kalinka-machja CERCLE CULTUREL ET HISTORIQUE CORSE-RUSSIE-UKRAINE

1921. De la Crimée à la Turquie. De Gallipoli à Bizerte. L'exode des "Blancs".


1921. De la Crimée à la Turquie. De Gallipoli à Bizerte. L'exode des "Blancs".

Les chevaliers mendiants
Par Georges Oudard et Dmitri Novik
Librairie PLON - 1928

 
Cet ouvrage (devenu rare) intéresse plus particulièrement les descendants des réfugiés du RION, dans la mesure où le dernier chapitre, intitulé "La vallée des roses et de la mort" décrit de manière très réaliste les conditions terribles du séjour des "Blancs" à GALLIPOLI avant leur embarquement sur le RION pour la Corse.
Il s'agit d'un ouvrage historique - quelque peu romancé - consacré à la révolution russe de 1917, mais essentiellement axé sur les heurs et malheurs des armées blanches.
L'héroïsme inutile des officiers de "l'Armée des Volontaires", qui sous les ordres de Denikine ont mené la terrible "campagne de glace" dans les territoires cosaques du Kouban et du Don est décrit avec une évidente sympathie.
Les épisodes relatifs à la débâcle de l'armée Wrangel, saisissants de réalisme, permettent de comprendre le contexte de la retraite de Crimée et décrivent les conditions dramatiques dans lesquelles s'est effectuée l'installation temporaire en Turquie (Gallipoli) des rescapés de cette armée vaincue mais toujours animée d'un courageux esprit de revanche.
L'hagiographie dont bénéficient les principaux chefs des armées blanches "du sud" confère à l'ouvrage un caractère partisan, d'autant qu'il passe sous silence leurs excès tout en mettant l'accent sur la barbarie des "Rouges".
Mais les témoignages recueillis par les auteurs font de ce livre un document précieux qui permet d'appréhender certes les réalités cruelles de la guerre civile, mais aussi ses grandeurs longtemps occultées.
Ajoutons pour conclure que le style de l'ouvrage confère aux derniers combats des armées blanches le caractère d'une épopée particulièrement  tragique.
J.M
 

P.S 1 : 
Nous reprenons ci-après un extrait  de cet ouvrage, paru sur le site :
www.leconcombre.com
de Nikita Mandryka, fils d'un officier de la marine impériale russe réfugiée à Bizerte, devenu en France auteur de B.D renommé (décédé  le 13 juin 2021).

 
P.S 2 :
Cf. Sur notre site rubrique "Russes Blancs en Afrique de nord française"  .

https://www.kalinka-machja.com/Russes-blancs-en-Afrique-du-Nord-Francaise_r63.html


 
 

Alexandre Manstein
Alexandre Manstein

Georges Oudard et Dmitri Novik : Les Chevaliers Mendiants (leconcombre.com)

 
LE DERNIER VOYAGE
ou
"Comment le Grand-Père du Concombre,
le Commandant
Alexandre Manstein ramena son torpilleur le Jarky à Bizerte."


(Octobre 1920-janvier 1921)

 

 


