. Une fois le bateau parti, le général russe fait paraître un ordre du jour vengeur où il est écrit que " l'émigration de certaines personnes au Brésil [...] est profitable à notre armée puisqu'elle la débarrasse d'une foule de gens pusillanimes et inutiles ".
Les estimations du nombre total de passagers sont variables. Presque toutes les sources donnent le chiffre de 3422 réfugiés russes embarqués; un document du Corps d'Occupation de Constantinople parle de 3435 personnes; ce dernier a l'intérêt de préciser la répartition d'origine: 1913 soldats de l'armée régulière ont embarqué à Gallipoli, 1029 Cosaques à Lemnos, et 493 réfugiés divers venant des camps de la région de Constantinople (dont un groupe de 33 Kalmouks30); le commandant d'armes31 français du navire estime quant à lui qu'il y a 3450 réfugiés, dont 90 femmes et 120 enfants de moins de quinze ans. Si l'on compte l'équipage, composé de 138 hommes et officiers accompagnés de 58 personnes de leurs familles, 17 soldats français rapatriés et un groupe de 52 orphelins russes qui part pour la France, il y a plus de 3700 personnes à bord. Il est prévu que le "Rion" atteindra Toulon le 10 mai.

3.LA VOLTE-FACE DES BRÉSILIENS

Les premiers ennuis des passagers du "Rion" débutent le 2 mai. Au sud du Péloponnèse, des fuites se déclarent sur les chaudières. Le Capitaine de Vaisseau Horodyssky, pacha du navire, se voit obligé de faire éteindre les feux et de lancer un SOS. Comme de coutume, parmi les passagers, des rumeurs circulent aussitôt: "Les machines ont été sabotées!". En fait, les machines sont en si mauvais état qu'elles n'ont nul besoin de saboteur pour tomber en panne. Le "Rion" avait déjà été incapable de faire la traversée entre Sébastopol et Constantinople: tombé en avarie au milieu de la mer Noire avec ses 8440 réfugiés entassés, il avait dû être pris en remorque. Les réparations subies dans le port ottoman n'avaient de toute évidence pas été suffisantes.
Pris en remorque par un cargo, le "Rion" est emmené jusqu'à Messine. L'eau et le ravitaillement n'ayant été prévus que pour une traversée de quelques jours, ce sont des réfugiés assoiffés et affamés qui arrivent en Sicile. Comme cela a été le cas à chaque fois que des réfugiés russes sont arrivés dans un port de Méditerranée, le "Rion" est immédiatement entouré d'une meute de mercantis qui, profitant de la détresse des Russes, les dépouillent de la façon la plus éhontée ; on voit ainsi N. X. échanger sa chevalière contre un peu d'eau. En attendant l'arrivée d'un remorqueur français, le navire reste à quai avec interdiction formelle aux passagers de descendre à terre.
Pendant ce temps, au Quai d'Orsay à Paris, les soucis s'accumulent. On vient tout juste d'apprendre la panne du "Rion", lorsque arrive un télégramme de Rio: le Président de l'État de Sao Paulo vient d'annoncer qu'il était impossible de débarquer 6500 réfugiés dans le port de Santos au cours du même mois: il craint des désordres et des difficultés pour placer toute cette main-d'œuvre dans les plantations. Les autorités de Sao Paulo n'acceptent de recevoir que des contingents mensuels de 1500 Russes. Il faut donc immédiatement télégraphier à Constantinople afin de retenir les 2000 réfugiés qui s'apprêtaient à partir pour l'Amérique du Sud sur un autre navire. De même, le départ du "Cassel" de Bizerte est purement et simplement annulé. Cela ne suffit pas: si les Brésiliens ne changent pas d'avis, il va falloir songer à interner une partie des Russes dans un port français. Pourtant, le pire reste à venir.
Le 10 mai arrive un nouveau télégramme de l'ambassadeur à Rio de Janeiro: "Président État Saint Paul vient de me déclarer [...] que le Président de la République Fédérale considérait comme indésirable arrivée au Brésil immigrants russes [...].Il est urgent de suspendre les préparatifs de départ des émigrants russes". Selon l'ambassadeur, les causes du malentendu se rattacheraient à des luttes de politique intérieure, mais il n'exclut pas que "les insultes proférées par le Général Wrangel" aient joué un rôle dans l'opposition du gouvernement fédéral. Face à la crise, la machine diplomatique se met en route. L'ambassadeur du Brésil en France promet d'intervenir personnellement auprès du gouvernement fédéral afin que celui-ci accepte au moins de recevoir les 3422 réfugiés qui sont en mer. L'ambassadeur de France au Brésil reçoit comme instructions d'agir dans le même sens; le télégramme précise: "Il serait très désirable que ces 3422 Russes puissent être transportés en trois convois tout au plus à intervalles aussi rapprochés que possible, et que les formalités à remplir au départ soient réduites au minimum. Vous pouvez donner l'assurance que nos autorités ont procédé à une sélection très rigoureuse et qu'elles n'ont embarqué que des ouvriers agricoles expérimentés". Voilà une phrase que regrettera plus tard le Quai d'Orsay.
En attendant, que faire des 3700 Russes qui dérivent en mer ? La solution d'Ajaccio est avancée pour la première fois le 11 mai. Pourquoi ici et pas ailleurs? Selon le Ministre de la Marine, cette solution a été trouvée en accord avec le Ministre de l'Intérieur "étant donné les inconvénients graves que présenterait leur présence à Toulon ou à Marseille". Quels "inconvénients graves"? L'auteur est plus précis dans une lettre adressée à Aristide Briand: "Le débarquement et le séjour prolongé des réfugiés russes à Toulon ne sauraient être envisagés, les conditions matérielles locales ne pouvant s'y prêter. La proximité d'un grand centre ouvrier présenterait par ailleurs les plus graves inconvénients. [...] En conséquence, il paraît indispensable de détourner le "Rion" sur Ajaccio, où la présence de ces réfugiés offrira le minimum d'inconvénients". Le premier argument laisse pour le moins sceptique: on voit mal en quoi les "conditions matérielles locales" seraient supérieures dans une petite ville comme Ajaccio à celles d'un gros centre urbain comme Toulon. Force est de déduire que l'argument sérieux est le second.
Il s'agit en effet d'une explication beaucoup plus convaincante: l'arsenal de Toulon est un point très sensible; il abrite l'escadre de Méditerranée dont une partie des navires s'est mutinée en mer Noire deux ans auparavant, pour protester contre l'intervention française dans la guerre civile russe; à Toulon même, en juin 1919, des matelots ont essayé de hisser le drapeau rouge sur le cuirassé "Provence"; cette agitation révolutionnaire s'est depuis calmée, mais on craint qu'un incident ne remette le feu aux poudres. Quant aux ouvriers de l'arsenal, une bonne partie d'entre eux éprouve une vive sympathie pour les Soviets. Faire débarquer 3700 Russes blancs dans cette poudrière potentielle pourrait faire figure de provocation. Ajaccio semble en effet un endroit bien moins dangereux, et tant pis si les autorités locales assurent qu'il est impossible d'y loger tous ces réfugiés.

4.LE RION A AJACCIO

Il serait difficile de dresser un tableau de l'arrivée des Russes en Corse et de ses conséquences en se contentant des archives officielles. Les documents de la Marine, de l'Armée et de la Préfecture, à de rares exceptions près, sont introuvables et vraisemblablement disparus. Toutefois, cette lacune est très largement comblée par le foisonnement d'articles parus dans la presse ajaccienne. Essayons d'imaginer l'événement que cela a représenté. Voila une petite cité insulaire de 20.000 habitants, qui voit en une journée sa population augmenter de 20%. Et qui sont ces 3700 nouveaux venus? Des Russes, des Ukrainiens, des Cosaques, bref, quelque chose de plutôt exotique sous ces latitudes... Aucun doute sur ce point: l'arrivée du "Rion" a été L'ÉVÈNEMENT de l'année à Ajaccio, et la presse locale en a fait ses choux gras.
C'est le 15 mai que les Ajacciens découvrent pour la première fois la silhouette incongrue de ce paquebot délabré dans la baie. Le "Rion" y est arrivé en remorque à 2 heures du matin. Cela faisait 19 jours qu'il était parti de Constantinople.

L'accueil et la solidarité des Ajacciens.