. LE DERNIER VOYAGE
.... (Octobre 1920-janvier 1921)
.... Le soleil d'Afrique illuminait l'icône dorée du Jarky pendue dans la cabine du commandant, au-dessus de la couchette où le capitaine de corvette Manstein reposait immobile, la bouchée ouverte, enroulé comme une momie dans un vieux drap jaunâtre.
.... Un silence de mort régnait sur le torpilleur. Depuis quarante-huit heures, personne ne s'était levé à bord. Officiers et matelots, abrutis par tant d'années de combats, de privations et de misère, dormaient d'un sommeil tenace que berçait, sans l'interrompre, le clapotement léger des eaux bleues du lac de Bizerte. Enlisés dans leurs rêves et dans leurs cauchemars, le visage retourné contre la toile pour ne point voir venir le jour, tous savouraient la volupté de ne plus se sentir vivre en se sachant vivants.
.... Cependant l'aveuglante lumière du matin, perçant la couche de crasse qui dépolissait le hublot, envahissait la cabine de Manstein. Elle frappait ses cloisons d'acier peintes en gris, fouillait, indiscrète, dans son désordre minable. Sur l'étroit bureau où était placée en évidence une photographie de l'empereur Nicolas II, traînaient, parmi les paperasses, un bouton de manchette cassé, un col de Celluloïd bleui et une pauvre casquette usée par la mer. La vareuse était tombée au pied du lit, à côté d'une navrante savate. Seul le manteau d'uniforme accroché à une patère conservait un aspect vaguement propre.
.... Les rayons de plus en plus ardents du soleil attaquaient maintenant l'homme endormi. Doucement, ils chatouillaient ses paupières closes pour les forcer à s'ouvrir. Manstein essayait de lutter, ramenait le drap sur sa tête, se rapprochait du mur qui commençait de répandre l'odeur puante de la peinture chaude. Bientôt le commandant, à bout de résistance, poussa un gémissement grêle d'enfant malade, puis se dressa furieux sur son séant. Hébété, il contempla la cabine, regarda l'icône, ne parut rien comprendre. L'oreille tendue, il écoutait. Les machines ne tournaient plus. Que se passait-il? Il se rappela confusément qu'on avait jeté l'ancre. Mais où? À Sébastopol. Non. À Constantinople? Non. À Malte? Peut-être. Alors il souvint tout à fait. L'escadre de Wrangel avaient achevé son tragique voyage. On était à Bizerte. Il n'en doutait pas et n'en était point sûr. Pesamment il se leva, enfila un caleçon sale, chaussa au passage la savate solitaire, et, d'un pas chancelant, avança vers le hublot. Beaucoup de rouille verte couvrait le cuivre, et ce fut avec peine qu'il dévissa la poignée. Enfin, le hublot s'ouvrit et d'abord, ébloui par la lumière, il ne vit rien. Lentement, le brouillard jaune et brun rempli d'astres tournants qui voilait son regard se dissipa. Il distingua une côte basse, prolongée de prés verts entre des cactus tordus. D'arides montagnes brûlées enfermaient l'horizon Au bord de l'eau, un tirailleur nègre à chéchia rouge montait la garde. On était bien à Bizerte.
.... Manstein considérait, stupide, le paysage inconnu qui s'étalait devant lui. Il passa la tête par l'ouverture ronde et, en se penchant, aperçut le dreadnought Général Alexéev, le croiseur Almaz, les torpilleurs Zvonky, Zorky, Capitaine Saken, les canonnières brise-glace Djiguit et Vsadnik, des sous-marins, d'autres bâtiments de guerre indistincts dans la brume de chaleur. Toute l'escadre russe était là bien alignée, sans vie, comme prisonnière du malheur.
.... Manstein referma rageusement le hublot et grogna d'une voix sourde:
.... - Maintenant, c'est fini, fini! Il bouscula tous les objets qui encombraient le bureau, à l'exception du portrait de l'empereur; s'assit sur la table et, les bras croisés contre sa chemise pourrie, jeta un regard de pitié vers l'épaulette dédorée de sa vareuse :
.... - Capitaine de corvette Manstein, marmotta-t-il ironiquement, fini, fini aussi.
.... Il ne savait pas s'il devait rire comme un fou ou pleurer comme un gosse. La joie fière qui éclaira soudain son visage fit bifurquer le cours de ses pensées A mi-voix, pour ne pas réveiller les autres qui dormaient encore derrière la cloison, il lança, le menton tendu, à des interlocuteurs imaginaires :
.... - Tout de même, tas de salauds, vous ne l'avez pas eu mon bateau. Vous auriez bien voulu, hein ! que votre immonde torchon rouge battît sur le Jarky. A bas les pattes, assassins et fripouilles. Rappelez-vous? Naguère, un moment, vous aviez presque mis la main dessus Mais j'étais déjà là et vous ne l'avez pas eu. Vous ne l'aurez plus jamais. Ces messieurs de l'Etat-Major avaient décidé de vous le laisser. J'ai refusé d'obéir. Tant que Manstein sera vivant, vous n'y toucherez pas au Jarky. Vous entendez? Rompez! Où donc ai-je fourré mon autre savate? "
.... Il alla la ramasser à quatre pattes sous la couchette, enfila sa vareuse et retourna rêver au hublot.
.... La sentinelle nègre était toujours là. Au milieu de son noir visage, riait une double rangée de dents blanches. Le commandant l'interpella mentalement :
.... -Tu n'avais dû jamais voir de Russes, mon garçon. Moi, je n'avais bien jamais vu de tirailleurs. Ah! si l'on m'avait prédit, il y a trois mois, que nous serions là face à face aujourd'hui, à Bizerte ! "
.... Il y a trois mois! Wrangel tenait encore la Crimée, le drapeau russe, le vrai, flottait à Sébastopol. Sébastopol? Y retournerait-il un jour? A la guerre, c'est moins difficile de garder que de reprendre.
.... - Comme les choses ont mal tourné vite, réfléchissait Manstein. Il y a trois mois, tout marchait assez bien. Hum! Voyons, nous sommes aujourd'hui le 6 janvier 1921 . Décembre, un; novembre, deux; octobre, trois. Que se passait-il le 6 octobre dernier? Rien encore, mais ça commençait de puer bougrement. De mauvais bruits circulaient déjà dans les états-majors qui sont, entre parenthèse, de beaux réceptacles de crétins. On chuchotait tenir d'une source secrète et sûre que les voyous de Moscou avaient décidé d'en finir une bonne fois avec " l'hydre de la contre-révolution ". Ils venaient de terminer leur campagne de Pologne, et on leur prêtait l'intention d'attaquer prochainement l'isthme de Pérékop, pour s'emparer avant l'hiver de la Crimée. Moi je n'y croyais pas d'abord! Mais bientôt la menace se précisa. On apprit l'arrivée sur le front ennemi du Rournain Frunze que les siens appellent le Bonaparte rouge, et de son chef d'état-major, ce vieux gredin d'ancien général Pétine, Une, deux, trois, quatre, cinq armées soviétiques débarquèrent à leur suite. Et puis, il en dégringola encore deux autres, et des toutes neuves celles-là, dont une uniquement composées des fameux cavaliers de Boudenny. Alors, la nouvelle courut que les bandes de Makhno se joignaient aux Rouges. "
.... Ce dernier renseignement, à l'époque, avait bien égayé Manstein qui refusait de prendre au sérieux le prétendu ataman du peuple comme se nommait le personnage. Pour lui, cette courte brute sanguinaire, ce vulgaire bandit de grand chemin, changeant de camp an gré de sa folie et de ses intérêts, n'était qu'un sinistre saltimbanque. Il en avait assez d'entendre raconter que ce vil idiot faisait rouler à fond de train en voitures, sur toutes les routes du Sud de la Russie, ses hordes de brigands, et trônait lui-même dans un carrosse écarlate. " Tant mieux s'il entre dans le bal qui se prépare, tonnait alors le commandant. L'occasion sera bonne de s'en saisir et de le pendre haut et court. "
.... Cet optimisme éclatant n'était pas partagé par tout le monde. Maldino était, sans aucun doute, une canaille mais une canaille maligne. S'il passait, à un instant aussi décisif, du côté des Rouges, c'est qu'il était certain de leur victoire.
.... Que pouvaient, en effet, contre les forces considérables de Moscou, dotées d'une énorme artillerie de campagne, de nombreuses pièces lourdes, de gaz asphyxiants, de liquides enflammés, les trente-cinq mille derniers combattants de l'armée volontaire disposant de moyens dérisoires? Mourir, oui. Tenir, non.
.... Ce n'avait jamais été l'avis de Manstein
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PAGE DEUX
.... - Ils n'étaient que trente-cinq mille, soit; mais le front était court et la position forte.
.... - C'est-à-dire qu'elle le serait devenue si elle avait été mieux aménagée, aurait pu lui répondre le contradicteur imaginaire à qui s'adressait cette vaine récrimination. Évidemment, on aurait dû construire des fortifications plus sérieuses, et surtout des emplacements bétonnés qui eussent permis d'installer derrière les marécages des Sivaches les pièces de marine à longue portée indispensables à la défense. On aurait dû! Mais l'argent manquait. Manstein le savait bien.
.... - Oui, oui, répétait-il songeur. Les bourgeois souhaitaient notre victoire mais ils n'ouvraient pas leur bourse.
.... Alors?
.... Alors, le 27 octobre, dans la nuit, l'ennemi déclencha son attaque. Les Rouges, avançant dans l'eau glacée des Sivaches, tombèrent dix contre un sur les cosaques du corps de Fostikov épuisés par une longue année de guérilla à travers les montagnes du Caucase. La lutte, qui se déroulait au milieu des marécages où pataugeaient furieusement enchevêtrés les cavaliers, les auto-canons et l'infanterie, fut sauvage et s'acheva par la défaite des cosaques, Bientôt les Rouges s'emparaient de la position principale de l'isthme. Déjà cernés, le régiment d'assaut dit de Kornilov et le second régiment des officiers dit de Drosdovsky les attaquèrent dans le dos et réussirent, filant entre leurs rangs, comme des flèches, à s'échapper de l'étreinte. L'ennemi n'en commença pas moins d'envahir la Crimée. Une dernière ligne de défense, vers laquelle tous les Volontaires se précipitèrent, avait été préparée à Youchoun. C'était là que devait se livrer la suprême bataille qui déciderait du sort de l'armée. Les Rouges ne négligèrent rien pour l'emporter. Deux cents canons sur un front minime - ce qui ne s'était jamais vu encore depuis le début de la guerre civile - ouvrirent un feu d'enfer pendant des heures contre les minces tranchées des Volontaires qui ne disposaient plus que de quelques pièces usées et d'un nombre. limité de coups. On les réserva pour abattre l'assaut ennemi. Les tranchées, une fois aplanies, les communistes, les Lettons, les Chinois, les Magyars s'élancèrent pleins de fougue contre les patriotes. Derrière leurs vagues innombrables, se hérissaient dans le soleil les hallucinantes silhouettes des diables rouges, ainsi appelés parce que les cavaliers de ce corps d'élite sont entièrement vêtus de rouge et portent des bonnets à cornes.
.... Les Volontaires, sacrifiant là leurs derniers obus, leurs dernières bandes de mitrailleuses, tiraient sans discontinuer dans cette masse pressée. Fauchés par centaines, fauchés par milliers, les Rouges reculaient un instant, puis des nouvelles vagues s'élançaient avec les mêmes mouvements d'une mer agitée. Ce flot ivre, indifférent à la mort, retourna ainsi, à certains endroits, au cours de la nuit, trente-cinq fois à la charge. Et trente-cinq fois, il fut repoussé par les contre-attaques du régiment d'assaut de Kornilov et les charges furieuses de la cavalerie des cosaques du Don, commandée par le brave général Kalinine. La grande plaine couverte de cadavres ensanglantés ressemblait à un affreux lac beige et rouge. Du côté des Volontaires, les généraux conduisaient en personne leurs troupes à l'assaut. Plusieurs furent tués, presque tous autres furent blessés. Le 29, quand la position entière. tomba entre les mains de l'ennemi, les meilleurs régiments étalent anéantis, le reste de l'armée était à toute extrémité.
.... Manstein, pour évoquer ces heures atroces, avait fermé les yeux. Ses paupières abaissées semblaient s'incliner devant les camarades inconnus qui avaient péri dans le carnage. Il les releva pour adresser à la Mère de Dieu peinte sur l'icône une prière ardente : " Que votre Fils ait pitié de leurs âmes que la mitraille a plus déchirées que le péché. "
.... - Après, balbutia-t-il quand il eut fini de prier; après? hélas! c'était déjà fini.
.... Le même jour, Wrangel lança l'ordre de retraite générale vers les ports. La partie était irrémédiablement perdue; il ne restait plus qu'à fuir. On jeta un rideau de cavalerie en avant pour couvrir l'immense repli de l'armée décimée et de toutes ces femmes, de tous ces vieillards, de tous ces enfants qui étaient venus naguère chercher un refuge en Crimée contre la tyrannie bolcheviste, et qui s'en allaient maintenant en funèbres cortèges sur les routes menant à Sébastopol, à Yalta, à Théodosie, partout où l'on annonçait que des bateaux attendaient la population résolue à émigrer.
.... Ainsi s'achevait, par l'abandon définitif de la terre natale, la prodigieuse épopée des Volontaires qui avaient vu briller un jour le soleil de la victoire à deux cents verstes à peine de Moscou.
.... Jours noirs! Jours affreux! Manstein se revoyait à Sébastopol. D'heure en heure, l'inquiétude grandissait dans la ville. Le rideau de cavaliers pouvait être d'un instant à l'autre bousculé par les Rouges. On craignait les pires désastres, un massacre général. Alors on apprit que Frunze avait envoyé à Wrangel un radio lui promettant, s'il capitulait, l'amnistie et le pardon complet pour lui et ses troupes.
.... Mais cette déclaration généreuse ne concordait pas avec les ordres signés de Trotzky, trouvés sur les cadavres bolchevistes et qui avaient été transmis en toute hâte à l'État-Major Général. Le commissaire de l'armée accordait aux soldats, comme récompense de leur victoire, le droit, pendant quatorze jours, d'exterminer librement les ennemis du peuple et de piller leurs demeures.
.... Les malheureux qui avaient réussi à s'échapper des villes déjà occupées racontaient que les exterminations avaient commencé partout. Elles étaient dirigées par le communiste hongrois Bela Kun, chassé naguère de Budapest et qui travaillait maintenant pour le compte des Soviets avec une si belle ardeur que Trotzky lui-même fut obligé de le relever bientôt de ses fonctions. Il avait déjà exécuté cinquante mille personnes et se sentait. de taille à continuer.
.... Ces jeux barbares divertissaient fort les Rouges qui, harassés de fatigue, démoralisés par les pertes subies, préféraient s'attarder à boire et à tuer aux étapes que s'en aller risquer leur peau en poursuivant l'armée en retraite.
.... Les officiers, les bourgeois, les prêtres, les paysans, les ouvriers mêmes qui périssaient à l'intérieur sous les coups des Chinois, des Magyars, des Lettons, des Juifs et des communistes, aidaient ainsi, sans le savoir, leurs frères plus heureux en marche vers les ports, anxieux de voir enfin surgir, au bout de leurs regards las, les navires sauveurs qui les emporteraient vers l'inconnu. Le 29 octobre au soir, les premiers arrivaient à Sébastopol.
.... - C'est alors que ces abrutis de l'État-Major... gronda Manstein redressé.
.... Il se coupa lui-même la parole en se donnant une tape sur la bouche. Il venait de se rappeler que les camarades dormaient toujours sur le torpilleur, à gauche de sa cabine. Une pareille attention à cette minute précise, était méritoire de sa part car il se sentait à nouveau envahi par la même sombre colère qu'il avait éprouvée deux mois plus tôt en recevant de l'État-Major de la flotte les ordres écrits relatifs à l'évacuation. Il y était prévu que celle-ci devait être terminée le 1er novembre au coucher du soleil. Contre cela, il n'avait rien dit, bien qu'il eût préféré qu'on restât tous à Sébastopol pour s'y faire tuer jusqu'au dernier après avoir assommé 1e plus possible de ces voyous. Mais où son indignation avait éclaté - et elle éclatait encore - c'est quand il avait lu le passage concernant son bâtiment. Chacun savait que les gros mots et les jurons ne lui faisaient pas peur. Il reconnaissait pourtant n'avoir jamais tant gueulé, au cours de sa carrière d'assez jeune marin, que ce matin-là. Ah! quelle journée. Il la revivait minute par minute. Il se revoyait arrachant le manteau de la patère avec un grand geste furieux, et bondissant sur le pont, avant de se ruer vers Sébastopol à la recherche de ces polissons accroupis derrière leurs machines à écrire et qui avaient osé lui adresser un ordre aussi abject.
.... Une fois, à terre, il était allé d'abord droit devant lui comme un fou; mais bientôt il avait dû ralentir le pas. Une foule épaisse de réfugiés bouchaient les rues et barraient les chemins conduisant aux quais. Aucun désordre. Chacun attendait, sto•que et sans impatience, son tour d'embarquer. Rarement les aspirants chargés de la police avaient à intervenir. Après s'être frayé un passage à travers cette cohue muette, il avait atteint la ville. La plupart des boutiques étaient fermées et les portes des maisons grandes ouvertes. On aurait cru que toute la population se préparait à partir.
.... Il se souvenait s'être alors arrêté au milieu de la chaussée pour s'indigner tout haut.
.... Il avait échappé aux Allemands à Réval, aux bolchevistes à Pétrograd; il avait tiré jusqu'à Novorossisk le torpilleur Jarky mal en point et qui serait tombé autrement aux mains de l'ennemi. Il l'avait sauvé, réparé, rendu apte à la navigation et au combat. Pendant deux ans, il avait lutté contre les Rouges partout où il les avait rencontrés. Et c'était pour s'entendre dire aujourd'hui par un tas d'idiots qui n'avaient peut-être jamais vu la mer : " Commandant, transférez votre équipage sur le Zvonky; nous avons, en effet, décidé de laisser là le Jarky, de l'abandonner aux communistes. "
.... Eh bien! non, il ne l'abandonnerait pas. Il refusait d'obéir et il allait aller le dire tout de suite à l'État-Major. Cette décision était absurde, honteuse ! Ah! il ne leur mâcherait pas les mots. Et, d'avance, il répondait aux objections qu'on lui présenterait. Ce petit discours, il n'en avait pas oublié une syllabe. Il le répétait aujourd'hui, face à la sentinelle nègre, pour soulager sa colère revenue.
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PAGE TROIS
.... Mon torpilleur a été endommagé pendant la campagne d'été dans la mer d'Azov? Je le sais bien ! Il a une voie d'eau? Je le sais bien! Voilà deux mois que j'attends mon tour de passer dans les bassins. Toutes ses machines sont démontées et il ne peut plus bouger? Je le sais bien: Mais je m'en moque! Vous entendez, je m'en moque! Nous partons dans trois jours. En trois jours, j'ai le temps de ramasser toutes les pièces actuellement éparpillées dans les usines. Quoi? Mes chauffeurs et mes mécaniciens vont me claquer dans la main? Mais je le sais bien que le général Wrangel a autorisé qui voudrait à quitter l'armée et que ces gaillards-là me lâcheront. Je vous dirai encore que je m'en moque. S'il le faut, je les remonterai moi-même, mes machines. En trois jours? Non, je ne suis pas exactement un abruti. J'exécuterai le travail en route. Oui, en route parce que j'exige que vous me fassiez remorquer par n'importe qui, mais que vous me fassiez remorquer. Je suis poli et fichez-moi la paix! Ma voie d'eau? Encore un coup, je m'en moque, de ma voie d'eau. J'ai des pompes à bord, n'est-ce pas? Elles ne sont point là pour qu'on les regarde, je suppose, mais pour qu'on s'en serve. Alors je m'en servirai. Je ne serai pas envahi, je ne coulerai pas. Je ne vous demande que de me remorquer. Ne vous occupez point du reste; je m'en charge. Non, je ne suis pas un homme inouï. Je suis un marin, un vrai, et c'est tout. Un marin ne laisse pas son navire dans un port qui va être pris par l'ennemi. Le mien quittera Sébastopol, ça je vous le jure. Il n'y a personne au monde qui m'empêchera de faire mon devoir.
.... Manstein, tout en monologuant de la sorte, était arrivé ce jour-là devant le palais de la Tchesmenskaya, où se trouvaient réunis tous les services de la marine de la mer Noire.
.... On ne le promena pas de bureau en bureau. Il savait ouvrir les portes lui-même et parler à n'importe qui d'un ton ferme. L'habitude qu'il avait de regarder les gens dans les yeux l'empêchait de s'attarder trop à compter les étoiles et les aigles cousus sur leurs épaulettes, Il vit donc l'amiral et s'en fit écouter. L'autre, absorbé par mille soucis, consentit à tout pour se débarrasser au plus vite de ce quidam exalté. Il voulait être remorqué? Eh! bien, on le remorquerait. Qui? Décidément ce capitaine de corvette exagérait!
.... - On vous le fera savoir demain, lui cria dans l'oreille un officier en le poussant dehors.
.... Ouf!
.... Manstein ne s'était pas froissé des façons un peu cavalières de cet imbécile. On acceptait de le remorquer; le Jarky ne serait pas livré aux voyous de Moscou! C'était l'essentiel. Il avait alors mieux respiré et comme avait dû respirer, cent soixante-dix-neuf ans plus tôt, son illustre aïeul le capitaine de la garde Manstein en sortant avec sa compagnie du palais des tsars où il venait de chasser Jean VI et sa séquelle allemande pour mettre, à sa place sur le trône, Elisabeth Petrovna, la fille de Pierre le Grand.
.... Quand on a de pareils ancêtres, on ne peut être que monarchiste. Il l'était, l'avait toujours été, et le serait jusqu'à la mort. Foin des sots qui pouffaient parce qu'il s'était si longtemps entêté, en dépit de tout le monde, à rédiger ordres et rapports au nom du tsar.
.... Il s'était toujours moqué des rieurs qui ne manquaient point, par intervalles, de s'amuser de lui derrière son dos. Sa robuste foi, en effet, n'allait pas sans un, peu de. superstition et de simplicité. Pour rien au monde, par exemple, il n'aurait pris la mer un lundi, le lundi étant - chacun sait cela! - un jour néfaste. L'amiral l'ignorait, et il arrivait souvent que ce cancre l'envoyât patrouiller ou se battre un lundi. Instantanément, Manstein inventait un accident de machine qui durait exactement jusqu'à minuit une minute. A partir de mardi O heure, on pouvait faire de lui ce qu'on voulait jusqu'au dimanche soir. Jamais il n'aurait supposé qu'on pût sourire d'une croyance aussi saine et qu'on le soupçonnât d'être, en la circonstance, un tantinet indiscipliné. Car il savait l'appliquer, lui, la discipline, avec un ton sec, des façons brusques, autoritaires, qui empêchaient les officiers et les matelots de l'aimer tout de suite. On se rattrapait plus tard, dès qu'on le connaissait mieux. Car il était, en dépit de sa brutale écorce, tout ensemble bon, brave et magnifique. A l'occasion, il n'oubliait même pas d'être gai, voire assez gaillard.
.... Pour l'heure, il s'épongeait le front, assis au bord du lit. Il avait aussi chaud que ce jour-là où il était revenu du palais de la Tchesmenskaya, furieux contre ces ânes mais content tout de même de l'avoir emporté.
.... Rentré à bord, il n'avait plus perdu son temps. Des corvées avaient été immédiatement envoyées à terre avec l'ordre de reprendre aux usines les pièces démontées des machines. C'était ce qui pressait le plus avec la remise en état du gouvernail. Après quoi, il avait commandé au reste de l'équipage de vider, et rapidement, les magasins d'approvisionnement et les docks du port.
.... - Le Jarky, se racontait-il, ressembla bientôt un bazar. Des cales au pont, s'empilaient les marchandises les plus diverses : du pain, des conserves, des peaux, des étoffes, du naphte, de l'acier. On prenait tout ce qu'on pouvait! Il fallait emporter de quoi manger et aussi des matières premières d'une vente facile pour payer en route le charbon, les droits de stationnement, les multiples dépenses du voyage. Du jour au lendemain, on allait se trouver sans un centime. Il était évident qu'aussitôt la Crimée abandonnée, le papier-monnaie imprimé par le Gouvernement du Sud de la Russie ne vaudrait plus rien. Jamais l'avenir n'avait paru aussi noir. D'abord on ne savait pas où l'on allait.
.... Le général Wrangel l'avait déclaré dans son dernier message à l'armée et à la population: "Le sort des partants est absolument inconnu. Aucune nation étrange n'a encore consenti à les recevoir. Dans ces conditions, le Gouvernement du Sud de la Russie se voit dans l'obligation de conseiller à tous ceux qui ne sont pas directement menacés par les représailles de l'ennemi de demeurer en Crimée. Il prévient enfin les réfugiés qu'il ne possède aucun moyen pour les aider pendant la traversée et après."
.... Chacun avait lu ces lignes peu rassurantes, et l'effroi se lisait sur tous les visages. Les familles des marins, bien qu'un transport spécial leur eût été affecté, refusaient d'y embarquer et s'installaient auprès de leurs proches sur les navires de guerre. Ainsi, on était certain de ne plus être séparés. Si les bateaux réussissaient à prendre la mer, on descendrait ensemble dans le même port. Si les Rouges pénétraient à Sébastopol avant la fin de l'évacuation - ce. qui était fort possible - on aurait au moins la consolation de s'embrasser une dernière fois avant de mourir.
.... Une trentaine de femmes et d'enfants, cramponnés aux pauvres débris de leurs biens contenus dans des sacs et dans des caisses, avaient envahi déjà le Jarky. Ils gisaient sur les couchettes des cabines, sur les hamacs des matelots, ils encombraient le pont étroit du torpilleur. Toutes ces personnes dolentes gênaient les mouvements des hommes employés au chargement et qui devaient exécuter encore ce travail avec une précipitation folle.
.... Les officiers et l'équipage ne mangeaient plus, ne dormaient plus. Par intervalles, on avalait un peu de thé tiède en grignotant un morceau de pain; puis, les manches retroussées, soufflant et suant, on recommençait de hisser les ballots de peaux, les blocs d'acier.
.... - Oh! les braves gens, soupirait Manstein en évoquant tout cela.
.... Au milieu de cet affairement, étaient arrivés les volontaires choisis au hasard dans l'armée pour remplacer les mécaniciens et les chauffeurs qui se préparaient à abandonner le bord. Le commandant revoyait ces malheureux matelots, qui se figuraient, bien à tort, que leur qualité de prolétaire leur vaudrait la clémence des Rouges, s'éloigner en troupe le long des quais vers les faubourgs; Certains tiraient derrière eux leur femme et leurs gosses. Ils s'en allaient se cacher dans les montagnes avec l'espoir de rentrer à Sébastopol aussitôt les premiers massacres passés. Cependant les nouveaux venus s'installaient à leurs places. La plupart n'étalent jamais montés de leur vie sur un navire de guerre. Ils contemplaient, stupides, les pièces étiquetées enfin rassemblées dans les salles des machines. Comment s'y prendraient-ils pour remonter toute cette ferraille?
.... - Ils n'étaient point les seuls qui se posassent la question, souriait Manstein. Ce que j'ai pu pester encore contre ces satanés états-majors qui vous envoient des charcutiers sur un torpilleur.
.... Décidément, le voyage s'annonçait mal ! Quand le commandant apprit le 30 octobre quel était l'incroyable bâtiment qui remorquerait le Jarky, sa mauvaise impression s'accentua et sa colère monta. L'amiral avait tout l'air de se moquer de lui! Il avait désigné, pour tirer le petit torpilleur, le transport-atelier géant Cronstadt qui était une véritable usine flottante servant à la fois à la réparation des navires et à la fabrication des obus, des sabres, des lances, des charrues, des pelles, des fers à cheval et même des médailles militaires. Il était impossible d'accoupler ensemble deux navires de tonnage plus différent. À tout autre moment, une pareille décision aurait pris les allures d'une assez lourde plaisanterie. On pouvait se demander encore si le Cronstadt, qui était mouillé depuis des années dans le port de Sébastopol, parviendrait jamais à lever ses ancres couvertes d'algues et de rouille. Des bruits inquiétants circulaient enfin sur le compte de son équipage composé presque entièrement d'ouvriers. On les disait peu sûrs et très capables, à la dernière minute, de se mutiner et de s'opposer au départ.
.... - Nous ne sommes pas encore sortis de Sébastopol, maugréaient les officiers résignés ou plutôt résolus à tout.
.... - Et moi je vous dis, avait gueulé Manstein, que l'on partira. Je ne veux pas leur laisser mon bateau.
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PAGE QUATRE
.... Le 31 octobre, vers le soir, il contemplait le mouvement frénétique du port où entraient quantité de navires venus à toute vitesse de Varna, de Constantinople, de Batoum et même, par un heureux hasard, d'Arkhangel et de Vladivostok, pour secourir l'armée et la population, quand il aperçut soudain le Cronstadt qui se mouvait pesamment sur l'eau. Le monstre, quel soulagement! avait pu détacher ses ancres. Les torpilleurs, alignés près du Jarky, se mettaient maintenant en route, se dirigeant vers la rade extérieure. Le petit bâtiment allait bientôt demeurer seul le long des quais.
.... - C'est vrai, se rappelait Manstein. Je ne pouvais pas me décider à donner l'ordre d'abandonner pour toujours la Russie. Mes yeux s'attachaient désespérément à Sébastopol tout poudré d'or dans le soleil couchant et je répétais monotonement : "Chargez! Chargez!"
.... Les ouvriers des ports et des chantiers grouillaient sur le quai en emportant sous leurs bras des vêtements militaires. "C'est bon pour le peuple, ricanaient-ils. Autant que les bolchevistes n'auront pas."
.... - De la sale graine, en général, tous ces gars-là, se racontait Manstein. Ils ne nous aimaient guère et pourtant ils avaient pitié de nous. Ils aidaient gentiment les matelots à porter les sacs de farine et les blocs d'acier jusque sur le pont du Jarky. Parce que nous allions tous être demain des miséreux, des vagabonds nous leur devenions soudain chers. Ah! comme ils sont demeurés Russes au fond, en dépit de la révolution. Beaucoup nous suppliaient de rester: " Ne partez pas, nous criaient-ils. Ne partez pas. Nous vous défendrons. Vous êtes nos frères. Descendez. Ne partez pas. " Ils ne nous auraient pas défendus ; mais ils le croyaient. C'était touchant et idiot. Enfin, ils s'éloignèrent, l'air navré. La nuit s'avançait ; bientôt les quais déserts se couvrirent d'ombres et tout devint indistinct. De loin en loin, on apercevait dans les ténèbres un retardataire qui courait affolé en criant le nom d'un bateau. Sur la mer triste, passèrent les transports Yalta et Grand-Duc Alexandre qui emmenaient les blessés, puis brusquement le ciel se teignit en rouge au-dessus de la ville.
.... Manstein écarquillait les yeux. Il se rappelait : on aurait dit une effroyable apothéose. C'étaient les stocks de la Croix-Rouge américaine, installés dans un vaste immeuble près de la gare, qui brûlaient. Par les centaines de fenêtres des six étages, d'énormes flammes s'échappaient, d'autres crevaient le toit; des étincelles incandescentes montaient droites parmi les étoiles. Les murs s'effondraient, des femmes, devenues folles, enjambaient les balcons, se précipitaient dans le vide. La lueur de ce furieux incendie couvrait le ciel entier, découpait en ombres chinoises les tanks et les autos démolis hissés sur les wagons de la gare, éclairait tragiquement les rues et les embarcadères parsemés de points noirs. Partout traînaient des armes abandonnées, des mitrailleuses brisées, des valises vides, des chaises, des tables; jusqu'à des armoires et des lits. Chacun était parti de chez soi avec une voiture, une brouette ou bien accompagné d'amis qui l'aidaient à porter ses bagages. Peu à peu, en avançant vers le port, on avait compris que les bateaux ne prendraient pas tout. On avait abandonné un objet, puis un autre. Cela semblait moins pénible de ne pas s'en séparer d'un coup. Le réfugié se transformait ainsi, le long de la route, en émigrant qui n'emporte sur son dos qu'un humble baluchon.
.... Les rues de la ville, illuminées par l'incendie, ressemblaient au plancher d'un intérieur déménagé à la hâte. A travers ce bric-à-brac fracassé, les troupes, venant des faubourgs, s'approchaient le dos croulant sous les sacs. Leurs pas lourds glissaient vers les quais de la baie Nord.
.... Le général Wrangel avait ordonné de laisser au peuple russe tout ce qu'on ne pourrait pas embarquer. Des chevaux, des voitures, des canons, des automobiles étaient abandonnés partout. Certains régiments, au passage, n'en jetaient pas moins leurs fusils et leurs mitrailleuses dans l'eau. Plusieurs batteries furent de même précipitées dans la mer. On entendait les hommes pestant, grognant, monter les échelles des navires sous le ciel toujours rouge.
.... Là-bas, dans la campagne, l'arrière-garde composée d'aspirants continuait de battre en retraite prête à contenir toute pression, même légère, de l'ennemi.
.... - Ainsi s'écoula la dernière nuit! murmura Manstein enfoncé dans ses souvenirs. Et l'aube du 1er novembre se leva.