Dès l'arrivée du navire, on assiste aux mêmes scènes qu'à Messine. Ce spectacle d'ignoble rapacité donne à la presse corse la première occasion de montrer la compassion qu'elle éprouve pour les malheureux réfugiés. L'Éveil de la Corse y consacre son éditorial du 18 mai: "Il nous faut signaler, avec la plus grande énergie et la plus légitime indignation, que des individus, qui s'apparentent aux squales par leur voracité et leur cupidité, rôdent continuellement autour de ce navire, et arrachent, contre un morceau de pain ou une cigarette, les objets les plus nécessaires à ces malheureux. Je cite un cas: un Russe, qui désirait vendre sa montre en argent et sa chaîne en or, commit la naïveté de les descendre, au bout d'un fil, à ces odieux mercantis, qui prétendaient n'acheter qu'après examen; ils gardèrent la montre et la chaîne, renvoyèrent un billet de cinquante centimes, et regagnèrent aussitôt le quai [...]. Tous les Corses dignes de ce nom seront d'accord pour réclamer avec nous une surveillance étroite. Il importe que nous conservions, même et surtout aux yeux de ces pauvres gens, la réputation d'hospitalité et de générosité qu'on nous a légitimement accordée".
La Jeune Corse est au départ un peu plus réservée. Léon Maestrati s'y apitoie certes sur "ces fugitifs [qui] sont la proie d'une navrance physique, sans parler de l'autre, trop pénible. Il suffit de bien observer pour deviner que les privations les ont rongés et les tenaillent encore. Une note de presse demandait ces jours-ci aux Ajacciens de se priver pour eux de chemises [...]. Il est visible que beaucoup d'entre eux n'en portent pas sous la blouse ou le pantalon de toile régimentaire, ou d'étoffes rapiécées, vestiges dégradés d'anciens uniformes, qui sont leur seule vêture [...].
Tendez à un de ces malheureux, pris au hasard, un croûton de pain, il l'avalera avec une avidité qui prouve que ces êtres humains qui sont de grands, et aussi sans doute de bons garçons ne connaissent depuis longtemps de la vie que ses côtés les plus tristes, les plus déprimants, les plus lamentables". Il n'en réclame pas moins leur départ: "Les réfugiés ne doivent, ne peuvent rester à Ajaccio parce qu'ils sont trop nombreux pour un centre démographique et économique aussi peu important que le nôtre. Nos ressources alimentaires [...] sont presque toutes proportionnées aux besoins de la localité [...]. Un surnombre inopiné d'habitants occasionne donc un déséquilibre du marché [...]. Leur départ est exigé par leur propre intérêt [...]. Notre maison est trop petite pour abriter tout ce monde, nos ressources trop réduites pour soulager tant de misères".
Une dizaine de jours plus tard, La Jeune Corse a oublié toutes ses réserves et apporte un soutien sans faille aux réfugiés, avec une bonne touche de nationalisme, et de rancœur fleurant bon les emprunts russes: "Nous leur devons notre aide:
1. Comme Corses, amenés par les circonstances à voir et à toucher cette infortune;
2. Comme Français, car le bolchevisme que ces réfugiés ont combattu a fait le jeu de l'Allemagne en consommant la défection de la Russie et il a répudié la dette de cette nation envers les prêteurs français;
3. Enfin comme hommes, à qui rien d'humain ne sera étranger [...]".
L'hebdomadaire La Nouvelle Corse n'est pas en reste: "La plupart des auteurs qui se sont occupés de la Corse font l'éloge de l'hospitalité de ses habitants [...]. Nous ne devons pas faire exception pour les malheureux Russes qui sont venus s'abriter chez nous. Ce serait indigne de notre passé de générosité et de grandeur morale". Ce soutien de la presse ajaccienne aux Russes ne faiblit pas avec le recul du temps. A la fin du mois de novembre, L'Éveil de la Corse fait un parallèle entre l'attitude des Russes et celle des Serbes et Syriens que la Corse a accueillis pendant la Grande Guerre: la comparaison est tout à l'avantage des passagers du "Rion".
Une seule fausse note vient troubler ce concert éditorial d'hospitalité. Le bimensuel A Muvra, ancêtre des publications nationalistes corses, ne donne guère dans l'accueil humaniste: "Encore une fois, le coupable jemenfoutisme de nos parlementaires a permis d'assimiler la Corse à un vaste dépotoir, une sentine, où doivent nécessairement s'accumuler les immondices que l'univers entier a rejetés. Nous demandons instamment à nos représentants de protester énergiquement auprès du gouvernement contre l'encombrant, inopportun et malodorant cadeau qui vient d'être fait à la Corse".
Dès son arrivée, le "malodorant cadeau" en question a été soumis à une quarantaine sanitaire. Cependant, l'état sanitaire est bon: dès son arrivée, une visite minutieuse est faite par le médecin-chef de l'hôpital militaire d'Ajaccio, qui ne découvre qu'une pneumonie, un cas de syphilis et quelques abcès. Mais la règle doit être appliquée, et cette quarantaine laissera un souvenir pénible aux Russes qui espéraient bien pouvoir débarquer au plus vite.
C'est le Capitaine de Frégate Dollo, commandant les services de la Marine en Corse qui est chargé de nourrir les réfugiés, avec l'appui logistique de l'Armée. Pour ce qui est du linge et des accessoires pouvant assurer un confort minimum, toute latitude est laissée à l'initiative privée par les autorités.
L'Union des Villes et Zemstvos du Prince Lvov envoie un délégué en Corse. Les réfugiés voient aussi défiler le délégué du Comité Franco-russe de Paris, le Consul de Russie à Marseille... Beaucoup de bonnes paroles, mais peu d'aide effective. C'est de la population corse que va venir le soutien le plus efficace.
Dès le 20 mai, la presse fait état des premières initiatives spontanées de la population: "Partout dans les maisons bourgeoises comme dans les quartiers populeux s'organisèrent des quêtes et des tournées qui permirent d'offrir à ces malheureux non seulement une provende matérielle, mais aussi un réconfort moral".
Pour prendre quelques exemples, une quête spontanée faite parmi les employés du recrutement rapporte 62F50, avec lesquels ils achètent sucre, chocolat et cigarettes qu'ils vont porter au commandant du "Rion"; Mme Marcou, dont le mari fut médecin-chef de l'hôpital français de Pétrograd, donne une conférence sur la Russie qui rapporte 200 francs. Toutes les âmes charitables de la ville ayant quelque chose à offrir se font un devoir de l'apporter en personne aux réfugiés; c'est un va et vient incessant sur le bateau, les dons sont faits au petit bonheur ou à la tête du client, d'où une belle pagaille, et des conflits entre réfugiés pour la répartition. A tel point que le Préfet Mounier se voit obligé au bout d'une semaine de réglementer la charité: il exige une autorisation écrite de son cabinet pour monter sur le "Rion", n'autorise les visites que de 14h à 17h et rend obligatoire la remise des dons à un comité composé de femmes d'officiers russes pour assurer une répartition équitable.
Il est clair que cela n'est pas suffisant et qu'il faut organiser de façon rationnelle la solidarité. L'Éveil de la Corse est le premier à suggérer la création d'une association de bienfaisance chargée de grouper les bonnes volontés et de centraliser les dons64. C'est chose faite deux jours plus tard: un Comité de Secours aux réfugiés russes se forme sous la présidence de Mme Lévie-Andreau, présidente de la Croix Rouge d'Ajaccio, et de François Lanzi, consul de Russie en Corse. Le docteur Savelli fait le tour des pharmacies de la ville pour recueillir des médicaments destinés à l'infirmerie du bord. Les Corses de l'intérieur sont mis à contribution, puisqu'ils peuvent remettre leurs dons aux compagnies d'autocars desservant leurs villages, qui se chargent de les transporter à Ajaccio. Ces bénévoles reçoivent des dons de la municipalité de Bastia, de l'armateur marseillais Freycinet... En un mois d'activité, en plus des dons en nature, le Comité a recueilli près de 7000 francs en liquide !
Véritablement touchés par une générosité qui semble les avoir surpris, les Russes ne savent trop quoi faire afin de remercier la population pour son accueil. Les femmes cosaques du Don font paraître dans la presse une pétition vibrante de trémolos implorant la bénédiction divine pour tous les habitants de la Corse et de la France. L'initiative la plus cocasse se déroule le dimanche 12 juin: un cortège de plusieurs centaines de Russes, commandant du "Rion" en tête, se dirige vers la place du Diamant; arrivé à la statue de Napoléon, l'officier y dépose une couronne de fleurs avec un ruban aux couleurs franco-russes portant l'inscription "Au grand Corse, les réfugiés russes". Après un discours en russe se terminant par "Vive la France! Vive la Corse! Vive Ajaccio et ses généreux habitants!", les Russes poussent trois "hourra". Cette démarche est quelque peu surprenante, lorsque l'on sait que l'empereur corse jouit en Russie d'une popularité à peu près comparable à celle d'Attila en France. Sur un plan plus artistique, les réfugiés obtiennent la possibilité de donner un spectacle de danses et de chants russes au théâtre Napoléon, qui rencontre un vif succès.


Le débarquement des réfugiés


Aristide Briand avait recommandé de ne pas laisser débarquer les réfugiés en attendant la réponse définitive du gouvernement brésilien. Il espérait alors qu'il s'agissait d'un simple malentendu et que la question serait résolue en quelques jours. Or, les discussions s'enlisent. A Ajaccio, où la quarantaine vient de se terminer, il faut prendre une décision. La Marine tient au débarquement, alors que le Ministère de la Guerre s'y oppose; le Préfet télégraphie donc aux trois ministères concernés (Marine, Guerre, Intérieur) pour les mettre au pied du mur; il appelle leur attention " sur situation crise par défaut entente entre divers ministères intéressés, et sur nécessité prendre urgence décision définitive à ce sujet [...]. Il convient en raison difficultés approvisionnement en eau et charbon du vapeur "Rion" et dépression morale et physique nombreux réfugiés prendre urgence mesures suivantes:
1. Débarquement immédiat 1400 réfugiés soit à peu près tiers effectif [...]. Il sera possible par roulement chaque semaine faire passer à terre tous réfugiés et en décongestionnant bateau prendre mesures propreté et hygiène qui s'imposent.
2. Vaccination à tour de rôle des contingents débarqués [...]".
Les autorités locales ont donc bien conscience des conditions de vie catastrophique à bord du bateau. Ils sont aussi fortement poussés à réagir par une opinion qui comprend de moins en moins pourquoi on laisse croupir à fond de cale ces pauvres Russes. Reflet de la voix de la rue, la presse mène campagne pour le débarquement; 3 jours après l'arrivée du navire, La Jeune Corse observe qu'il "y aurait tout de même intérêt à prendre une décision rapide à l'égard de ces 3800 personnes parquées depuis plus de vingt jours à bord d'un navire qui suffit à peine à les contenir". Huit jours plus tard, des journalistes sont invités par les Russes à faire une visite guidée du "Rion"; leurs articles décrivent une situation peu enviable: " De confortable il ne saurait être ici question [...]. Les réfugiés sont répartis en six groupes [...] logés aux différents étages. Et nous avons remarqué qu'il fait chaud dans les compartiments inférieurs surtout le long des machines ou des cuisines. Aussi les hommes qui y sont parqués ne portent-ils que le minimum requis par la décence"; "Les conditions d'existence de ces victimes du bolchevisme à bord d'un bateau qui ne saurait les contenir décemment en aussi grand nombre est la chose la plus lamentable qui soit. Nous ne nous livrerons pas à la malsaine volupté de décrire l'ignominieux habitat de ces pauvres errants dont la plupart, entassés dans des cales que leur séjour a rendues nauséabondes, gisent là pêle-mêle, à demi-nus, lamentables".
Ces articles sinistres semblent pourtant étrangement édulcorés si on les compare avec le rapport de visite sanitaire du médecin-chef de l'hôpital militaire d'Ajaccio: "Les ponts, entreponts et cales sont surpeuplés et dans un état de saleté repoussante, dans les ponts inférieurs et les cales la ventilation ne se fait pas. Ces locaux manquent d'air et dégagent de mauvaises odeurs. Il n'existe pas à bord [...] de moyens de couchage. Hommes et femmes couchent un peu partout sur les ponts, dans les entreponts et les cales. Du fait de l'obligation d'occuper le pont supérieur, environ 500 personnes sont soumises aux intempéries, la pluie qui tombe depuis trois jours aggrave cette situation Il n'y a pas de latrines suffisantes pour un tel effectif: les déjections risquent de s'accumuler. Chose plus grave encore, dans les entreponts et les cales, les hommes déposent les matières fécales. La nuit ils ne peuvent du fait de l'encombrement des couloirs et coursives remonter sur les ponts supérieurs. L'hygiène corporelle est impossible à réaliser; l'eau douce arrive difficilement en quantité insuffisante, le lavage du linge est impossible. Les hommes auraient des poux. La préparation des aliments est pratiquement impossible, étant donné l'insuffisance du matériel de cuisson". On reste stupéfait en constatant qu'après plus de trois semaines passées dans ces conditions, l'état sanitaire soit resté satisfaisant.
Une grande partie des nuisances subies par les Russes vient du fait que le "Rion" n'a pu être mis à quai, à cause de son tirant d'eau: il a fallu l'ancrer dans la baie à quelques encablures du rivage, et il est donc impossible de lui fournir de l'électricité; la cuisine se préparant à la vapeur, une partie des machines doit rester allumée en permanence, transformant ainsi les cales en étuves.
Toutefois le télégramme du Préfet a été décisif. Le jour même, Briand prend sa décision: "J'estime [...] qu'il conviendrait de faire débarquer à Ajaccio un certain nombre des réfugiés et de les installer provisoirement dans les conditions les plus économiques possibles. Le restant des émigrants pourra être maintenu à bord du "Rion", mais avec l'autorisation de se rendre à terre à volonté". Soit, mais où va-t-on bien pouvoir les mettre? Le seul lieu adéquat semble être la caserne Livrelli, située dans le centre d'Ajaccio.
Le 25 mai, soit 10 jours après l'arrivée du bateau dans le port, quelque 600 réfugiés sont enfin autorisés à débarquer pour aller s'installer à la caserne.
Cet événement donne l'occasion à La Jeune Corse d'offrir à ses lecteurs un article lyrique: "Sortis des flancs de la prison de fer flottante où ils avaient dû s'entasser [...], les Russes [...] qu'on vient de loger dans cette vaste et blanche caserne Livrelli, y respirent l'air à pleins poumons, s'y réjouissent la vue de la lumière qui, à bord du "Rion", leur était mesurée. Ces terriens ayant repris contact avec la terre, renaissent à la vie. Dans la vaste cour de la caserne où il y a de l'herbe et de l'eau - de l'eau! - ils vont et viennent, ou s'allongent au soleil, après des ablutions dont ils ont senti la nécessité et apprécient le bienfait. Heureuse accalmie dans la tempête, oasis dans le désert, avec, en plus, le puissant réconfort qu'apporte visiblement à ces réfugiés l'intérêt que leur témoigne notre Nation et la sympathie [...] que leur marque la charitable population d'Ajaccio". Ici, ce sont les autorités militaires qui se chargent du couchage, de la nourriture et de la surveillance.
Il y avait à bord du "Rion" 46 orphelins russes accompagnés par 12 adultes, envoyés à Paris par la Croix Rouge Américaine. Ils avaient été transportés sur le continent dès la fin de la quarantaine, de même que les 29 militaires français rapatriés de Constantinople. Après le débarquement de certains réfugiés à la caserne Livrelli, il reste donc environ 3000 réfugiés à bord du navire à la fin du mois de mai.
Il faudrait cependant soustraire à ce chiffre les évasions à la nage. Il est malheureusement impossible d'en faire une évaluation même approximative, car aucun document ne les mentionne. Il est cependant certain qu'elles ont été une réalité, car de tels récits reviennent souvent dans les souvenirs des enfants des réfugiés. Ainsi, au cours de la quarantaine, les frères J. et N.X. sautent en pleine nuit du bateau et gagnent le rivage à la nage. L'Ukrainien Borodine fait de même, et se fait recueillir par la marchande de jouets dont le magasin se trouve à l'angle des boulevards Napoléon et du Premier Consul. Quant à Anatole Popoff, c'est en pyjama qu'il parvient à gagner le Rousse avec un petit groupe de réfugiés; sa tenue vestimentaire et le fait qu'il n'ait jamais voulu expliquer à ses enfants comment il était parvenu à terre tendent à prouver que son débarquement était clandestin.
Au fil des semaines, les passagers sont débarqués du navire, pour chercher du travail ou pour partir au Brésil. Le 22 juin, il reste encore 1500 réfugiés à bord; le 11 juillet, leur nombre tombe à 125091. Deux semaines plus tard, il n'y a plus que 410 Russes sur le "Rion", en dehors de l'équipage, c'est à dire trop peu pour que leur maintien soit rentable. Cependant, selon le Préfet, tout le monde ne doit pas être débarqué: "En ce qui concerne les officiers et les marins de l'équipage, tout déconseille de les débarquer et de les fixer en Corse [...]. D'après leurs compatriotes que j'ai vus [...], ils se refuseraient étant à terre à tout travail, à toute discipline, à tout encasernement"; le Ministre de la Marine n'a pas une bien meilleure opinion de cet équipage " composé d'hommes douteux dont les tendances d'esprit pourraient avoir une action pernicieuse sur les réfugiés". Le sort de ces 196 indésirables est réglé peu de temps après: Ils sont embarqués sur un bâtiment de la Marine Nationale à destination de Toulon, d'où ils devront être ensuite renvoyés à leur point de départ, c'est à dire Constantinople. A la fin du mois de juillet, le "Rion" a cessé de jouer le rôle d'hôtel flottant; il ne reste plus à bord que 6 marins russes chargés du gardiennage.


L'embauchage des réfugiés.

Selon la formule consacrée, en 1921 l'agriculture corse manque de bras. Trois phénomènes se conjuguent pour expliquer ce fait. Tout d'abord, il y a la grande saignée opérée par la Première Guerre Mondiale; ce sont principalement les paysans qui ont servi de chair à canon lors du conflit, et à ce titre, la Corse est un des départements qui a payé un des plus lourds tributs.
D'autre part, l'Île de Beauté, traditionnellement terre d'émigration, subit de plein fouet l'exode rural: ceux qui ont été épargnés par la guerre ont tendance à aller chercher fortune sur le continent ou aux colonies, où les chances d'ascension sociale sont incomparablement plus élevées qu'en Corse. Cet exode était traditionnellement compensé par l'immigration italienne mais, depuis la fin de la guerre, les Italiens n'arrivent plus qu'en très petit nombre; La Nouvelle Corse en fait le constat: "Autrefois [...], la main-d'œuvre italienne abondait dans l'île [...]. Aujourd'hui [...], les Italiens vont chercher fortune ailleurs et la main-d'œuvre manque, on ne peut le nier". Les années précédentes, il a même fallu faire venir des travailleurs chinois, qui d'ailleurs ne se sont guère acclimatés. Pour beaucoup d'agriculteurs corses, le débarquement de ces jeunes Russes semble donc être un bienfait de la providence divine. Peu de temps après l'arrivée du "Rion", la Préfecture commence à recevoir des offres d'emploi spontanées; ainsi, celle de M. Vellutini, exploitant à Albertaco: "Dans l'impossibilité d'exploiter mes propriétés par suite du manque de main-d'œuvre agricole et ayant appris que des réfugiés russes allaient être dirigés sur la Corse, je vous serais gré [...] de vouloir bien m'indiquer les formalités à remplir pour obtenir un bon ouvrier"; certains maires se chargent de faire la démarche au nom de leurs administrés, tel celui d'Evisa: "J'ai l'honneur de vous prier de [...] me faire connaître si les habitants de ma commune peuvent obtenir des équipes d'ouvriers russes pour les mettre aux champs ou à l'exploitation de nos bois".
Ici encore, la presse ajaccienne va jouer un formidable rôle d'aiguillon pour les pouvoirs publics. A peine le "Rion" vient-il de jeter l'ancre que déjà La Jeune Corse évoque la possibilité de former des "équipes de travailleurs pour nos agriculteurs ou pour les travaux publics". L'Éveil de la Corse prend ensuite le relais: "Nos agriculteurs [...] embaucheraient volontiers un certain nombre de paysans russes: on pourrait recruter, également, des mécaniciens, des ouvriers d'art, même des servantes. [...] Plusieurs ont déjà sollicité un emploi: il ne paraît pas douteux qu'ils pourraient rendre de grands services à nos fermiers ou à nos industriels". La Jeune Corse revient plus tard à la charge par toute une série d'articles; le 29 mai, sous le titre "Les Russes demandent du travail", elle écrit: "Ce que nous savons, c'est que ces hommes et ces femmes demandent avec instance du travail, ne fut-ce que pour ne pas rester plus longtemps à la charge de leurs amis. Du travail ! Il y en a, en Corse, et nous nous réjouissons grandement d'avance, quant à nous, à la pensée qu'il leur en sera donné pour leur bien et pour le nôtre [...]"; et cela continue les jours suivants: "Nos amis russes veulent gagner leur vie à la sueur de leur front: donnons leur des vêtements, de la nourriture, et surtout le travail. Le droit au travail, c'est le droit à la vie, et ces 3000 êtres humains veulent vivre"; "Servants ou domestiques sont [...] très demandés par les agriculteurs, qui semblent désirer ceci: des hommes attachés à la maison pour une période aussi longue que possible [...]. On sait que la spécialisation agricole est chose à peu près inconnue en Corse. On y a donc besoin d'un personnel qui s'adapte petit à petit à tous les travaux, qui est à poste fixe, et d'un personnel réduit, dans la plupart des cas, à une simple unité. C'est sous cette forme qu'on l'utilise le mieux. Et c'est sous cette forme qu'il manque le plus. Bref, les Russes, qui dans la situation où ils se trouvent, semblent préférer l'existence paisible au sein d'une famille comme servants que comme ouvriers à la journée, combleraient cette lacune et remplaceraient ceux des membres de la famille qui, par dizaines de milliers, ont fui leurs foyers pour le continent et les pays exotiques".
Les autorités, du moins au départ, n'envisagent pas cette possibilité. Après tout, les Russes ne sont là que très provisoirement, ils peuvent partir au Brésil d'un jour à l'autre, et il n'est pas question de les laisser se disperser dans l'île. A la proposition d'emploi de M. Vellutini, le Préfet fait répondre que "les Russes ne sont pas venus en Corse pour être embauchés comme ouvriers. Il n'est pas possible dans ces conditions de donner suite à votre requête". Cependant, l'hypothèse du départ rapide des réfugiés en Amérique Latine devient de plus en plus improbable.
Le changement de cap est donné le 24 mai par Aristide Briand, dans une lettre au Ministre de l'Intérieur: "Il m'a été signalé qu'un certain nombre de Russes pris parmi ceux qui se trouvent à Ajaccio pourraient être utilement employés en Corse où l'agriculture a recours pour ses besoins à la main-d'œuvre italienne. Il ne vous échappera pas qu'il y aurait intérêt à placer en Corse ceux des Russes qui seraient désireux de s'y fixer. Cette solution aurait, en outre, l'avantage de diminuer les dépenses que nous devons assumer pour l'entretien des réfugiés". Décision est donc prise: le 1er juin, la presse locale publie l'annonce suivante: "Le bureau départemental de la main-d'œuvre agricole informe les agriculteurs qu'un grand nombre de travailleurs russes de toutes professions désirent emplois provisoires ou durables".
Deux bureaux de placement de la main d'œuvre russe sont ouverts à Ajaccio. Comme il fallait s'y attendre, ce sont les journalistes locaux qui se chargent de la publicité: "Le bureau de placement [...] regorge de travailleurs solides et consciencieux qui ne demandent qu'à gagner leur pain à la sueur de leur front. Et rien n'est plus émouvant que cette admirable énergie avec laquelle certains réfugiés, que rien ne destinait aux rudes fatigues des champs, fils de bourgeois, ingénieurs, avocats, médecins en cours d'études ou déjà établis, acceptent les besognes les plus pénibles pour se soustraire à l'humiliante charité publique [...]". Ce sont les bureaux de placement qui se chargent des formalités du contrat de travail; l'employeur doit verser un droit d'embauche, et avancer le remboursement des frais de retour des employés russes en cas de licenciement; le contrat doit être ensuite visé au commissariat, puis à la Préfecture: il s'agit ici autant de contrôler où se trouvent les Russes, que de vérifier si des employeurs indélicats ne profitent pas de la détresse des réfugiés et de leur méconnaissance des salaires en vigueur pour les exploiter. En décembre 1921, les deux bureaux de placement sont fermés; les offres d'emploi se font dès lors à la caserne Livrelli, là où se trouvent les derniers réfugiés russes inemployés.
Certains réfugiés particulièrement motivés font passer des annonces dans la presse afin d'augmenter leurs chances de se procurer un emploi: "Un groupe d'agriculteurs russes désirerait trouver du travail à forfait, sans nourriture, pour tous travaux agricoles, forestiers ou de voirie, tels que défoncement ou défrichement de terrain, plantation de vignes, récoltes, cultures, etc.". D'autres, disposant sans doute de quelques ressources, ont plus d'ambition: " Deux familles russes désireraient prendre chacune une propriété en fermage ou métayage, culture maraîchère de préférence. S'adresser au bureau de la main d'œuvre".
Quel a été le résultat de ces initiatives? Il est certain que l'embauchage des Russes a obtenu un franc succès. Le 22 juin, La Jeune Corse fait un premier bilan tout à fait positif ; elle souligne que la plupart des contrats ont été respectés, et ajoute: "En général, on dit assez de bien de ces travailleurs. Ils sont fidèles et fournissent un rendement assez appréciable. Bien bâtis et solides pour la plupart, ils se plient d'autant plus facilement au labeur quotidien que les conditions d'existence chez les employeurs, salaires, nourriture, climat, sont bonnes, et que, sortant de l'enfer russe, la vie qu'ils mènent ici leur semble un rêve". On peut laisser à l'auteur la responsabilité de sa vision de "rêve" du travail agricole, mais on doit constater que les Russes ont semble-t-il été heureux de pouvoir descendre du "Rion" pour aller travailler. Cette bonne impression est confirmée le Directeur des Services Agricoles: "Il est maintenant permis de dire que les caractéristiques de cette main-d'œuvre sont la docilité et un bon rendement, qui font qu'elle n'a rien de comparable avec celle chinoise ou indochinoise".
Évaluer précisément le nombre de réfugiés embauchés est beaucoup plus difficile. Les documents fournissent des chiffres assez différents ou contradictoires. Le Ministre de la Marine affirme le 15 juin que 1500 Russes ont trouvé du travail; mais le commandant Dollo lui fait savoir 5 jours plus tard qu'il ne s'agit que de 1240 personnes. Le Préfet, quant à lui, donne le 7 juillet le chiffre de 1400. La Jeune Corse avance un début d'explication à ces estimations qui semblent un peu fantaisistes: "Il a dû également se signer, ailleurs qu'à Ajaccio, d'autres contrats de travail [...].
En réalité, le nombre des réfugiés qui ont trouvé du travail en Corse, la plupart avec des contrats, une plus petite quantité sans les formalités requises, doit s'élever à près de 1800". Donc, si l'on en croit ce journal, environ 800 Russes se sont débrouillés pour trouver un emploi, avec ou sans contrat, sans passer par l'administration; autant dire qu'il s'agit d'évadés, et l'on comprend mieux l'embarras des autorités locales lorsqu'il leur faut fournir des chiffres précis au gouvernement. Le seul à avoir le courage de l'avouer franchement à ses supérieurs est le Directeur des Services Agricoles de la Corse: "Je pense qu'il est de mon devoir de porter à votre connaissance qu'un grand nombre de réfugiés russes du "Rion", dès qu'ils ont pu toucher terre, se sont égarés dans les campagnes à la recherche du travail; certains ont parcouru à pied des distances de 50 à 60 kilomètres afin de pouvoir travailler. Le Bureau de la Main-d'œuvre en a placé environ 200 aux conditions moyennes suivantes: quatre francs par jour et la nourriture, ou 80 francs par mois et la nourriture. Je dois ajouter que beaucoup se sont engagés en dehors du Bureau [...] à des conditions encore moins onéreuses pour l'employeur, quelquefois pour la nourriture seulement".Il semble en effet qu'il n'était pas très difficile pour les fugitifs de trouver du travail; après leur évasion à la nage, les frères X. sont tout de suite embauchés comme ouvriers agricoles dans une ferme d'Ocana; vêtu de son seul pyjama, Anatole Popoff parvient à se faire engager par un hôtelier d'Ile-Rousse.
C'est dans l'arrondissement d'Ajaccio que l'on retrouve la majorité des travailleurs russes. La preuve de leur présence est fournie par les recensements des étrangers que les maires devaient faire parvenir tous les six mois à la Préfecture; ces chiffres sont très sous-estimés, puisqu'en les additionnant on ne trouve au milieu de l'année 1921 que 485 Russes, et l'on sait qu'il y en a au moins le triple. Il n'en reste pas moins que sur les 485 réfugiés en question, 412 se trouvent dans l'arrondissement d'Ajaccio. Certain chiffres sont impressionnants si l'on considère la taille des villages en question: 20 Russes à Bastelicaccia, 17 à Zigliara, 14 à Eccica Suarella, 15 à Serra di Terro, 10 à Afa, 13 à Campo, 21 à Guarguale, 24 à Cauro, 30 à Grosseto-Prugna, 14 à Ucciani, 13 à Vico, et 35 à Calcatoggio...
Il serait toutefois exagéré de prétendre que tous les Corses ont été ravis de voir les Russes s'installer et travailler dans l'île. Certaines craintes percent très vite dans la presse, de façon plus ou moins hypocrite. La plus évidente est celle de voir baisser les salaires, ou augmenter le chômage. Dès l'annonce faite d'autoriser l'embauchage des réfugiés, La Jeune Corse émet le vœu que la main-d'œuvre russe "ne travaillera pas au rabais". Ce même journal publie le 4 juin un communiqué, signé mystérieusement "Le Comité", qui s'étonne du fait que le "Rion" soit toujours là et convie les Ajacciens à une réunion dont l'ordre du jour est: "Protection des intérêts des ouvriers et employés ajacciens". Dans le numéro du lendemain, un éditorial débute par cette question: "Les travailleurs russes augmentent-ils en ville la crise du chômage? Cette crise, jusqu'ici, était restée légère. Mais il est évident que si l'on n'y prend garde elle peut s'intensifier du fait des réfugiés"; face au problème posé, le journaliste a une solution: "décider qu'aucun Russe ne sera employé en ville [...] qu'à la condition que les groupements et syndicats locaux intéressés indiquent chacun pour sa catégorie, qu'il n'y a aucun inconvénient, du point de vue des ouvriers ajacciens, à embaucher des Russes"; belle hypocrisie, car on imagine sans peine la réponse des ouvriers à qui l'on demande s'ils veulent bien avoir de nouveaux concurrents sur le marché du travail. Ce journal persiste quelques jours plus tard: " Il est dans la nature des choses [...] que tels travailleurs russes [...] acceptent une rémunération inférieure [...] à celle que des ouvriers insulaires [...] ont réussi à obtenir de leurs employeurs"; tout ceci dit, bien entendu, dans le but de défendre les Russes ! Quelques mois plus tard, L'Eveil de la Corse publie une tribune signée "L'ouvrier", où le lecteur apprend, entre autres, que "les Russes débarqués se sont répandus dans les villes et les campagnes "et que les ouvriers" en furent réduits à aller grossir le nombre déjà considérable des chômeurs"; on avait pourtant cru comprendre que la Corse manquait de bras...
L'auteur signale aussi que la caserne Livrelli est devenue "une sorte de lazaret" risquant de se transformer en "un foyer d'épidémie"; face à ce "danger qui nous menace", la solution est simple: "envisager leur rapatriement". Seule La Nouvelle Corse n'a pas participé à ce concert d'inquiétudes ou de tartufferies, en gardant un certain recul: "Les craintes et appréhensions de ceux qui croient ou feignent de croire que la présence de ces travailleurs étrangers nuira aux ouvriers autochtones ne paraissent pas des plus fondées". Fondée ou pas, cette méfiance est partagée par certains élus; en témoigne le Préfet, qui explique au Ministre de l'Intérieur qu'il a essayé de répartir les travailleurs russes sur tout le territoire corse: "Certaines communes rurales ont accepté mes offres. D'autres centres ne voulant point gêner ni déprécier la main-d'œuvre locale s'y sont refusés".
Autre sujet d'inquiétude dans une île où tout est plus cher que sur le continent: la hausse des prix. En fait, il semble bien que, grâce à l'abondance du cheptel dans l'île, les prix de la viande n'aient pas bougé; quant au reste, La Jeune Corse note tout au plus "un ou deux sous sur les fèves, les petits pois, les oeufs".