.... Les grands transports de troupe sortaient à la suite. Ils étaient si chargés de monde qu'on ne pouvait les regarder sans trembler. Au début de l'après-midi, un remorqueur s'approcha du Jarky pour le tirer hors de Sébastopol.
.... C'était à cet instant précis que le commandant avait quitté le bord, en même temps que le lieutenant de vaisseau Youkovsky, après avoir passé le commandement du bâtiment au plus haut en grade, l'ingénieur mécanicien Bountchak-Kalinsky. L'amiral, qui manquait par ailleurs de personnel expérimenté, avait jugé inutile de maintenir ces deux bons officiers sur un torpilleur sans machines qu'on traînerait à la remorque. Manstein avait obéi la mort dans l'âme. Une fois débarqué, il était demeuré un moment debout au bord du quai à regarder les hélices du remorqueur attaquer l'eau dormante du port. Le Jarky s'était bientôt détaché de la terre natale et il l'avait suivi des yeux avec tendresse. On dirigeait lentement le torpilleur le long de la côte, vers la sortie où des dizaines de navires de toutes tailles attendaient l'ordre de se mettre en route. Sur leurs ponts, pareils à des fourmis, se pressaient des milliers de petites figures ternes dont le regard ne se détachait point de la ville. En entendant les cloches des églises de Sébastopol qui lançaient maintenant dans l'air morne un glas funèbre, les émigrants se découvrirent. Il était environ cinq heures de l'après-midi.
.... Manstein, très ému, gagnait son nouveau bord, quand brusquement une sourde rumeur de pas résonna dans son dos. Il se retourna. Une foule énorme de gens débouchait de la perspective de Nakhimov. Un homme très grand et très maigre marchait à leur tête. Il portait l'uniforme noir et rouge du régiment d'assaut dit de Kornilov. C'était le général Wrangel qu'accompagnait jusqu'au port la population de Sébastopol. Les aspirants qui avaient maintenu l'ordre dans la ville se rangèrent pour une dernière prise d'armes sur les quais. D'une voix ferme, le général les remercia de leur service et les félicita de l'héroïsme militaire dont ils avaient fait preuve partout et particulièrement à Novorossisk. Il ajouta :
.... - Messieurs, nous partons pour l'inconnu. Je ne sais absolument rien de ce qui nous attend. Préparez-vous aux pires épreuves, aux plus dures privations en vous rappelant toujours que la délivrance de la Russie est entre nos mains.
.... La prise d'armes terminée, Wrangel se dirigea vers la vedette qui devait le conduire au Général Kornilov. Arrivé presque au bord de l'eau, il se retourna vers le Nord, dans la direction de Moscou, et enleva sa casquette. Il fit alors un grand signe de croix et s'inclina jusqu'à terre pour saluer une dernière fois la patrie qu'on abandonnait. Puis il se recouvrit lentement et, d'un pas décidé, descendit les marches du quai en gardant toujours la main à sa casquette. La foule l'avait suivi, silencieuse. Tout le monde pleurait. Quelques mouchoirs s'agitaient en l'air.
.... Manstein se rappelait encore avoir vu du pont de son nouveau bateau, les aspirants s'embarquer sur le Chersonèse, et le général Stogov le commandant de la place de Sébastopol, partir le dernier de tous en fondant en larmes. Une femme au moment où il posait le pied dans la vedette, s'était jetée sur lui pour le signer. Il était exactement six heures.
.... A sept heures quarante-cinq, les navires déjà en mer reçurent un radio du torpilleur britannique amarré en rade de Sébastopol. Le message annonçait que les premières troupes bolchevistes entraient dans la ville.
.... - Evidemment, on savait bien qu'ils allaient venir, rêvait Manstein, mais d'apprendre ainsi brusquement qu'ils étaient arrivés, ça nous a fait quelque chose. Le 2 novembre, à midi, le contour bleu des montagnes de Crimée perçait encore à l'horizon. Mais vers deux heures la terre n'était plus qu'une légère bande foncée. Et, tout de suite, la Russie n'exista plus que dans nos souvenirs.
.... Jamais la mer ne lui avait paru aussi morne, aussi étrangère, aussi hostile qu'à cette atroce seconde où il s'était senti vraiment un émigré, un sans-patrie, un sans rien le prisonnier lamentable de l'inconnu et de défaite.
.... Au milieu de ce noir désert, une pauvre petite lumière s'était mise à briller. On connaissait enfin la première escale du voyage : Constantinople. Après? Point d'interrogation. Personne n'avait encore répondu au pathétique appel adressé par Wrangel à toutes les nations civilisées du monde. Seule la France, fidèle à l'amitié, promettait sa protection dans les ports. En conséquence de quoi, l'ordre avait été passé aux bâtiments de hisser le pavillon français au mât de misaine, en laissant le pavillon de Saint-André à sa place habituelle sur la poupe.
.... Au cours de cette traversée de la mer Noire, une seule pensée avait obsédé le commandant. Que devenait le Jarky? Le Cronstadt le tirait-il bien? Ne souffrait-il pas trop du mauvais temps? Avait-on remonté les s machines? L'électricité fonctionnait-elle à nouveau? Et le chauffage? Et le gouvernail?
.... Dès le premier jour de son arrivée à Constantinople, il avait obtenu qu'on lui rendît son bâtiment Debout sur la rade de Mode désignée pour recevoir les navires russes, il l'attendait plein d'impatience. Il ne s' étonnait pas que le Cronstadt fût en retard, cet énorme transport de seize mille tonnes faisant à peine six noeuds.
.... Pendant des heures, il le guetta.
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PAGE CINQ
.... Des bateaux et des bateaux avançaient lentement dans le Bosphore cerné de montagnes jaunes et rouges. La plupart des marins russes les connaissaient bien pour avoir monté la garde en face d'elles, alors qu'il s'agissait d'empêcher les navires turcs et les fameux Goeben et Breslau de passer dans la mer Noire.
.... Manstein n'avait pu se retenir alors de sourire en pensant que, par un étrange caprice du sort, ces mêmes montagnes Si longtemps considérées en ennemies, allaient servir de refuge aux émigrés.
.... - C'était vraiment le monde renversé. Sur les deux rives du Bosphore, une foule nombreuse saluait les arrivants. Les hommes agitaient leur fez. Aux fenêtres des villas on secouait, en signe d'amitié, des draps et des tapis. Je n'escomptais guère un pareil accueil de la part de nos pires ennemis. Le traitement assez dur que leur infligeaient les Anglais installés à Constantinople explique sans doute cette attitude. Le peuple vaincu et humilié oubliait ses anciennes rancunes pour ne plus voir en nous que des frères de malheur.
.... Il était midi quand le Cronstadt parut enfin tirant derrière lui le seul Jarky. Qu'avait-il fait des deux chasseurs de sous-marins également dépourvus de machines et du petit yacht à voile de l'École navale qu'il remorquait, au départ de Sébastopol, à la suite du torpilleur? Celui-ci était encore dans un état affreux. Il n'avait plus de vergues, plus d'antenne, plus de chaloupes. Il ressemblait presque à une épave. Et puis - qu'est-ce que cela signifiait? - pas un officier de quart sur la passerelle, pas un seul matelot sur le pont.
.... - Oh! il est vraiment temps que je revienne, avait-il maugréé et que je reprenne tous ces loustics en main.
.... Sans perdre une minute, il avait sauté dans une vedette pour rejoindre le bord. Presque en même temps que lui étaient arrivés les officiers et l'équipage débarquant tranquillement du Cronstadt. Leurs faces réjouies, satisfaites, l'avaient exaspéré. Ils braillaient :
.... - Le Jarky est sauvé, commandant. Il est sauvé !
.... Il avait interrompu les exclamations joyeuses de cette bande d'écervelés coupables à ses yeux d'avoir abandonné leur bâtiment, d'une suite impressionnante de " tas de salauds ", laquelle ne paraissait d'ailleurs n'impressionner personne. L'ingénieur souriait d'un air fin, les enseignes de vaisseau Khovitch et Filaev avaient tout l'air, ma parole, de se moquer de lui; les autres aussi. Quant au vieux maître d'équipage Démiane Loguinovitch Tchmel, son petit oeil rond jubilait tout simplement. Étaient-ils devenus fous? A moins que ce ne fût lui!
.... La comédie aurait pu durer longtemps. Il ne leur laissait pas placer un mot et s'exaspérait de leur silence. A la fin, il consentit à les entendre au lieu de continuer de gueuler dans le vide. Cela valait mieux. Sa colère, tandis qu'ils lui racontaient leur histoire, tomba. Elle tomba vite; elle tomba bien. Après avoir eu envie d'abord de taper dessus, il fallait maintenant qu'il se retînt pour ne pas les embrasser tous.
.... Il écoutait les larmes aux yeux. Ah! ç'avait été un chien de voyage. Dès le départ les choses avaient mal tourné.
.... Il était minuit et la pointe d'Aïa était encore en vue, quand Khovitch avait aperçu, au moment où Filaev venait le relever pour le quart, un grand navire bien éclairé qui s'approchait. Le Cronstadt, lui, ne semblait pas le voir et continuait son chemin sans paraître se douter que la collision était imminente et certaine si aucun des deux ne changeait de route.
.... A bord du torpilleur, c'était l'obscurité complète. L'électricité ne fonctionnait nulle part. Des lanternes tendues de papier de couleur remplaçaient mal, sur la poupe et les bords, les feux réglementaires blanc, rouge, vert.
.... Les jeunes gens inquiets, pressentant seuls le danger que couraient les deux bâtiments, avaient réveillé sur-le-champ les matelots qui, une minute plus tard, étaient tous à leurs postes munis de perches et de haches. Khovitch, pendant ce temps, saisissait le porte-voix et criait de toutes ses forces dans la direction de la passerelle du transport-atelier, invisible au milieu des ténèbres. Le Cronstadt, négligeant ou n'entendant pas ces furieux avertissements, s'entêtait à ne rien faire, tandis que l'inconnu, qui était un navire d'au moins deux mille tonnes, ne changeait pas non plus de direction. Ce nigaud, comprenant enfin que le choc devenait inévitable, tenta une manoeuvre hasardeuse à la dernière minute. Il l'exécuta avec une si remarquable maladresse qu'il se plaça juste sous l'éperon du Cronstadt. On entendit immédiatement dans la nuit un fracas épouvantable. Le bord de l'inconnu cédait, un de ses mâts tomba, toutes ses superstructures s'effondrèrent dans la mer. Ils commençait de couler vivement en s'enfonçant par l'arrière. Les passagers affolés couraient sur le pont. Le Cronstadt avait, lui aussi, perdu la tête. Il reculait, l'idiot! Le capitaine ignorait sans doute que le bâtiment qui a heurté doit continuer d'avancer lentement pour tenter de masquer, en se rapprochant de l'autre, les voies d'eau qu'il a pu ouvrir.
.... - Quelle buse! sifflait Manstein.
.... Le Cronstadt ne se souvenait même plus qu'il avait quatre bateaux à la traîne. Il reculait toujours. Khovitch et Filaev épouvantés voyaient sa gigantesque masse foncer sur le Jarky. Ils craignaient tout ensemble que ses hélices s'engageassent dans les remorques qui furent aussitôt larguées; et de couler avec lui.
.... Les matelots tendaient leurs perches, pour adoucir le coup, qui ne put être évité tout à fait. En quelques secondes, l'antenne de la T. S. F. et la vergue du grand mât s'abattirent, les chaloupes furent brisées et la passerelle. endommagée.
.... Le monstre continuait quand même de s'affaisser sur le torpilleur qui glissait encore en avant. Ces manoeuvres diverses firent que le Jarky se plaça au travers du transport tandis que les bâtiments à sa suite, s'enroulant les uns autour des autres, formaient un pêle-mêle insensé.
.... Cela ne suffisait point au Cronstadt qui poussait tout le monde vers la côte rocheuse et ses fonds dangereux. Le capitaine, absolument fou ou à bout de fatigue, faisait maintenant marcher son bâtiment en avant avec sa barre toujours à gauche.
.... Sans arrêter de se livrer à ces macabres fantaisies, une idée saine lui traversa enfin la cervelle : il alluma son projecteur. On put voir alors dans le faisceau lumineux, comme dans une lanterne magique, le bâtiment qui coulait, l'avant braqué en l'air. La cloche sonnait désespérément à bord ; les passagers croyant qu'on les abandonnait poussaient des hurlements sinistres qui se répandaient sans force dans l'immensité de la mer.
.... On sut alors à qui l'on avait affaire! C'était un paquebot bulgare, le Boris, affecté au service Varna-Sébastopol et qui se précipitait vers la Crimée pour aider à l'évacuation de l'armée Wrangel. Pour l'heure, il s'engouffrait toujours de plus en plus rapidement sans que personne ne lui portât secours.
.... Le Cronstadt, qui paraissait contempler stupide son ouvrage, ne descendait point une chaloupe. L'imbécile ne savait pas probablement s'en servir! Le Jarky avait en les siennes fracassées quelques instants plus tôt, au moment de la collision, et ne pouvait faire un mouvement. Le Boris, qui savait ses minutes comptées, se tourna, prêt à disparaître, du côté de Sébastopol où un radio fut envoyé. Une seconde d'espoir allait soutenir les passagers. Un autre navire venait au large, mais il s'éloigna sans rien voir. Enfin, fonça à toute vapeur un remorqueur français, le Coq, qui, après avoir tenté vainement de tirer le Boris sur un bas-fond, ramassa l'équipage quelques secondes avant que le bâtiment ne sombrât avec les trois cadavres des matelots tués au moment de l'abordage.
.... Le Cronstadt, endolori, se remit alors posément en route. A l'aube, on s'aperçut que le yacht à voile avait disparu.
.... - Ah! mes enfants, s'était écrié Manstein.
.... - Tout cela n'est rien encore. Écoutez la suite, commandant, avaient répliqué les autres.
.... Le lendemain, au milieu de l'après-midi, et en pleine tempête, les deux chasseurs de sous-marins à leur tour s'étaient détachés. La nouvelle transmise au commandant du Cronstadt par Filaev n'avait point entamé sa placidité maintenant connue. Il s'était contenté de répondre au Jarky qu'il ne perdrait pas son temps à courir après ces méchants bateaux sans équipage, et déjà envahis par l'eau. La question ainsi fut tout de suite réglée.
.... Alors, Démiane Loguinovitch s'aperçut le premier qu'une des deux remorques du Jarky venait de casser.
.... - Est-ce que la seconde tiendra? interrogeait anxieux l'ingénieur-mécanicien Bountchak-Kalinsky.
.... - Je l'entends d'ici, le brave homme, souriait Manstein. Épatant devant ses machines; mais pour naviguer...
.... - Vous savez, sur la mer, on ne sait jamais, avait répondu le maître d'équipage. Possible qu'elle casse; possible qu'elle ne casse pas.
.... Elle avait cassé, et le Jarky, une fois détaché, avait commencé de danser sur l'eau comme un bouchon. Il piquait du nez par intervalles, sautait, virevoltait, bondissait d'une vague à l'autre à la façon d'un ballon que se renvoient les enfants.
.... Khovitch avait ramassé le porte-voix et s'essoufflait dans les ténèbres à rappeler le Cronstadt qui, avec une noble indifférence, poursuivait sa route. Il n'avait pas vu la veille un bâtiment de deux mille tonnes venant droit vers lui, pouvait-il remarquer l'absence, derrière sa poupe, d'un pauvre petit torpilleur .
.... - Salaud! gueulaient les matelots patinant sur le pont, une jambe en l'air, et se raccrochant à ce qu'ils trouvaient. Il nous traite comme les chasseurs. Salaud! Salaud!
.... Ces cris rageurs se perdaient dans le vacarme impétueux des vagues qui n'arrêtaient point de bousculer le Jarky. La mer semblait jouer avec sa proie avant de l'avaler.
.... - Ah!
.... Quel soupir! Le Cronstadt revenait. On le voyait tâtonner sur l'eau à la recherche du torpilleur éclairé par une demi-douzaine de bougies.
.... C'était une manoeuvre difficile pour un transport de cette taille, et par un tel temps et la nuit, de parvenir à rejoindre ce gringalet de Jarky. A la surprise générale, il la réussit bien et les remorques, après une heure de labeur périlleux, purent être repassées. Aussi adroit qu'entêté, Démiane Loguinovitch dirigeait le travail et en exécutait l'essentiel.
.... A minuit - décidément Saint Nicolas, patron des marins, ne protégeait plus le Jarky! - les deux remorques cassèrent encore et presque en même temps.
.... Le torpilleur abandonné à lui-même, sans machine, sans direction, roulait au gré des vagues dans le désert de la mer nocturne. Il basculait; elle grondait. l'eau envahissait tout. Les matelots, le ventre collé au pont, ressemblaient à des naufragés sur un radeau. Et la danse ne cessait pas.