Une présence globalement paisible.

Il n'y a rien d'étonnant à ce que dans une petite ville comme Ajaccio, l'arrivée de tous ces étrangers
déclenche des peurs liées à l'insécurité, entraînant d'inévitables rumeurs. Il est tout à l'honneur de La Jeune Corse d'avoir lutté contre cette tendance; le 2 juin, ce journal écrit: "Il faut se méfier de ces nouvelles presque toujours fausses. C'est ainsi qu'on a fait circuler le bruit qu'un réfugié avait attenté à la vertu d'une jeune fille et que celle-ci en était morte à l'hôpital. C'est un mensonge et une petite infamie". De manière plus étonnante, ces rumeurs sont répercutées à un niveau élevé; on voit ainsi le Commissaire Principal chef du service de l'Intendance Maritime affirmer dans un rapport adressé au Ministre que la plupart des Russes travaillant dans l'île se livrent au vol et à la mendicité.
On trouve à plusieurs reprises dans les faits divers mention d'une "police russe", qui intervient pour calmer les débordements, sans que l'on sache si elle a été formée pour l'occasion ou s'il s'agit d'un service d'ordre du "Rion" créé lors du départ de Constantinople. Il est en tout cas quasi-certain qu'un tel service d'ordre devait exister; un passage d'un article de presse consacré aux indésirables le laisse entendre: "Quelques uns d'entre eux, sur lesquels le commandant du navire a pu avoir des renseignements, sont retenus à bord avec défense expresse de quitter le bateau".
Quel bilan peut-on faire des méfaits qu'auraient commis les "indésirables"? Comment faire la part des faits et des rumeurs? Ici encore, la presse locale est d'un précieux secours. Comme il ne se passe pas énormément de choses autour d'Ajaccio dans ces années-là, le plus petit fait donne lieu à article de presse. Or, que constate-t-on en parcourant les faits divers ? Que les réfugiés du "Rion" ont été remarquablement paisibles, d'une correction exemplaire. La quasi-totalité des méfaits sont dus à un grand classique de la culture russe: la soûlographie. Presque chaque nuit, la police doit ramasser des Russes en état d'ébriété avancée; deux exemples pris au hasard: "Un réfugié russe a été arrêté hier soir pour état d'ivresse sur la voie publique. Il a été écroué au violon et mis à la disposition du commandant d'armes"; "les sujets russes Timotchoff Mathei et Ivochin Etienne, qui se trouvaient en état d'ivresse sur le cours Napoléon et y faisaient du scandale, ont été conduits à la geôle municipale". Cet alcoolisme provoque régulièrement des bagarres: "Deux Russes se sont pris de querelle pour des motifs indéterminés. Un séjour au violon les a calmés"; "Deux réfugiés russes ayant bu plus que de coutume en arrivèrent aux mains. L'un d'eux, tirant soudainement son couteau, en porta un coup au visage de l'autre et se sauva".
Encore faut-il préciser que, dans tous les cas, les pugilats ont lieu exclusivement entre Russes; on ne trouve aucun cas d'Ajaccien qui aurait été agressé par un réfugié; on trouve par contre deux cas de Russes agressés par des Corses, dont un sérieusement blessé à coup de couteau. Quant aux vols, le seul cas signalé est... un chapardage de pêches dans un jardin.
Finalement, le comble de la délinquance russe que La Jeune Corse trouve à dénoncer est... la mendicité: "Il était entendu que dans la masse des réfugiés russes, il ne pouvait manquer de se trouver quelques éléments douteux. En dépit de la surveillance dont ils sont l'objet à bord comme dans les rues, ils trouvent la possibilité de sévir. Oh ! Non pas jusqu'ici d'une façon excessive: ils n'ont encore ni volé ni assassiné, et il faut espérer que, l'œil de la police continuant de s'appesantir sur eux, ils se tiendront tranquilles [...]. Ces petits groupes [...] tentent visiblement de faire de la mendicité une spéculation tenant lieu de travail assidu [...]. Leur système est d'aborder les femmes avec les seuls mots de français qu'ils aient tenu à apprendre: Un franc, Madame? et de faire devant les portes des stations prolongées sur le sens desquelles il n'est pas permis de se tromper [...]. Cette mendigoterie [...] n'a pas l'excuse de la faim, car les offrandes sont dédaignées par les quidams en question". Ce constat est confirmé par de directeur des Services Agricoles de la Corse: "A ma connaissance [...], la police n'a eu à sévir que très rarement et seulement pour des délits insignifiants, comme celui de demander des effets".
Comme on peut le constater, les Russes n'ont pas mis la Corse à feu et à sang. Il n'empêche qu'ils sont trop nombreux pour que l'île puisse tous les accueillir et les nourrir. Il faut songer à trouver une solution définitive pour régler leur sort. La presse corse s'étonne régulièrement du fait que l'État reste passif face au problème. Or, même si on l'ignore à Ajaccio, les tractations n'ont jamais cessé et vont donner leurs premiers résultats au mois de juin.