.... CronstadtCronstadt! Les yeux fixes l'appelaient sans le voir. Il revint encore. Avec une bonne volonté, dont on ne l'aurait pas cru capable, il recommençait de chercher le Jarky. Cette fois, ce sinistre jeu de cache-cache entre les vagues dura longtemps. Aussitôt que le transport s'approchait du torpilleur, elles rejetaient celui-ci en arrière quand elles ne s'amusaient pas à le précipiter furieusement contre l'éperon du monstre.
.... Une lame plus violente et le petit bateau allait être éventré. Le vent à son tour s'en mêla. Chaque bout, maintenant, que lançait l'incomparable maître d'équipage était renvoyé de côté.
.... Droit à l'avant, imperturbable, Démiane Loguinovitch Tchmel, le plus adroit des marins de la mer Noire, continuait de les jeter. Les vagues l'assaillaient, le faisaient un instant disparaître au regard de tous. Chacun suivait plein d'effroi les exercices d'équilibriste nautique auxquels se livrait, sans qu'un cri n'échappât de ses lèvres, ce courageux vieillard de soixante-dix ans. Enfin, après quatre heures d'essais infructueux à travers la tempête, les remorques passèrent suri le Cronstadt qui, avec une belle vigueur, collaborait au travail en gueulant :
.... - Dépêchez-vous donc! sacrebleu. Dépêchez-vous donc!
.... La journée s'achevait quand les deux remorques à nouveau cassèrent coup sur coup.
.... - Recommençons! dit sans plus le maître d'équipage qui retourna à l'avant, souffleté par l'eau écumeuse.
.... Le Cronstadt ne montra pas la même admirable patience.
.... - Vous commencez de m'embêter sérieusement, vous autres, braillait le commandant dans le porte-voix. Écoutez bien ce que je vais vous dire et faites-en votre profit. Je dispose à peine du charbon nécessaire pour atteindre Constantinople ; je manque de vivres et je transporte trois mille passagers. Je ne les sacrifierai pour vous. Vous entendez! Je vous accorde encore deux heures et pas une minute de plus. Si, au bout de ces deux heures, vous n'avez pas réparé vos remorques, je prends vos gens à mon bord et j'envoie votre bateau au diable. Allez et grouillez-vous ! Autrement vous savez ce qui vous attend.
.... Boutntchak-Kalinsky - il l'avait loyalement avoué depuis à Manstein - avait proposé d'abandonner, à ce moment, le Jarky Le temps continuait de se gâter ; il y avait déjà dans les postes d'équipage dix centimètres d'eau que l'on vidait mal avec une pompe à main ; n'était-ce point folie que de s'acharner, à vouloir sauver le torpilleur? Quelqu'un eut alors l'idée d'ajouter à la remorque la chaîne de l'ancre. Si le câble cédait si souvent, c'était parce qu'il était trop court. A tout prendre, une seule remorque longue et un peu lâche valait mieux que deux tendues comme des cordes de violon.
.... Mais cela demandait du temps. Et le Cronstadt hurlait qu'il ne voulait plus attendre. Il fallut - et ce geste emballait Manstein - tourner le canon du côté de cette brute pour qu'elle s'assagît. On répara donc; et l'on se remit en marche.
.... Une heure plus tard l'unique remorque cassait encore et le torpilleur recommençait d'être le jouet des vagues.
.... Cette fois le Cronstadt parla haut. Il avait envoyé à l'amiral qui se trouvait, avec le général Wrangel, à bord du croiseur Général Kornilov un radio racontant les incidents à sa manière, sûr de ne pas être démenti par le torpilleur dépourvu, pour l'instant, de T. S. F. La réponse du chef de l'escadre fut rapide et nette : " Coulez Jarky après avoir pris équipage, passagers et tous objets de valeur. "
.... - Les bureaux , toujours les bureaux abrutis, grondait Manstein.
.... Lui n'aurait pas obéi. L'ingénieur naturellement avait obéi. Au milieu de la mer démontée, le petit bateau fut amarré et le Cronstadt jeta dans le vide des échelles de cordes.
.... Les femmes, prises de vertiges, poussaient des cris désespérés. Les enfants enlevés dans les bras des matelots se débattaient. On déménagea ensuite les effets, les cartes, les instruments de navigation, le journal de bord, les livres de signaux.
.... Démiane Loguinovitch, indifférent au tapage, n'en continuait pas moins - ah ! le brave type - de réparer la remorque entouré de ses matelots.
.... On se préparait à repartir, quand le maître d'équipage passa le bout au transport. Le Cronstadt daigna la prendre. Le monstre - quelle bonté ! - consentait à tirer encore le torpilleur, étant entendu qu'on ne s'occuperait plus de ce foutriquet s'il se détachait à nouveau.
.... Démiane Loguinovitch était sûr, lui, qu'on l'emmènerait jusqu'à Constantinople. Sur les conseils de l'ancêtre Maxime qui avait servi dans la marine de commerce, ne venait-il pas de jeter à la mer, retenue par une corde, une icône de saint Nicolas. C'est, chacun sait, le dernier moyen de sauver un bâtiment en détresse.
.... Et saint Nicolas qui aime les marins avait sauvé le Jarky. Lui en avait-il assez adressé de prières, le bon vieux, pendant toute la traversée. Pas une minute, il n'avait quitté l'arrière. Pas une minute, il n'avait cessé de guetter le câble et de répéter, le regard fixe, :
.... - Saint Nicolas, ne laissez pas partir le Jarky sur la mer ! Saint Nicolas, protégez le Jarky! Faites cette grande joie à celui qui vous a toujours bien aimé. Saint Nicolas, sauvez le Jarky!
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PAGE SIX
.... Manstein alla ouvrir le hublot. On étouffait décidément dans cette cabine! Le tirailleur nègre continuait de monter la garde. Il ne le voyait pas. Ses yeux, comme ceux de Démiane Loguinovitch, contemplaient le Jarky sautant sur la mer, derrière cet imbécile de Cronstadt.
.... Ce n'avait pas été sans peine que ses officiers et ses chers matelots avaient pu trouver à gîter là dedans.
.... Le monstre ne contenait, en dépit de ses énormes dimensions, qu'un nombre insignifiant de cabines. L'espace occupé par les ateliers laissait encore peu de place disponible. C'était au point qu'on avait eu les plus grandes peines à isoler une jeune femme prête d'accoucher.
.... Le pont, pareil à un campement de nomades, avait été compartimenté par ses occupants avec des couvertures, des draps, des pardessus tendus. Certains avaient construit des murs de sacs, de caisses, de malles. Chaque alvéole contenait pour dormir un lit de camp, un matelas, une natte, un paquet d'effets, et le plus souvent rien du tout. Sur le plancher traînaient des théières, des thermos, des assiettes, des verres, quelquefois un vieux petit samovar. Des pieds dépassaient ces bizarres réduits traversés par d'étroits passages plus ou moins sinueux.
.... Les escaliers étaient couverts en permanence de personnes désoeuvrées qui montaient et descendaient les marches sans savoir comment tuer le temps. Dans les cales, dans les ateliers, sous les machines-outils, les gens s'étaient constitué de pittoresques logis de fortune dont quelques-uns avaient presque un air d'élégance parce qu'ils étaient décorés de rubans, de photographies ou d' un petit miroir. On venait se rendre visite d'une place à l'autre, on bavardait, on s'offrait du thé, on chantait les tristes chansons du pays. Les plaisanteries, les éclats de rires fusaient entre les gémissements et les bruits de dispute. On se chamaillait pour une fourchette perdue, pour un empiétement ridicule sur le domaine du voisin. Les chapardeurs étaient durement châtiés. Une fois, l'opulent propriétaire d'une unique boîte de sardines, soutenu par plusieurs personnes trop nerveuses, ne balança pas à jeter à la mer son voleur. Ce pauvre type affamé était tellement en loques qu'on ne pouvait distinguer si c'était un militaire ou un civil.
.... Devant les cambuses, devant les lieux d'aisance, devant les robinets d'eau chaude, se pressaient de longues files d'hommes et de femmes ravis d'avoir un prétexte pour user de cette manière au moins une heure ou deux. Les derniers de la queue chantaient afin d'abréger l'attente; les premiers éprouvaient en rapprochant du but la joie frénétique du joueur qui empoche un gros gain, à la fin d'une partie longtemps incertaine.
.... Bountchak-Kalinsky, Filaev, Khovitch et les autres avaient raconté toutes leurs mésaventures au commandant, et qu'ils retournaient d'heure en heure à l'arrière pour aller voir si le Jarky était toujours là. Personne ne parlait en suivant des yeux le petit navire. Lorsqu'un nouvel arrivant se présentait, dix sourires se tournaient de son côté et le rassuraient d'avance. Oui, le Jarky tenait bon! On le voyait, mince et grêle, danser un peu au bout de la longue remorque qui avait plusieurs centaines de mètres. Il semblait bien désormais qu'on ne le perdrait plus sur cette mer redevenue complètement calme.
.... Manstein avait tellement interrogé ses officiers qu'il n'ignorait rien de leurs aventures, de leurs déboires.
.... Ils lui avaient dit l'humiliation ressentie par tous quand on avait hissé à bord, après un simulacre de visite sanitaire à Kavaka, le drapeau jaune de la quarantaine. Quarantaine diplomatique.
.... - C'était clair ; on voulait nous empêcher de descendre à terre. On nous traitait comme des pestiférés. Mais le plus dur, commandant, ç'a été de défiler dans le Bosphore, devant les navires alliés qui ne nous saluaient plus.
.... Il se souvenait. Lui aussi avait éprouvé la même impression désagréable. Mais il ne leur en voulait pas, à ces anciens camarades. Il se rappelait même avoir crié :"Bonjour, l'ami" à sa vieille connaissance le croiseur français Waldeck-Rousseau, commandé par le capitaine de vaisseau Dumesnil, si populaire parmi les Russes.
.... Il revoyait la rade de Mode. Quelle animation! Une vraie ville flottante. Plus de cent trente mille personnes se trouvaient alors rassemblées là. Tous les transports et même les navires de guerre qui arrivaient les uns après les autres étaient effroyablement bondés. Certains bâtiments, comme le Vladimir, grand courrier d'Extrême-Orient, avaient une gîte terrible. Au lieu des trois mille passagers réglementaires, il en transportait douze mille. Parmi les réfugiés vivant dans la plus grande saleté et envahis de parasites, le typhus commençait ses ravages. Ce qui avait étonné le plus Manstein, c'était qu'on ait pu réquisitionner autant de bâtiments et surtout trouver en Crimée, où il manquait absolument, tout le charbon nécessaire au voyage.
.... Au travers de cette escadre de misère, glissaient, entre les bords, une foule de vedettes, de chaloupes, de calques coloriés. Beaucoup étaient montés par des Russes installés à Constantinople et qui s'en allaient ainsi de bateau en bateau répétant cent fois de suite le même nom de parent ou d'ami. Par intervalles, une voix effarée répondait : "Ici". Le plus souvent ces appels désespérés tombaient dans le silence, Des marchands de fruits entouraient aussi les bâtiments en baragouinant toutes les langues. Mais le commerce marchait mal. Personne n'avait en poche un sou utilisable. Les Turcs et les Grecs astucieux refusaient le papier-monnaie imprimé par Wrangel, qui était désormais sans valeur et dont on se trouvait abondamment pourvu. Chaque bateau avait partagé sa caisse également entre ses passagers. Sur les navires de guerre, tout le monde était devenu de cette façon millionnaire. Mais il était impossible à ces nouveaux capitalistes d'échanger leur fortune entière contre un seul morceau de pain. Sans l'aide généreuse prêtée aux réfugiés par les Français qui assurèrent leur ravitaillement à Constantinople, la plupart seraient morts d'inanition. Cela fendait le coeur de voir le premier jour les femmes affamées donner un dernier bracelet, une bague, leur alliance même ou une petite croix d'or contre des oranges, quelques figues, une poignée de dattes
.... - Constantinople! rêvait Manstein. Cette escale-là comptera dans notre vie. C'est ici où chacun a enfin connu le sort qui lui était réservé et qu'il avait ignoré pendant toute la traversée.
.... On apprit d'abord que le corps des Volontaires serait interné à Gallipoli, les cosaques du Don à Tchataldja, près de Constantinople, ceux du Kouban dans Lemnos ; puis que les civils seraient répartis entre la Turquie, la Serbie, la Bulgarie, la Roumanie et la Grèce. Quelques privilégiés obtinrent des passeports pour la France. Quant à lui, enfin la flotte, ordre lui était donné de rallier Bizerte.
.... Ces nouvelles, vite répandues, emplissaient de tristesse les coeurs russes.
.... L'armée dispersée, cela signifiait l'abandon définitif de la lutte. On avait été vaincu, écrasé et il ne restait même plus l'espoir d'une vague revanche. C'était fini, fini. Des milliers d'yeux comme les siens enfonçaient dans l'eau leurs regards tristes.
.... En ce qui concernait l'escadre, ce nouveau voyage promettait d'être difficile. La mer est mauvaise en cette saison, et l'état déplorable des navires les rendait peu aptes à une navigation aussi longue. L'ordre formel arriva bientôt de faire passer les familles des marins encore à bord des bâtiments de guerre sur un transport spécial.