5.L'ÉCHEC DE L'IMMIGRATION AU BRÉSIL

Au bout de quelques semaines passées à Ajaccio, tous les réfugiés ne sont plus unanimement enthousiasmés à l'idée de partir en Amérique Latine. Le 27 juin, le Directeur des Services Agricoles remarque que "parmi ces Russes, un grand nombre préfèreraient rester plutôt que d'aller au Brésil". Les représentants de l'ambassade de Russie le constatent aussi, et estiment à 2000 ceux qui sont fermement décidés à partir en Amérique du Sud.
Le 17 mai, soit deux jours après l'arrivée du paquebot en Corse, l'ambassadeur de France à Rio de Janeiro annonce par télégramme que le Président de la République Brésilienne a levé son opposition à la venue des 3422 Russes embarqués et des 500 qui se préparaient à le faire à Bizerte. Il reste cependant entendu que les Russes seront envoyés en plusieurs échelons: un premier convoi de 1000 personnes sera envoyé à Santos; lorsque ceux-ci auront tous été placés dans les plantations, un nouveau contingent de 1000 réfugiés sera envoyé, et ainsi de suite.
Le sous-secrétariat d'État à la Marine Marchande ne disposant pas de navires pouvant transporter 1000 personnes à la fois à travers l'Atlantique, on trouve la solution de faire partir le premier contingent en deux fois, à quelques jours d'intervalle, sur deux vapeurs, l'"Aquitaine" et la "Provence".
En attendant que le premier navire arrive, on prépare à Ajaccio la liste du premier groupe de réfugiés destinés à partir. Ceux-ci sont soigneusement épouillés et vaccinés146. Et c'est sans doute avec un soupir de soulagement que le Secrétaire Général du Quai d'Orsay envoie à Rio le télégramme suivant: "421 émigrants russes ont quitté Ajaccio le 21 juin sur le vapeur "Aquitaine" à destination de Santos".
Il y a à bord 329 célibataires et 30 familles regroupant 92 personnes. Le 12 juillet, c'est au tour de la "Provence" de partir d'Ajaccio, chargée de 654 réfugiés.
Cependant, la douche glacée survient peu de temps après. C'est par un télégramme qu'Aristide Briand apprend que, sur les 421 passagers de l'"Aquitaine", 229 ont été reconnus par les Brésiliens totalement inaptes à l'agriculture. Le coup de grâce arrive dans la foulée; lorsque la "Provence" arrive à quai, on n'y découvre que 400 agriculteurs. Les autres n'ont jamais touché un outil agricole, et de surcroît se refusent à tout travail. En tout, 618 réfugiés sur les 1075 embarqués doivent être, suivant le contrat signé, renvoyés en France aux frais de la République. Finalement, après nouvelles négociations, le Brésil se laisse convaincre de reprendre 160 réfugiés; ce sont donc 458 Russes qui repartent du Brésil le 17 août à bord de la "Provence". On a peu de peine à imaginer l'humiliation qu'a dû ressentir Aristide Briand dans cette affaire, alors que le gouvernement français avait assuré aux Brésiliens que, grâce à une "sélection très rigoureuse", on n'avait embarqué "que des ouvriers agricoles expérimentés". Dès le 19 juillet, l'ambassade brésilienne à Paris informe le gouvernement français qu'il faut "suspendre l'embarquement des nouveaux convois d'émigrants russes jusqu'à nouvel ordre", ce qui signifie, en termes diplomatiques, qu'il est hors de question pour les Brésiliens d'accueillir de nouveaux réfugiés. Échaudé par l'expérience, Aristide Briand n'insiste pas. Seuls 617 Russes ont pu s'installer à Sao Paulo, alors qu'on espérait y placer 10 à 20.000 réfugiés.
Comment expliquer un tel fiasco? Briand se pose la question, et il veut connaître les responsables, qu'il pense pouvoir trouver du côté de Constantinople. Après l'arrivée de l'"Aquitaine" au Brésil, il télégraphie à son représentant dans cette ville: "Un déchet aussi considérable montre que les autorités françaises qui ont été chargées de contrôler le triage à Constantinople se sont acquittées de leur mission avec une légèreté dont il résulte de sérieux embarras et de lourdes dépenses pour le gouvernement français. Je vous prie d'instituer une enquête pour établir les responsabilités". Le malheureux haut-commissaire Pellé fait parvenir une réponse embarrassée, selon laquelle le triage défectueux est dû à la campagne menée contre l'émigration par l'état-major russe, qui a détourné les meilleurs éléments; il évoque aussi la mauvaise volonté des Brésiliens qui auraient été très difficiles car, Pellé en est persuadé, ce ne sont quasiment que des agriculteurs qui ont été embarqués; enfin il n'exclut pas une hypothèse à laquelle personne n'avait encore pensé: "Un calcul des réfugiés russes qui, dans l'espoir d'être renvoyés en France, auraient même nié leurs capacités d'agriculteurs après l'avoir déclarée ici". Le Général Charpy rédige lui aussi un rapport où il soutient les mêmes arguments que le Général Pellé; jamais en retard d'une amabilité à l'égard de Wrangel, il ajoute: "Il se pourrait aussi que nous nous trouvions en face d'une de ces manœuvres auxquelles le Général Wrangel nous a habitués, et qu'il a renouvelée encore tout récemment à propos d'un convoi de 1000 réfugiés Cosaques dont l'Union Agricole Cosaque avait obtenu du gouvernement bulgare l'envoi à Varna. Bien que toutes les formalités [...] fussent parfaitement en règle, les 1000 Cosaques se virent à leur arrivée à destination, refuser l'autorisation de débarquer [...]. Le Général Wrangel, mécontent de ce que ce départ ait été organisé en dehors de lui [...], avait fait précéder les 1000 Cosaques par un télégramme où il les représentait comme des "révoltés". Il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'une manœuvre du même ordre ait été faite à propos de l'envoi des réfugiés russes au Brésil"; il conclut par cette phrase: "C'est donc à une autre cause qu'à l'envoi par Constantinople d'émigrants non agriculteurs, qu'il convient d'attribuer le refus par le gouvernement brésilien d'accepter les réfugiés". L'argumentation des généraux Pellé et Charpy peut donc en substance se résumer ainsi: nous avons fait à peu près correctement notre travail; si l'émigration au Brésil n'a pas marché, c'est la faute à Wrangel, aux Brésiliens et aux réfugiés.
Malheureusement pour eux, leurs explications parviennent à Paris presque en même temps que la nouvelle de l'arrivée de la "Provence" au Brésil, et du renvoi du tiers de ses passagers. C'est donc un Aristide Briand visiblement écumant de rage qui relance le haut-commissaire: " [Ces] éclaircissements [...] ne me paraissent pas suffisants. Je ne puis croire qu'un contrôle attentif et consciencieux n'eut pas permis de déjouer, dans une large mesure, les calculs des émigrants si tel est vraiment la principale cause de nos mécomptes actuels [...]. La légèreté, l'inexpérience avec lesquelles les opérations de contrôle me paraissent avoir été conduites, les sérieux embarras qu'elles causent au gouvernement [...], et les lourdes charges qui en résultent pour le trésor français impliquent de graves responsabilités qu'il importe de rechercher. Je compte que vous ne négligerez rien pour les établir et prendre ensuite les sanctions qui s'imposent".On ignore hélas quelle a été la réponse fournie.
Nous pouvons toutefois trouver plusieurs raisons à l'échec de l'immigration au Brésil. Tout d'abord, on serait en droit d'imaginer que seuls des réfugiés d'humble origine furent volontaires pour aller devenir ouvriers agricoles sur des plantations.
Or, si l'on feuillette la presse ajaccienne, on s'aperçoit que toutes les classes sociales étaient représentées à bord du "Rion", comme en témoignent ces extraits: "Il reste ici d'anciens officiers, des ingénieurs, des techniciens, sortis des principales écoles russes"; "Il y a parmi ces Russes des hommes appartenant à toutes les classes: des paysans, des ouvriers, des chauffeurs, des étudiants, des ingénieurs, des avocats, des journalistes; des dames nobles et des femmes du peuple"; "Il y a là d'anciens fonctionnaires, d'anciens officiers, des commerçants, des industriels, des ingénieurs"; "fils de bourgeois, ingénieurs, avocats, médecins en cours d'études ou déjà établis". Le témoignage de cette diversité sociale nous est fourni par un extraordinaire document, conservé aux archives du Quai d'Orsay: la liste de tous les passagers de l'"Aquitaine", avec pour chacun la profession que les Brésiliens éberlués ont constaté lors de l'arrivée à Santos. Du pur Prévert. Parmi quelques agriculteurs semblant presque égarés, on trouve de multiples professions manuelles: 36 mécaniciens, 9 typographes, 20 charpentiers, 7 menuisiers, 5 peintres, 6 télégraphistes... Mais aussi des professions intellectuelles ou d'un tout autre milieu social: 7 comptables, 8 instituteurs et institutrices, 7 professeurs, 7 avocats, 3 agronomes, 3 vétérinaires, 3 ingénieurs, 2 architectes, 1 météorologiste, 2 médecins, 1 journaliste, 2 pharmaciens, 14 officiers dont 3 colonels...
Nous ne saurions résister au plaisir de citer quelques cas fort poétiques: un romancier, un artiste dramatique, un compositeur musical, une chanteuse lyrique, deux jockeys, un boxeur, un acrobate et... un dompteur de fauves ! On pourrait aussi ajouter à cette liste le Prince et la Princesse Mestchersky, restés à Ajaccio. Peut-on imaginer que tous ces gens avaient l'intention de devenir ouvriers agricoles pour 150 milreis par an?
Mais alors, pourquoi se sont-ils embarqués? Il faut savoir que la vie dans les camps de réfugiés, pour être très supportable, n'était cependant en rien agréable; beaucoup de soldats et de Cosaques supportaient très mal l'autorité, et parfois la violence, de certains officiers; il était clair pour eux que la guerre civile était perdue que le maintien de cette armée n'avait plus aucun sens; quant aux perspectives de départ, il n'y en avait guère en avril-mai 1921. Beaucoup de réfugiés auraient aimé partir en France, mais les candidats devaient pouvoir justifier de moyens financiers leur permettant de vivre à leurs frais, ou de parents déjà établis pouvant les entretenir le cas échéant; il est donc probable que beaucoup de réfugiés ont dû se porter volontaires dans l'espoir de débarquer lors du changement de bateau à Toulon, ou de partir à l'aventure une fois arrivés au Brésil.
Il est en tout cas certain qu'une très grosse partie des passagers du "Rion" n'avaient aucune envie de devenir ouvriers agricoles.
Mais alors, pourquoi les a-t-on laissés monter? C'est ici qu'apparaissent les responsabilités des autorités françaises de Constantinople. On se souvient que la seule formalité demandée était que les volontaires signent une déclaration attestant de leur qualité de travailleurs agricoles; autant dire que n'importe qui pouvait embarquer.
Trop contentes de trouver des volontaires malgré la campagne hostile menée par Wrangel, rendues nerveuses par les risques d'incidents dans les camps, les autorités responsables du tri à l'embarquement n'ont vraisemblablement pas dû être très regardantes sur les références professionnelles des candidats au départ. Nous en voudrons pour preuve le fait qu'à l'arrivée du paquebot en Corse, le médecin militaire ait trouvé à bord deux aliénés, qui n'étaient certainement pas devenus fous en cours de traversée.
Toutefois, une autre clé de l'échec se trouve à Ajaccio. Qui a-t-on embarqué sur l'"Aquitaine" et la "Provence"? On se doute bien que l'on n'est pas allé chercher les Russes qui avaient trouvé du travail dans les villages des montagnes. Les autorités françaises ont fait embarquer les réfugiés qui étaient nourris et logés aux frais du budget de l'État (encouragées en cela par le gouvernement qui leur rappelait sans cesse qu'il fallait réduire les coûts), c'est à dire ceux qui se trouvaient sur le "Rion" et à la caserne Livrelli. Il s'agit donc très logiquement de ceux qui n'avaient pu ou voulu trouver du travail dans les campagnes corses, c'est à dire ceux qui étaient les moins doués ou motivés pour les travaux agricoles. On peut aussi noter que, lors de l'arrivée du premier bateau, L'Éveil de la Corse croit utile de faire une suggestion aux autorités: "Nous en profitons pour demander aux autorités, et notamment au commandant d'armes du "Rion", qui connaît ses passagers, de veiller à ce que les indésirables soient les premiers embarqués". Si ce conseil a été suivi, ce qui serait dans la logique des choses, il ne faut plus s'étonner que les Brésiliens aient réexpédié bon nombre des émigrants russes.

6.LE DÉPART DU BURGEISTER VON MELLE

Que faire de ceux qui retournent en France sur la "Provence"? Pour Briand, la réponse est toute trouvée: ils retournent au point de départ, c'est à dire Constantinople.
De prime abord, le gouvernement prévoyait d'expédier directement la "Provence" à Constantinople. Mais, à la réflexion, une autre solution se fait jour: les refoulés seront transférés à Marseille sur un bâtiment plus gros, qui embarquera aussi la totalité de l'équipage du "Rion"; il fera ensuite escale à Ajaccio, où il prendra tous les Russes qui n'ont pas trouvé de travail en Corse afin de les ramener à Constantinople. On trouve pour cela un gros vapeur, le "Burgeister von Melle". Le Ministre de l'Intérieur signale que la Corse peut accueillir un millier de Russes, et qu'il faut en conséquence en rapatrier 1400 en Turquie; il demande toutefois à être prévenu quelques jours à l'avance afin d'avoir le temps de rappeler à Ajaccio ceux qui se trouvent à l'intérieur de l'île.
Le 12 septembre à 16 heures, le "Burgeister von Melle" appareille de Marseille et met le cap sur Ajaccio. Dès lors, une incroyable gabegie gouvernementale va provoquer une improvisation totale sur place. Le commandant de la Marine en Corse n'est averti que le 12 septembre de l'arrivée du "Burgeister von Melle", alors que le navire est déjà en mer. Celui-ci entre en rade le 13 à 11 heure. Quant au Gouverneur militaire de la Corse, personne n'a jugé utile de l'avertir, et il s'en plaint amèrement: "Je n'ai été prévenu de ce départ que quelques heures avant qu'il ne fut exécuté, par un coup de téléphone du Préfet de la Corse et un autre du Commandant de la Marine à Ajaccio. Je n'ai reçu à ce sujet aucune instruction de personne [...]. L'ordre d'embarquer a été envoyé paraît-il, télégraphiquement au Commandant de la Marine en Corse par le Sous-secrétaire d'État à la Marine Marchande et le bateau destiné à prendre les Russes serait entré dans la rade d'Ajaccio presque en même temps que le télégramme portant l'ordre d'embarquement, arrivait aux bureaux de la Marine". Il est dès lors hors de question d'attendre que les Russes dispersés dans l'île soient rassemblés: il faudra se contenter d'embarquer les 900 réfugiés qui se trouvent à la caserne Livrelli.
Comme il fallait s'y attendre, le capitaine du navire réclame une liste des passagers, que personne n'a établi faute de savoir que le bâtiment arrivait; il faut donc remettre l'embarquement au lendemain.
La nouvelle du renvoi des Russes choque beaucoup d'Ajacciens, et La Nouvelle Corse s'en fait l'écho: "Toutes les nations civilisées sont actuellement prises de pitié vis-à-vis du malheureux peuple russe [...]. Le bruit court qu'on désire envoyer en Turquie ceux qui sont en Corse. Ce n'est pas le moment de songer à les transporter à Constantinople. Cette mesure serait vraiment cruelle. Tout le monde sait que dans cette ville, les réfugiés russes se trouvent livrés à la plus affreuse misère et qu'affaiblis par les privations et les souffrances ils deviennent la proie des épidémies".
Cependant, ce n'est pas tant de retourner à Constantinople qui inquiète le plus les réfugiés. Une rumeur s'est mise à courir parmi les Russes: "on veut nous renvoyer en Russie!". La rumeur paraît si convaincante que La Jeune Corse annonce le 16 septembre que la destination du navire est Odessa; le journal ajoute: "La perspective de retourner en Russie est, naturellement, loin d'être agréable aux réfugiés. Ils ne craignent rien tant que ce retour". Dès que le bruit commence à circuler, la panique devient générale; tous les Russes qui avaient trouvé un travail sans contrat se précipitent dans les bureaux de la main-d'œuvre pour faire régulariser leur situation; ceux qui n'ont pas d'emploi se mettent à en chercher frénétiquement. L'arrivée du navire dans le port pousse la crise à son paroxysme: dans la nuit du 14 au 15 septembre, 300 Russes font le mur de la caserne Livrelli et prennent le maquis. Le lendemain, toutes les polices et gendarmeries de la région d'Ajaccio sont lancées à leur recherche pour les ramener au navire. Tâche difficile, car il semble bien que beaucoup de fuyards aient été cachés par la population, scandalisée qu'on envoie ces braves gens à une mort certaine.
Tant bien que mal, le 14 au soir, les autorités sont arrivées à faire embarquer sur le "Burgeister von Melle" les 650 Russes qui restaient à Livrelli, ainsi que les 50 qui ont couru moins vite que les gendarmes. Se croyant tiré d'affaire, le commandant Dollo donne l'ordre d'appareiller; mais voilà que l'équipage refuse. La Jeune Corse nous explique pourquoi: "L'équipage, composé d'inscrits français, se refuse formellement à prendre le large, la plupart des Russes embarqués [...] étant armés et craignant, d'un autre côté, d'être dirigés vers la Russie. On leur a dit qu'ils seraient débarqués à Constantinople, mais ils n'ajoutent pas foi à cette affirmation et pensent qu'on les envoie à Odessa. Dans ces conditions, l'équipage français craint que, le navire étant au large, les réfugiés se révoltent et s'emparent du navire, qu'ils pourraient diriger, car il y a parmi les réfugiés d'anciens marins du "Rion". L'équipage partirait si les réfugiés étaient désarmés, et si une garde importante était placée à bord". Les grévistes ont l'appui du capitaine du navire, qui télégraphie à ses supérieurs pour demander " une garde de douze hommes armés et un officier". Le commandant de la Marine ne demanderait pas mieux que de les satisfaire; mais il ne peut que télégraphier au Ministère: "Je suis dans l'impossibilité de la fournir [...]. Prière faire donner ordres immédiats par Ministre Guerre pour fournir garde en question". En attendant, il fait organiser des rondes autour du paquebot par une vedette pour éviter que les Russes ne s'évadent à la nage.
Le 15 au soir, Dollo finit par obtenir du commandant que le navire appareille sans garde. Rassuré, le Capitaine de Frégate fait rentrer au port sa vedette à vapeur et éteindre ses feux. Or, au dernier moment, l'équipage refuse à nouveau d'appareiller, et tout est remis en cause. Le temps de rallumer la chaudière de la vedette, 50 réfugiés ont plongé et gagné le rivage à la nage.
Finalement, le 17 septembre au matin, la garde militaire demandée embarque sur le navire qui peut enfin appareiller. Il ramène 1400 réfugiés sur les rives du Bosphore, qu'ils espéraient bien ne plus jamais voir. Il n'a pu embarquer en Corse que 650 Russes, alors qu'il aurait dû en prendre un millier selon les vœux du gouvernement.
Une fois le bateau parti, La Jeune Corse, visiblement embarrassée d'avoir contribué à répandre la rumeur, croit utile de revenir sur les faits afin de faire oublier sa bévue, avec plus ou moins d'adresse et de bonne foi: "Le gouvernement français a tenu à démentir les informations qui le présentaient comme voulant envoyer les réfugiés russes à Odessa, ce qui les aurait placés entre les mains des bolchevistes, lesquels, comme on sait, pratiquent volontiers le système du poteau. Nous n'avons jamais douté des intentions du gouvernement français, et le débarquement des réfugiés étant annoncé pour Constantinople, il ne pouvait leur être donné une destination plus lointaine, qui eut été inquiétante pour les réfugiés. La vérité est que les réfugiés trouveront plus facilement du travail en Orient qu'ici [...]. La vérité est aussi [...] que les réfugiés qui sont partis ne semblaient pas avoir beaucoup de goût pour les seuls travaux qu'on pouvait leur offrir ici, ceux de la campagne. Si ce n'est pas le goût, c'était l'aptitude. Cela revenait au même. Et l'on ne pouvait garder à Ajaccio 700 réfugiés qui ayant le vivre et le couvert assurés aux frais de l'État français, passaient leur temps à se tourner les doigts". Voilà une élégante façon de dire bon débarras.

7.L'INTEGRATION

Les dernières semaines à la caserne Livrelli.