.... Et, le 26 novembre Manstein fut prévenu que le Jarky, dont on n'avait pas encore terminé de remonter les machines, serait tiré par le Holland, un des petits remorqueurs du port de Sébastopol qu'ils constitueraient, avec le croiseur Almaz, les torpilleurs Capitaine SakenZvonky et Zorky, remorqués par des canonnières, le deuxième détachement de la flotte, convoyé par l'aviso français Bar-le-Duc.
.... Le 27 novembre 1920, le deuxième détachement prit la mer en ligne de file, le croiseur en tête. On roulait un peu et, de temps en temps, il pleuvait. La flottille, obligée de régler sa vitesse sur celle du Holland qui avait de la peine à tirer un torpilleur en haute mer, avançait au train dérisoire de trois ou quatre noeuds.
.... A la fin des premières vingt-quatre heures, on avait fait juste 85 milles. Et il en restait 1 115 autres à faire!
.... Le lendemain, apparurent les deux rives des Dardanelles, et enfin Gallipoli, toute petite ville en ruines, collée comme un timbre-poste sur le sable jaune d'une jolie baie. Manstein avait contemplé, l'oeil morne, les Volontaires qui commençaient d'y débarquer et agitaient leur casquette.
.... A la nuit tombante, un vieux transport français salua affectueusement ses anciens alliés, et un cuirassé grec fit même ranger son équipage sur le pont. Cet honneur spécial, qu'on n'accorde d'ordinaire qu'aux amiraux toucha infiniment le commandant et tout le monde.
.... - C'étaient les derniers représentants de la grande Russie qui passaient. Ils l'avaient compris, ces Grecs. Que Dieu n'oublie jamais ce geste-là ! Ils furent plus que polis ; ils furent respectueux.
.... - Et puis à huit heures, continuait Manstein, Lesbos et Strate; de quoi s'émoustiller un brin! On se dirigeait vers le détroit de Doro en pleine mer Egée. Tout allait bien. La machine tribord tournait, l'électricité était revenue. Mais à la mer, on ne peut rien prévoir comme dit mon vieux Démiane Loguinovitch. Dès qu il fit sombre, le ciel se gâta, la pluie tomba à verse, le vent souffla par rafales et les vagues se soulevèrent furieuses. Un cochon de cyclone s'approchait. Tout à coup, un malheur n'arrive jamais seul, un bruit formidable pareil à l'éclatement d'un obus déchira l'air. La soupape de la seule chaudière sous pression venait de sauter. Sale affaire! Il fallut éteindre les feux et se contenter, faute d'électricité, des lampes à pétrole.
.... La tempête redoublait dans les haubans ; nous étions chahutés en diable. Le Jarky, un moment se coucha bâbord et sa coque entière trembla.
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PAGE SEPT
.... J'étais sur la passerelle. Le téléphone sonnait : je pris le récepteur. C'était Khovitch qui m'appelait. Il y avait une heure qu'il était allé se coucher, son quart fini, dans le carré des officiers. Il s'en passait de belles, là dedans! Youkovsky, qui avait rejoint le bord en même temps que moi venait de recevoir sur la tête une cascade de tables, de chaises, de livres et la vaisselle des buffets. Les deux couchettes avaient aussi volé en l'air, et la lampe était tombée et le pétrole flambait. Des, papiers, les rideaux, du bois déjà brûlaient. Bountchak-Kalinsky qui reposait à côté s'était précipité et, avec des couvertures et des manteaux, essayait d'étouffer l'incendie. Le pétrole, se répandant d'un bout à l'autre du carré, s'en moquait bien. Une odeur asphyxiante rendait l'atmosphère irrespirable et les malheureux suppliaient qu'on vint à leur secours.
.... Le pont était balayé par des vagues énormes. La mer aurait emporté qui s'y serait risqué. Nous étions à peine en sûreté sur la passerelle. Les hommes de quart et les timoniers étaient attachés à leur poste. Que faire? Je hurlai : "Je vous donné l'ordre formel de vous rendre maîtres, par vos propres moyens et immédiatement, de l'incendie. "
.... - Le feu nous mord la peau, commandant, criait Khovltch. Nous sommes à bout de force, nous ne tenons pas debout. Il m'embêtait.
.... - Obéissez à mes ordres et fichez-moi la paix. J'ai à m'occuper d'autre chose pour l'heure.
.... Et j'envoyais promener le récepteur.
.... Youkovsky eut alors une bonne idée. A grand'peine il atteignit le hublot supérieur et, usant de ses dernières forces, il l'ouvrit. Une lame monstrueuse s'abattit contre la poupe, telle une trombe; elle envahit aussitôt le carré, inondant l'incendie d'un seul coup Et mes trois officiers qui avaient manqué de périr par le feu se transformèrent sans délai en noyés.
.... - Ah ! quelle nuit. Tragique pour tout le monde ! On n'avançait plus. La tempête menaçait à chaque instant de précipiter sur le Jarky, le Holland dont le gouvernail une fonctionnait pas et qui avait, par-dessus le marché, des avaries de machine. Une des remorques, en plus, s'était brisée; l'autre s'était entravée, on ne sait comment, sous la quille du torpilleur. Au milieu de cette tempête terrible, de cette obscurité complète, voilà la T. S. F. qui s'en mêle à son tour. Elle recevait, brouillés par l'orage, les appels d'un navire en détresse. " S.O.S, S.O.S, " percevait-on sans plus.
.... Et puis, soudain, " Bar-le-Duc ". Et puis rien; le silence, un sinistre silence.
.... Nous apprîmes plus tard que l'aviso avait touché un des rochers de l'île d'Eubée et s'y était brisé en quelques minutes. Un torpilleur anglais et le torpilleur russe Dersky, se portèrent à son secours et eurent juste le temps de sauver soixante-dix marins. Les autres périrent dont le commandant et deux aspirants de marine russe affectés à la liaison. Moi je ne pouvais rien, ni le Holland. Le vent bousculait les tonneaux de pétrole amassés sur le pont du Jarky, les envoyait, comme d'une pichenette, dans la mer. Un des pistons de la machine de babord démontée et qui se trouvait non loin du stock de pétrole s'en alla par le même chemin, puis une dynamo de secours. Le projecteur de la passerelle fut ensuite arraché. L'eau, passant d'un bord à l'autre, couvrait d'une voûte hurlante le petit bâtiment de plus en plus inondé.
.... Elle montait partout. L'équipage exténué, abruti, composé en majeure partie de novices abominablement malades, n'opposait plus aux éléments déchaînés qu'une indifférence fataliste.
.... Manstein criait : " Luttez, luttez jusqu'au bout ! " Quelques-uns luttaient, c'est-à-dire pompaient, les autres gisaient inertes, pareils à des cadavres.
.... Le tangage commençait de faiblir et l'eau ne recouvrait plus le torpilleur, lorsqu'on réussît enfin à se dégager et à continuer sa route. Un jour pâle, clignotant, éclairait une mer relativement apaisée. Et la terre apparut. C'était Eubée; on entrait dans le détroit de Doro.
.... Les vagues arrivant de derrière et la houle ne diminuant pas, il avait alors décidé de se réfugier dans le golfe de Caristo pour attendre la fin du cyclone
.... - Je reverrai toujours cette baie-là entourée de hautes montagnes rocheuses, avec, au fond d'un ravin, une petite ville blanche et une vieille acropole grecque sur un pic sombre. On consulte la carte et que lit-on? Fort Saint-Antoine. Les sceptiques ont dit : " Étrange coïncidence. " Moi je me suis signé ! Saint Antoine est le saint qu'on honore le 1er juillet, le jour de la fête du Jarky. Notre patron nous avait sauvés. On jeta l'ancre. Bountchak-Kalinsky se remit sans traîner à ses machines. Le 1er décembre, quand on reprit la mer, l'une marchait enfin pour tout de bon. Le Holland, au lieu de nous tirer, suivait."
.... Le Jarky allait seul; quel bonheur! Le commandant le revoyait se faufiler entre les hautes murailles à pic décorées de panneaux-réclames qui bordent le canal de Corinthe. Le vent avait tourné au propre et au figuré.
.... Le temps se maintenait au beau ; la machine continuait de bien travailler. Et le lendemain, on jeta l'ancre à Patras, ville radieuse.
.... Il avait envoyé, suivant les traditions de la marine, un officier à terre pour y saluer de sa part le commandant du port et le consul de France. Comme on n'avait à bord qu'un seul manteau d'uniforme convenable, le sien, Khovitch fut désigné parce qu'il était de la même taille que son chef.
.... Le consul de France rendit sa visite au capitaine de corvette dans les délais protocolaires. L'équipage s'était aligné sur le pont. L'attention valait mieux que le spectacle. L'hôte du Jarky eut la délicatesse de ne pas s'apercevoir des pantalons troués et des vestes en lambeaux, et défila poliment, chapeau bas, devant ces loqueteux immobiles qui tournaiente à gauche leurs visages sombres, amaigris, ridés, vieillis avant l'âge.
.... Le 5 décembre, le Jarky qui avait passé une assez mauvaise nuit sous un souffle ardent de sirocco, entrait dans la rade d'Argostoli, tous les petits bâtiments de l'escadre ayant reçu l'ordre de s'attendre dans l'île de Céphalonie.
.... Des parfums exquis venaient de la terre où les Russes n'avaient pas le droit de descendre. Des mendiants grecs, rôdaient autour des bateaux en réclamant du pain. Ils ne comprenaient pas que les matelots, d'ordinaire généreux, ne répondissent que par un silence gêné à leurs appels et à leurs mimiques, capables cependant de toucher les coeurs les plus insensibles. Leurs hâves figures exprimèrent bientôt tous les sentiments qui vont de la stupeur à l'indignation.
.... Le 6 décembre - oui, le lendemain, il ne se trompait pas - le premier détachement était reparti ; et le 7, à dix heures du soir, les navires en mer n'avaient pas arrêté de lancer des radios alarmants. Le Zvonky annonçait que ses chaufferies étaient inondées ; le Zorky que ses remorques avaient cassé ; l'Almaz qu'il tenait mal la mer démontée; le Yakout qu'il avait failli sombrer. Le Straj avait été trouvé immobilisé au large par le transport Inkermann qui l'avait pris à la remorque. Tous suppliaient l'amiral de les laisser revenir à Argostoli. Le chef de l'escadre y consentit avec ennui. On manquait de charbon, et il était impossible de s'en procurer en route.
.... Le 8, la tempête durait toujours. Le Jarky, coup de théâtre - n'en reçoit pas moins l'ordre de cesser ses réparations et de reprendre la mer remorqué par le Cronstadt.
.... Je n'en voulais pas, de cet idiot, et lui non plus ne tenait point à moi. Nous fûmes forcés pourtant l'un et l'autre d'obéir. Il dégringolait des grains de grêle gros comme des oeufs de poule. On essaya de passer les remorques sans y réussir. La tempête gênait tout travail. Les éclairs bleus tombaient tous dans la mer autour de nous, et le bruit des vagues empêchait d'entendre le tonnerre. Les remorques furent arrachées, et le Jarky entraîné vers la côte.
.... Nous jetâmes l'ancre, ce qui ne nous empêcha pas d'être tirés avec une vitesse de plusieurs noeuds jusqu'au fond de la baie. Impossible de voir ce qui se passait à un mètre. Nous trouvâmes par hasard une vieille fusée. On la fit partir. Elle brillait à peine dans les ténèbres mouillées. Le remorqueur Kitoboy l'aperçut cependant. Il lança des amarres et arrêta ainsi, le Jarky dans sa course effrénée. Il était temps, nous allions nous écraser sur les rochers de la côte. Le Cronstadt n'insista pas et sortit seul d'Argostoli. " Bon voyage. Et au plaisir de ne jamais vous revoir."
.... Le 12, ce fut notre tour. La seconde machine était remontée, le ciel clair, le sirocco tombé et la mer calme. Nous partîmes à quatre heures par nos propres moyens. Le Cronstadt, qu'il était entendu que nous trouverions toujours dans nos jambes, reçut l'ordre, en même temps que nous, d'attendre son vieil ennemi au large de la Sicile pour le ravitailler en charbon. Les cinquante tonnes chargées à bord ne pouvaient suffire jusqu'à Bizerte. Notre voyage se passa d'abord assez bien; puis les choses se gâtèrent vite. Le temps devint mauvais, nos novices chauffeurs tombèrent malades et la vitesse descendit de quatorze à six noeuds. Vers le soir, le tangage s'accentua. A la fin du jour, la tempête battait son plein, le pont était envahi par des paquets de mer et, les pompes fonctionnant mal, l'inondation gagnait l'intérieur du torpilleur, s'approchait des chaudières. On fut forcé d'éteindre les feux.
.... Quand l'aube pointa à la fin de cette nuit stupide, le Jarky s'enfonçait lentement. Nous étions à peine à cinq milles de la côte de Calabre mais dans l'incapacité de bouger et d'entreprendre quoi que ce soit. La situation était vraiment tragique.
.... Défense avait été faite, avant le départ d'Argostoli, aux commandants de tous les bâtiments de s'approcher sous aucun prétexte de la côte italienne. C'était doublement dangereux. Les mines disposées dans ces parages au cours de la guerre n'étaient pas encore repêchées, et les révolutionnaires, d'après les derniers renseignements, étaient maîtres de la Péninsule. Ils avaient déjà réussi, racontait-on, à s'emparer du navire russe le Trézibonde pour le remettre à la République des Soviets.

.... Le commandant ne se rappelait pas avoir hésité longtemps avant de désobéir. Le Jarky s'enfonçait toujours; il allait couler bientôt si l'on ne parvenait pas à gagner la côte.
- Qu'on fabrique des voiles avec la toile des hamacs, avait-il ordonné. Le vent nous poussera et nous tâcherons de trouver une petite baie où réparer à l'aise.
.... Manstein oubliait maintenant, à Bizerte, la fin comique de son discours. Je sais assez d'italien, avait-il ajouté, pour tenir tête aux indigènes s'ils ne sont pas trop sanguinaires. : Eh! bien quoi, il croyait que l'Italie était devenue communiste, la belle affaire ! L'amiral le croyait bien lui aussi; tout le monde le croyait. Et Khovitch! Et Filaev!
.... La méprise était possible. D'abord, nous apercevons une série de drapeaux de couleur qui montent au mât du phare du cap Colonna. Les gardiens nous demandaient notre nationalité : " Qu'est-ce que cela signifie, s'écrie chacun, notre pavillon de Saint-André est pourtant assez visible. " Moi je leur réponds: " Cela signifie que cette bande de crapules ne reconnaît plus comme pavillon russe que le torchon rouge. " Et je commande de hisser les fanions qui donnent notre nom d'après le code international. " Ils comprendront peut-être s'ils savent se servir d'un livre de signaux. "Ils n'avaient pas l'air de comprendre. Tout à coup un torpilleur à trois cheminées fonce sur nous.
.... Cela devenait sérieux. J'avais envie de lui tirer dedans quand Khovitch me dit: "Commandant, je distingue mal : Je me hâte à votre secours. " Et au même instant, nous apercevons le drapeau. Il était vert, blanc, rouge. Ouf ! Ils font descendre un de leurs canots de sauvetage. Et l'officier qui le monte prend la parole. Son commandant se figurait que nous sombrions. Il nous offrit ensuite de nous remorquer jusqu'au port. Je me méfiais et répondais mollement à ses avances aimables.
L'autre insistait et déclara enfin :
.... - Laissez-vous remorquer. Vous arriverez plus sûrement qu'à la voile. J'ai eu jadis l'honneur d'être l'hôte de la marine russe quand nos croiseurs se rendirent à Pétrograd pour vous remercier de la part si touchante que vos marins avaient prise au sauvetage des victimes de la catastrophe de Messine. Vous trouverez à Cotrone un accueil aussi amical.
.... - Le monde est tout de même petit, lui ai-je répliqué. A Messine, mais moi j'y étais. J'ai collaboré au sauvetage comme enseigne de vaisseau du cuirassé Tsessarevitch.
Le torpilleur italien s'appelait Insidioso. On lui passa les remorques, puis l'officier pria Manstein et son officier de pavillon de venir dîner avec le commandant.
Refuser n'était pas poli. Mais comment accepter quand ils ne possédaient qu'un seul manteau pour deux. Le mieux était de dire la vérité. L'Italien répondit avec esprit qu'il n'invitait pas des manteaux mais des camarades. Il fallut céder à ses instances.
.... - Quel dîner ! Depuis des années, lui et Khovitch n'en ont pas fait un pareil. Et quel vermouth ! Après, on était allé au concert entendre une revue. Le compère avait troussé lestement un couplet en l'honneur des Russes. Quelle soirée! Il ne gardait qu'un souvenir vague des discours tenus plus tard dans la nuit à Khovitch et où il était question de Pythagore " ici dans le temps à Cotrone, quelque chose comme président de la République ". Il célébrait l'antiquité et l'Italie moderne tout ensemble, en dépit des quelques sombres idiots qui avaient tracé sur les murs : Vivat il socialismo et Rivoluzione.
Jamais la vie n'avait paru si belle à Manstein. Il déchanta le lendemain en apprenant le nouveau malheur qui était arrivé au Jarky.
.... Par suite du mauvais fonctionnement du télégraphe qui transmet les ordres de la passerelle aux machines, une des hélices du torpilleur, au moment où le bateau reculait dans le port, ne s'était pas arrêtée assez vite et avait enroulé autour de son arbre la chaîne de l'ancre d'un trois-mâts voisin.
.... - Ce que j'ai pu tempêter ! se souvenait Manstein. Le capitaine du trois-mâts, hurlant comme un possédé, me donnait la réplique. A la fin, je lui ai crié: " Assez de beuglements inutiles. Je vais envoyer chercher un scaphandrier et le mal sera promptement réparé. " L'autre enfin se calma. Ce fut alors au tour de Khovitch de m'assommer. "Commandant, larmoyait-il, avec quoi paierons-nous le scaphandrier? Vous savez bien que nous ne possédons pas un centime. " J'eus tôt fait de lui clore le bec. "Eh ! bien, nous lui remettrons du tabac ou du vin. Ces Italiens sont des gens aimables; nous nous arrangerons. "
.... Le même soir, tous les voyous de Cotrone, transformés chacun en scalandra, comme ils disaient, se présentèrent sur le torpilleur. Ils avaient entendu parler de l'accident et venaient offrir leurs services.
.... Manstein reconnaissait aujourd'hui, sans mauvaise humeur, que ces drôles s'étaient bien moqués de lui. Il avait beau articuler à la suite signorbasta et uno momento qui étaient les seuls mots d'italien qu'il connaissait, en dépit de ses précédentes affirmations, la conversation manquait d'entrain. L'arrivée de quelques bouteilles de vin de Crimée, les dernières du bord, la ranima soudainement. Les voyous, tout en vidant leur verre, gesticulaient et déclamaient avec zèle. Chaque signor, chaque basta, chaque uno momento du commandant leur faisait pousser des cris enthousiastes et battre des mains. Mais l'affaire n'avançait point d'un pas. A la nuit tombante, les amateurs de libations gratuites se retirèrent ivres-morts sans la moindre intention de revenir.
.... Deux authentiques scaphandriers leur succédèrent le lendemain matin. Les particuliers de la veille n'étaient, selon leur dire, que de vils imposteurs, de damnés pochards, tandis qu'eux étaient des hommes de métier. Et aimables Et obligeants ! Ils connaissaient les embarras financiers actuels de ces pauvres Russes, et, pour leur être agréables, ils acceptaient très bien d'être payés en nature.
.... Manstein leur avait indiqué de quoi se composait la cargaison du torpilleur après les avoir naïvement félicités de leur bonne volonté. Ils se recueillirent largement et posèrent leurs conditions. Ils se disaient prêts à faire le travail contre quatre tonnes de naphte, cinquante kilos de cuivre, autant de tabac et une trentaine de pièces de drap. La facture s'élevant ainsi à plusieurs centaines de mille lires, on les pria, sans autre explication, de décamper.
.... Le lieutenant de vaisseau de l'Insidioso, toujours empressé, proposa de faire venir de Tarene un scaphandrier militaire qui ne coûterait rien. Tarente, aussitôt prévenue, répondit télégraphiquement qu'elle exécuterait l'ordre, mais qu'elle ne pouvait pas indiquer quel jour.
.... C'est alors que Manstein, fatigué de perdre son temps avait résolu de se tirer seul d'affaire. Sa robuste imagination trouvait facilement une solution aux problèmes les plus compliqués. Elle fut encore, cette fois, à la hauteur des circonstances.
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PAGE HUIT
.... Il y avait, à proximité du môle, une grande quantité de pierres de construction Après avoir fait vider les citernes de l'arrière et remplir d'eau celles de l'avant, il commanda, pour relever davantage encore la proue, de charger lourdement la poupe avec ces matériaux. Bientôt la partie supérieure de l'hélice devint visible. Il ne restait plus qu'à plonger, dans l'eau froide et sale pour dérouler la chaîne. L'officier des montres et deux matelots se jetèrent à tour de rôle dans le bassin, Chacun n'y pouvait demeurer que quelques instants, Les plongeons succédaient ainsi sans arrêt aux plongeons et le travail avançait lentement, arrosé de fortes rasades de cognac.
.... La ville entière s'était rassemblée sur le môle pour assister à cette représentation extraordinaire et entièrement gratuite. La foule échauffée se démenait, se disputait, engageait des paris, suait, soufflait, soupirait, criait, exactement comme si elle eût exécuté elle-même la besogne. Le patron du trois-mâts, rouge d'orgueil et d'eau-de-vie, se promenait seul entre la rive et les gens maintenus par des carabiniers. Il était tout ensemble l'homme du jour et le héros de la fête. Avec une condescendance savoureuse, il se laissait admirer et paraissait, sans prononcer un mot, diriger la manoeuvre.
.... - A huit heures du soir, riait Manstein, il lui fallut, tout de même, la mort dans l'âme, regagner son bord. Nous avions fini, et le Jarky se préparait à quitter Crotone, en lançant des tourbillons de fumée noire dans l'air pur.
.... La journée du lendemain avait été délicieuse; le torpilleur longeait maintenant la côte italienne. Le ciel était bleu. Il faisait chaud comme en été. Couchés près du canon et des tubes lance-torpilles, les matelots chantaient en choeur, à mi-voix, des airs nationaux.
.... Il leur semblait naviguer au large de la Crimée, à l'époque de Pâques, quand fleurissent les amandiers et les violettes et que commencent de s'épanouir les glycines. La terre proche exhalait les mêmes parfums. On se sentait pénétré de la même reposante douceur.
.... La vue du blanc Etna, mit en branle la radio qui commença d'appeler le Cronstadt, lequel, selon les cadres devait attendre le Jarky près de la Sicile pour le ravitailler en charbon. Les avait-il mal compris; se vengeait-il des mauvaises nuits de la mer Noire? En tout cas, il ne répondait point et l'on n'apercevait aucun navire à l'horizon.
.... - Cet imbécile est toujours là quand il ne faut pas, avait maugréé Manstein, mais on ne le trouve jamais quand on a besoin de lui. Le Jarky, glissant sur la mer, s'entêtait à l'appeler et l'autre à ne pas entendre. Il n'y avait plus qu'un moyen de se procurer du combustible; c'était de rallier Malte.
.... Manstein avait hésité cependant à se diriger vers cette île. L'amiral, qui y prenait goût, avait encore interdit formellement aux bâtiments russes de pénétrer dans les eaux anglaises