Combien reste-t-il de réfugiés russes sur la terre de Corse après le départ du "Burgeister von Melle"? Le Ministère de la Marine estime que "1500 Russes restent encore cachés en Corse"; le terme de "cachés" est plutôt malencontreux, car ils sont en grande partie parfaitement en règle avec les autorités. Le recensement semestriel des étrangers trouve en janvier 1921 715 Russes, mais nous savons que les chiffres sont très sous-estimés. Cela va donc du simple au double. Comme nous connaissons de manière assez précise les chiffres d'arrivée et de départs, il doit être possible de trouver par soustraction une estimation fiable des effectifs restés en Corse. Récapitulons donc: Il est arrivé sur le "Rion" 3450 réfugiés ainsi qu'un équipage de 196 personnes (marins et leurs familles), ce qui fait un total de 3646 Russes; 1400 d'entre eux sont rentrés à Constantinople sur le "Burgeister von Melle", une centaine de membres de l'équipage sont restés à Toulon, et environ 600 ont fait souche au Brésil: donc, à peu près 2100 réfugiés ont quitté la Corse à la fin du mois de septembre 1921; si l'on ôte ce nombre à celui des arrivés, on trouve environ la même estimation que le Ministre de la Marine, soit 1500 personnes.
Le Gouverneur Militaire de l'île, en des termes dont l'exagération laisse percer une certaine russophobie, classe les Russes restant en Corse en quatre catégories:
1. La très grande majorité erre sur les routes et dans les campagnes de Corse à la recherche plus ou moins sérieuse d'un travail qu'elle ne trouvera d'ailleurs pas. Cette majorité se compose, d'une part, d'individus qui, provisoirement embauchés, ont repris leur liberté sous un prétexte ou un autre et ne sont pas rentrés à Ajaccio se présenter au comité d'embauchage [...] comme cela était convenu, et d'autre part, de tous ceux - et ils sont nombreux - qui, ayant eu connaissance du projet de départ pour Constantinople, se sont soustraits à cette obligation par un moyen ou un autre.
2. Une centaine environ est occupée actuellement aux travaux des champs mais va être licenciée très prochainement dès que ces travaux vont être terminés, et seront par suite remis dans la circulation.
3. Une petite minorité, avide de travail et voulant gagner ses moyens d'existence, a pu trouver des emplois à peu près sûrs.
4. Une soixantaine sont dans les hôpitaux de Bastia et d'Ajaccio.
Le départ du "Burgeister von Melle" ne marque pas la fin de l'hébergement des Russes à la caserne Livrelli. Le Gouverneur Militaire nous explique pourquoi: "Le Ministre avait prescrit qu'une fois les Russes partis pour Constantinople, il ne devait plus être question de logement et de nourriture à la charge du Ministère de la Guerre, puisque, en principe, ne devaient rester en Corse, que les Russes régulièrement embauchés. Par humanité, j'ai prescrit au détachement du 173ème à Ajaccio de prendre en subsistance la quarantaine de personnes qui sont restées à Livrelli. Mais c'est là une mesure d'exception [...] qui ne peut se prolonger". Les 40 réfugiés en question étaient trop malades pour pouvoir s'embarquer.
Il est probable qu'une fois le bateau parti et l'alerte passée, beaucoup de fugitifs soient revenus à Livrelli trouver un asile somme toute très correct, ainsi que des repas assurés. D'autre part, à la fin de l'automne, beaucoup de contrats de travail sont arrivés à expiration, et, comme l'avait prévu le Gouverneur, les chômeurs sont naturellement retournés à la caserne en attendant un nouvel emploi. En janvier 1922, il y a quelque 250 Russes logés et nourris à Livrelli qui mobilisent en permanence 8 militaires français. Le bureau de la main-d'œuvre russe continue de fonctionner dans les locaux militaires. Il ferme définitivement en avril 1922.
Mais tout a une fin. Depuis décembre 1920, le gouvernement menaçait régulièrement de couper les vivres aux réfugiés russes afin qu'ils se dispersent. C'est finalement le 2 mai 1922 que le Président du Conseil annonce que la France cesse définitivement de ravitailler les Russes de Corse. Il est décidé que le 1er juin, la caserne Livrelli fermera ses portes aux Russes; mais la nouvelle n'est connue que le 15 mai à Ajaccio, par le biais d'un communiqué de presse. Cela ne laisse que quinze jours pour trouver un abri aux 230 réfugiés hébergés. Aussitôt, le gouvernement est soumis à des pressions afin qu'il accorde un sursis; le premier à intervenir est le Prince Lvov: "Le Comité [...] se permet de signaler que cette mesure privera de tout asile un nombre assez considérable de personnes [...] toutes incapables de travailler, femmes, enfants, vieillards, invalides. Le Comité [...] se fait un devoir d'attirer l'attention de Votre Excellence sur l'impossibilité d'organiser le secours nécessaire dans la courte période qui reste jusqu'au premier juin"; même le Préfet de Corse implore un délai: "Me permets vous signaler, vu urgence mesures immédiates, que 230 réfugiés russes vont se trouver dès premier juin sans abri et sans ressources. Circulation ces réfugiés sans travail présente danger tranquillité publique. Marine Ajaccio ne dispose aucun moyen lui permettant venir en aide et fait réserves sur maintien ordre public qu'il n'est pas en mesure assurer. Je n'ai moi-même aucun crédit, en sorte que Russes seront réduits dès premier juin vagabondage et mendicité, situation aussi déplorable pour eux que pour population [...]". Un délai de 15 jours est finalement accordé. En fait, seulement 3 réfugiés malades demandent à bénéficier du sursis accordé, et les autres se dispersent spontanément. C'est donc finalement le 15 juin 1922 que les trois derniers réfugiés quittent la caserne Livrelli.
Tous les Russes n'ont pas eu la chance - ou la volonté - de trouver un travail. Quelques uns sont devenus de véritables clochards, dont le journaliste qui signe H.O. nous fait en septembre 1922 une description apocalyptique: "Les abords de la caserne Livrelli sont devenus, depuis quelques temps, une sorte de cour des miracles: c'est le refuge de quelques malheureux Russes qui, ayant été licenciés par les autorités militaires, ont cherché à s'embaucher, ou encore ont perdu leur emploi, et viennent lamentablement s'échouer là, en attendant des jours meilleurs. La plupart sont malades: ils grelottent, nus et fiévreux, sous la pluie froide. Celui-ci serre de ses doigts maigres un ventre famélique, cet autre exhibe un kyste qui prospère... Une impression poignante de misère se dégage de ces groupes, que la mort éclaircit rapidement. Mais va-t-on attendre qu'il n'en reste plus un seul, pour leur venir en aide ? [...] Il est profondément navrant [...] de constater l'état lamentable de ces malheureux dont le seul crime est de n'avoir pas pu s'acclimater chez nous, et d'y avoir contracté le paludisme ou la fièvre de Malte. [...] Ce sont des hommes qui souffrent dans leur âme et dans leur corps. Il faut les secourir".
Il est certain que le paludisme a taillé quelques coupes sombres dans les rangs des Russes réfugiés en Corse. Les 40 réfugiés restés à la caserne Livrelli lors du passage du "Burgeister von Melle" en étaient presque tous atteints. Au cours des mois de mai et juin 1923, quinze Russes doivent être envoyés en traitement en Marseille pour soigner cette maladie aujourd'hui oubliée en France.

Ceux qui partent et ceux qui restent.

Les 1300 réfugiés qui ne se trouvaient pas à la caserne se sont dispersés dans les fermes de l'île. Après le départ du "Burgeister von Melle", le Ministre de la Guerre demande qu'un nouveau départ vers Constantinople soit organisé, s'inquiétant du fait que trop de Russes errent sur les routes de l'île. Mais les hauts-commissaires alliés s'opposent totalement à tout retour. Pressé par le Gouverneur de faire partir au moins 250 Russes, Poincaré, qui vient de succéder à Briand à la Présidence du Conseil, lui fait répondre clairement qu'il n'en est pas question: "Nous ne saurions chasser de Corse les malheureux qui s'y trouvent sans ressources. Ils ne seraient reçus nulle part ailleurs". Il ne sera d'ailleurs pas nécessaire d'expulser les Russes surnuméraires de l'île, car ils vont s'en aller tout seuls.
En effet, très vite, un fort courant migratoire fait partir les Russes de Corse vers le continent, où ils espèrent trouver de meilleurs salaires. La Nouvelle Corse s'émeut pour la première fois de cet exode en juillet 1922: "Quelques milliers de Russes étaient arrivés qui eussent pu donner une vie nouvelle à notre agriculture entrée en agonie. Pourquoi faut-il que chaque courrier en emporte maintenant des centaines vers les régions dévastées? La Corse est-elle autre chose elle-même qu'une immense ruine?". La semaine suivante, dans le même hebdomadaire, paraît un article intitulé "Quand serons-nous las d'être poires!" où Jean Maki laisse éclater son dépit de manière très violente: "Vous souvenez-vous de ce paquebot peint en gris, avec ses trois cheminées noires, qui entra [...] l'année dernière [...] ? C'était le "Rion" [...] qui nous apportait quelques épaves de l'armée Wrangel [...]. Le spectacle de cette arche [...] avait ému le cœur des Ajacciens sans obstruer toutefois leur jugement de saine raison sur l'opportunité d'un accueil dont les effets immédiats devaient apporter quelque gêne à notre propre ravitaillement quotidien. Bref, le geste était requis par notre traditionnel sens de l'hospitalité, et l'on fit du mieux que l'on put. Cela nous donna les chœurs russes, les danses cosaques et quelques peintures murales dues au pinceau slave de trois ou quatre artistes égarés parmi la tourbe de l'indésirable et flottant phalanstère, ainsi que quelques braves et dociles ouvriers sans spécialité définie qui s'employèrent au hasard des embauchages, mais qui nous resteront jusqu'à quand? [...] Nous avions accueilli ces hommes [...]. Nous fîmes un effort de charité dont il nous sera, je l'espère, tenu compte chez Saint-Pierre, mais mieux eut valu recueillir, dans cette vallée de larmes, la récompense de notre bonne action [...]. La meilleure forme du dédommagement, sinon du bénéfice, que nous étions en droit d'escompter est celle qui nous eut permis de trouver dans ces intéressants rescapés un concours manuel d'une durée telle, qu'il eut compensé [...] le sacrifice consenti [...]. Nous manquons, notoirement, de main-d'œuvre industrielle et, plus encore, agricole. Notre geste désintéressé, à l'origine, pouvait et devait être un bon placement. Or que voyons-nous? Ces ouvriers russes embauchés dans l'agriculture, l'industrie ou le commerce, filent à l'anglaise peu à peu. Nous avons été présents à la peine [...]; eux sont absents au moment où nous pouvions être au profit. Nous avons payé des apprentis au tarif des ouvriers, et cela a duré des mois et des mois. Puis, au moment où ces apprentis sont susceptibles d'un rendement réel, ils nous font un beau salut et s'en vont sous d'autres cieux après avoir appris chez nous suffisamment de français pour mentir et assez de métier pour se tirer d'affaire. Dans cette opération nous avons posé tout et retenu zéro. A l'arrière-saison, quand les fruits trop mûris tombent d'un poirier, c'est peut-être qu'ils sont fatigués d'être poires... Quand, nous ?".
L'homme qui signe H.O., dans L'Éveil de la Corse, plus lucide sans doute, ne voit pas du tout les choses de la même façon: "Nous estimons ingénument que, pour les avoir fait travailler durement en échange d'un morceau de pain, nous avons droit à leur reconnaissance éternelle. Mais à la réflexion, nous devons convenir que, à part l'accueil du début, qui fut spontané et généreux, ils ont gagné leur vie à la sueur de leur front, et qu'ils ne nous doivent rien".
L'année suivante, le Directeur des Services Agricoles de la Corse ne peut que constater le départ des Russes: "En raison de la crise aiguë de la main-d'œuvre rurale et de l'exode presque complet des réfugiés russes qui, depuis deux ans, les secondaient utilement dans leurs travaux, nos agriculteurs doivent recourir, de plus en plus, à la main-d'œuvre saisonnière importée d'Italie".
Tous les réfugiés ne sont pas partis, mais les recensements semestriels montrent une diminution importante du nombre des Russes dans l'île:
• Janvier 1922: 715
• Juillet 1922 : 355
• Janvier 1923: 182
• Juillet 1923 : 201
• Janvier 1924: 177
• Juillet 1924 : 156
En avril 1923, le Préfet de Corse évalue le nombre de Russes dans l'île à 174, dont 12 femmes et 7 enfants. D'autres chiffres nous sont connus pour le début des années 30. Ils sont encore ici fournis par le Préfet, qui précise que ces Russes sont " pour la presque totalité anciens soldats de l'armée Wrangel amenés en Corse en 1920 [sic] par le transport "Rion"":
• 1/1/1932: hommes 222, femmes 19, enfants 24: Total 265
• 1/1/1933: hommes 219, femmes 17, enfants 26: Total 236
• 1/1/1934: hommes 282, femmes 18, enfants 30: Total 330
Les variations observées dans toutes ces données sont plutôt intrigantes. Pourquoi le nombre de Russes est-il en diminution avant de remonter au cours de l'année 1923? Régularisations de clandestins? Allées et venues de ceux qui sont allés faire soigner leur paludisme sur le continent ? Pourquoi une augmentation importante entre 1932 et 1934? Certains Russes sont ils revenus en Corse après avoir tenté leur chance sur le continent? Faut-il croire le Préfet sur parole lorsqu'il dit que presque tous sont arrivés sur le "Rion"? Il est tout à fait possible que certains Russes établis en Corse aient fait venir de France des amis à eux qui n'étaient pas sur le paquebot. Une piste nous est fournie par un communiqué de presse publié par les journaux corses en 1928: "L'Office Départemental du placement gratuit de la main-d'œuvre porte à la connaissance des employeurs du département qu'il est en mesure de fournir dans un bref délai un nombre important de travailleurs russes employés déjà dans d'autres départements français depuis plusieurs années et parlant d'une façon satisfaisante la langue française. Ces ouvriers peuvent être utilisés notamment pour les travaux agricoles et la fabrication du charbon de bois"; il ne s'agit là que d'une hypothèse, car rien n'indique que ce communiqué ait provoqué une nouvelle arrivée de Russes dans l'île.
Donc, si l'on fait une synthèse de toutes ces estimations souvent contradictoires et difficiles à interpréter, on peut considérer qu'environ 200 passagers du "Rion" ont dû faire souche en Corse.
Les travailleurs russes ont été soigneusement dispersés dans l'île. En janvier 1922, des réfugiés sont officiellement signalés dans 80 communes corses. Le saupoudrage est étonnant: à l'exception d'Ajaccio, qui abrite dans la première moitié des années 20 une communauté d'une centaine de Russes, on n'observe nulle part ailleurs de concentration importante; tout au plus relève-t-on entre 15 et 20 individus à Bastia en 1924, et 12 à Volpajola la même année. Partout ailleurs, il n'y a jamais plus de dix réfugiés par commune à partir de 1923.
Dans beaucoup de villages, "U Russiu", comme on l'appelle le plus couramment, est le seul étranger. On signale par exemple un individu isolé au début de 1923 à Zivaco, Grosseto Prugna, Albitreccia, Guagno, Cargèse, Appietto, Evisa, Letia, Urbalacone, Ciamannacce, Cozzano, Vero, Ucciani, Ota, Cutoli, San Nicolao, Penta di Casinca, Ile Rousse, Corte et Giuncheto.
Malgré la relative imprécision des estimations, une chose est certaine: au cours des années 20 et 30, les Russes forment la deuxième communauté étrangère de la Corse, derrière les Italiens, et très loin devant toutes les autres.

Intégration et assimilation.

L'intégration à la nation française s'est faite au cours des années 20 et 30 par la naturalisation. Il n'y a pas eu de procédure globale: la nationalité française a été accordée de façon très échelonnée. Ainsi, Anatole Popoff devient français dès 1927, Serge Amolsky en novembre 1930, alors que N.X. doit attendre pour cela le 26 mai 1936. En 1939, le processus de naturalisation est terminé, puisqu'on ne trouve alors en Corse plus que 3 réfugiés russes, lesquels n'ont vraisemblablement pas souhaité devenir français.
A partir de la naturalisation, les réfugiés se dissolvent dans la population de l'île, et la Corse révèle ici sa formidable capacité d'assimilation. Tout montre que dès la première génération, les Russes ont été non seulement intégrés, mais assimilés par l'île. De nombreux témoignages affirment que, quelques années après leur arrivée, les réfugiés parlaient beaucoup mieux le corse que le français. Voici comment la fille d'Anatole Popoff décrit son père: "Il parlait le corse, avait des amis bergers, aimait le fromage de chèvre et les figues [...]. L'Ukraine était sa terre natale, la France sa deuxième patrie, mais la Corse il l'aimait par dessus tout: il y avait trouvé la paix et le bonheur". Chose beaucoup plus stupéfiante, en l'espace de quelques années, la religion orthodoxe semble avoir totalement disparu de l'île. Tous les Corses d'origine russe semblent être de confession catholique.
Comment peut-on expliquer cette spécificité corse, ce cas unique d'assimilation rapide et totale dans l'histoire de la diaspora russe blanche en Europe occidentale? Il faut pour cela se replacer dans le contexte de l'île en 1921. On s'en souvient, la jeunesse paysanne corse a été décimée sur les champs de bataille de la Grande Guerre; les survivants sont souvent partis tenter leur chance sur le continent ou aux colonies. Autant dire que la Corse ne manque pas de veuves et de filles à marier dans ces années-là. Or, voilà qu'arrive un bateau, chargé de jeunes, robustes et beaux slaves blonds aux yeux bleus... On imagine facilement l'intérêt que ces Russes ont dû susciter parmi la gent féminine insulaire. Tous les témoignages concordent sur le fait que les réfugiés n'ont pas dû aller chercher bien loin pour se marier; dans de nombreux cas, ils ont tout simplement épousé la fille du fermier chez qui ils travaillaient: c'est le cas de Serge Amolsky à Appietto, ou de N.X. à Ocana; au pire, la jeune épousée vient du village voisin, comme pour Anatole Popoff d'Île-Rousse qui se marie à Monticello. Pour la société corse de l'époque, le mariage ne pouvait être que religieux. A ce moment-là, les fiancés russes étaient soumis à une pression à laquelle ils pouvaient difficilement résister. Contrairement à ce que pourraient laisser croire les images d'Épinal qui décrivent un milieu très machiste, la société corse - comme beaucoup de sociétés méditerranéennes, d'ailleurs - est matriarcale: c'est la femme qui dicte la loi à la cellule familiale; et pour l'énorme majorité de ces femmes corses, il était tout simplement inimaginable que leur mariage ne soit catholique: donc, pas d'épousailles sans conversion. Si, par extraordinaire, un Russe trouvait une fiancée prête à accepter que son époux ait une confession différente de la sienne, c'est le curé qui refusait de célébrer la cérémonie. De gré ou de force, les Russes qui ont fait souche en Corse ont dû se convertir au catholicisme. De toute évidence, c'est en grande partie par la femme corse que les réfugiés du "Rion" ont été assimilés dès la première génération.
D'autre part, leur extrême dispersion dans l'île a joué un rôle important. Nous l'avons vu, la plupart d'entre eux étaient éparpillés dans les villages de l'intérieur. Selon la tradition corse, les ouvriers agricoles, bien peu nombreux de par la taille très réduite des exploitations, vivaient avec leurs employeurs, mangeaient à leur table, bref, faisaient partie de la famille. Séparés de leurs compatriotes éparpillés dans l'île, phagocytés par les cellules familiales jalouses de garder des employés qui donnaient satisfaction, les Russes ont eu toutes leurs racines coupées, et ont perdu totalement leur identité slave pour finir par devenir de vrais Corses.

Les Russo-Corses aujourd'hui.


A l'heure où sont écrites ces lignes, il ne reste plus qu'un seul survivant des passagers du "Rion" qui ont fait souche en Corse. Leurs enfants et petits-enfants ont gardé leurs patronymes russes, mais sont corses jusqu'au bout des ongles. Tous parlent le corse, plusieurs sont même des nationalistes convaincus. Ils n'ont toutefois pas oublié leurs origines, et certains souffrent aujourd'hui d'avoir été coupés de leurs racines slaves. Ce besoin de les retrouver s'est concrétisé depuis peu par la création d'une association qui cherche à regrouper les personnes d'origine slave vivant en Corse, et tous les insulaires qui s'intéressent à la Russie ainsi qu'à la culture slave.
Le lecteur aura beaucoup de mal à trouver trace du passage du "Rion" dans le paysage corse. Il pourra peut-être aller visiter la petite église d'Appietto, qui a été décorée par l'artiste-peintre Choupik, ou aller se recueillir à celle d'Olmetto en admirant les peintures du Prince Mestchersky.

8.ÉPILOGUE

Peut-être est-il temps de se retourner pour voir ce qu'est devenu celui qui est à l'origine de l'arrivée des Russes en Corse: le "Rion".
Le paquebot devait être vendu pour dédommager le Trésor des frais engagés pour l'évacuation et l'entretien des réfugiés. Au début de l'année 1922, il est acheté par un chantier italien de démolition de Savona218. Bien incapable de se déplacer tout seul, il est pris en remorque par deux remorqueurs italiens et quitte Ajaccio le 17 mars 1922 à 9 heures du matin.
De manière très curieuse, le départ de cette verrue provoque une bouffée de nostalgie chez l'éditorialiste de La Jeune Corse, qui en profite pour faire un retour en arrière et dresser un bilan: "Le vapeur russe le "Rion" [...], a été vendu à un industriel italien [...] aux fins de démolition. Ainsi va finir à la ferraille, ce grand steamer qui sauva de la famine et de la mort, près de 4000 personnes, hommes, femmes et enfants, épaves humaines du terrible naufrage russe, dont l'arrivée inopinée dans notre port, on s'en souvient, avait si fortement ému notre population [...]. Mais la Providence veillait sur les pauvres fugitifs: le Dieu des braves gens avait pris soin d'eux [...] en les poussant vers notre port et notre population semble avoir été, en cette circonstance, l'instrument de la Providence ! En effet, quand le "Rion" arriva sur rade [...], la triste odyssée de sa cargaison humaine ne tarda pas à se répandre en ville où elle provoqua, parmi la population tout entière, un sentiment de profonde tristesse et de grande commisération [...]. Et bientôt, réconfortés par l'aide spontanée de toutes les oeuvres philanthropiques de la ville, nos hôtes reconnaissants se mirent au travail, donnant aussitôt des preuves incontestables de leur bonne volonté et de leur savoir-faire.
C'est surtout dans les villages que l'ont pu apprécier la bonne besogne faite par ces rudes travailleurs [...]. Partout leur intelligente et consciencieuse activité donna les plus grandes satisfactions aux employeurs dont la plupart n'eurent qu'à se louer de leur précieux concours. Et les "dillettanti" des villes eurent lieu aussi d'être satisfaits: les chanteurs slaves, aux belles voix de basses profondes si réputées dans le monde entier, ne pouvaient manquer [...] d'obtenir le plus grand succès parmi notre population qui a toujours eu la passion des beaux concerts. Partout où ils se faisaient entendre, au théâtre, dans les cafés, dans les salles de fêtes, à l'église surtout, où leurs chants sacrés revêtaient un caractère mystique, ces grands virtuoses étaient l'objet de la plus vive et la plus respectueuse sympathie au milieu d'un silence religieux. A l'heure qu'il est, "leur grandeur les attache au rivage ajaccien", tandis que leur "Rion" a franchi la mer pour finir ses vieux jours sur la rive ligurienne. Mais ce grand steamer [...] laisse parmi nous le souvenir d'un vieil ami, c'est à dire d'un représentant de la vieille et chevaleresque Russie, de celle qui n'est plus, hélas ! et son départ fait un vide immense dans notre immense rade. Que Neptune, le Dieu des eaux ait son âme. Ainsi soit-il".
La revue nationaliste A Muvra, nettement plus sobre, ne s'embarrasse pas de nostalgie lorsqu'elle fait part à ses lecteurs du départ du navire: "U batellu russiu "Rion" di a flotta Wrangel, ch'imbruttava di u so culuracciu grisciu u nostru bellu portu da poi ondici mesi, e statu vinduttu a un imprisariu talianu". Est-il nécessaire de traduire?

Le Revest les Eaux, le 14 juillet 1998
Bruno Bagni


NOTES
Signification des abréviations pour les dépôts d'archives
• ADCS = Archives Départementales de Corse du Sud
• ADQO = Archives Diplomatiques du Quai d'Orsay
• AMF = Archives du Ministère des Finances
• AN = Archives Nationales
• SHAT = Service Historique de l'Armée de Terre
• SHMT = Service Historique de la Marine de Toulon
• SHMV = Service Historique de la Marine de Vincennes
Autres abréviations
• CC = Capitaine de Corvette
• Cdt = Commandant
• CF = Capitaine de Frégate
• COC = Corps d'Occupation de Constantinople
• Gal = Général
• ICOC = Infanterie du Corps d'Occupation de Constantinople
• VA = Vice-Amiral


Jean Maiboroda