.... Le commandant passa outre une fois de plus à ces ordres stupides et fit mettre le cap sur La Vallette. Peu lui importait que la Grande-Bretagne, prête à renouer des relations diplomatiques avec la République des Soviets, fût désolée ou non de recevoir des personnages de son espèce. A onze heures du soir, les feux multicolores de la ville et du port étaient devenus très distincts et, au même moment, un pilote dans sa vedette avait surgi des flots. Il réclamait une livre payée d'avance pour entrer le torpilleur.
.... - J'aurais rougi de confier à ce phénomène que je ne disposais même pas d'une seule livre en argent. Je lui criai donc plein de toupet : " Les navires de guerre russes ne se servent jamais de pilote. " Et nous passâmes à toute vitesse pour aller jeter l'ancre au hasard dans le milieu du port. Cinq minutes plus tard, l'officier de pavillon du commandant de l'escadre britannique se présentait à bord en grand uniforme. Il fut courtois mais ferme.
- Ces Anglais savent dire les pires grossièretés avec une impeccable politesse! Il me pria donc de ne laisser personne descendre à terre. L'amiral extrêmement occupé nous tenait encore quittes de la visite que nous lui devions.
.... Minuit sonnait. Le médecin du port et le chef de la police arrivèrent à la suite. Et puis, brusquement, le Jarky fut abordé par une vingtaine de jolies gondoles qui accostèrent sans façon de tous les côtés à la fois. Une nuée de gentlemen en habit noir, chapeau haut de forme et gants blancs, se précipitèrent aussitôt sur le pont en vociférant dans toutes les langues du monde. Ils tendaient leur carte au commandant littéralement écrasé contre le blockhaus par cette multitude agitée.
.... Il les regardait ahuri sans s'expliquer ce qu'ils voulaient. Un long type maigre braillait qu'il était le représentant du consul de France, un autre court et noir qu'il était le consul russe en chair et en os. On comprit enfin que ces élégants gentlemen étaient des courtiers maritimes qui essayaient de placer leur charbon.
.... - Qu'on les chasse tous ! avait ordonné Manstein.
.... Le premier, le "consul russe ", dégringola l'échelle et plus vite qu'il ne l'avait montée. Ses confrères, instantanément, pour éviter le même sort, se mirent à fuir en désordre poursuivis par les matelots de quart qui tentaient, mais vainement, de déblayer le pont. Certains tournaient à toute vitesse autour du blockhaus ; d'autres jouaient à cache-cache autour des tubes lance-torpilles; plusieurs culbutèrent dans une porte. Le Jarky, pendant quelques minutes, ressembla à une véritable maison d'aliénés. A grand'peine, on put enfin se débarrasser de ces étranges importuns. Revenus dans leurs gondoles et nullement fâchés, ils recommencèrent de vociférer et tant qu'il fut indispensable, pour les faire déguerpir définitivement, d'aller chercher des pompes à eau et même de les faire fonctionner.
.... Le lendemain matin, autre vaudeville! Le pilote éconduit la veille s'approcha de bonne heure du Jarky avec un gros remorqueur et se mit en mesure de le tirer, sans prévenir le commandant.
.... Manstein, outré de tant d'insolence, avait ordonné de couper les câbles à la hache. Furieux, le pilote, léger comme une danseuse qui aurait le nez rouge et la peau tannée, monta sur le torpilleur et déclara, la pipe aux dents, que le bateau gênait tout le monde là où il était ancré.
.... - Mon garçon lui avait répondu Manstein, menez-nous à un meilleur endroit. Voilà qui me convient fort.
.... - Une livre d'abord, réclama tranquillement le pilote à la main toujours tendue.
.... - Good by, sir ! jeta le commandant dans une pirouette, et qu'il vide le pont sur-le-champ.
.... Le Jarky était donc allé, seul encore, se chercher une autre place.
Le torpilleur s'étala bientôt sans vergogne juste à côté du vaisseau amiral l'Iron Duke. Le manoeuvre, exécutée avec brio, provoqua les applaudissements sincères des marins anglais. Il était à craindre que I'État Major marquât moins d'enthousiasme.
.... Manstein n'avait donc pas été surpris de voir pointer presque tout de suite vers son bâtiment une vedette ayant un commandant à son bord. L'officier était l'adjoint du chef d'état-major et, ce qui valait mieux, un ami. Il avait été attaché naguère à la mission militaire auprès du général Dénikine et portait sur sa vareuse les rubans des croix de Saint-Vladimir - et de Saint-Stanislas. etc.
.... - Commandant, dit-il, j'ai la plus grande admiration pour l'armée volontaire et je serais heureux de vous aider à titre personnel. Je suis au courant de vos embarras. Si vous m'y autorisez, j'irai voir de votre part le consul de France pour régler la question du charbon.
.... Manstein avait accepté chaleureusement.
.... On était ce jour-là le 31 décembre. Mais personne n'y pensait à bord du torpilleur.
.... - Le calendrier n'existait plus pour nous, songeait le commandant toujours vautré sur le lit. À minuit, un vacarme infernal qui nous réveilla allait nous apprendre la naissance de la nouvelle année. Toutes les sirènes des navires se mirent à siffler en même temps, tandis que des cris assourdissants d'ivrognes se mêlaient au bruit des trompettes et des orchestres des faubourgs Par-dessus ce concert de chants, des fusées multicolores montaient au ciel.
.... Le lendemain, le commandant anglais vint nous chercher et nous conduisit, Khovitch et moi, chez le consul de France qui fut des plus aimables. Son gouvernement lui avait déjà fait parvenir les ordres nous concernant : on mettait à notre disposition le charbon nécessaire pour gagner Bizerte.
.... Le moment pénible de l'entrevue avait été celui où Manstein s'était vu contraint d'avouer au représentant de la France qu'il lui manquait jusqu'aux quelques shillings que coûte ici une gondole.
.... - Ce monsieur fut charmant et plein de tact. Il s'empressa de s'excuser. Oh pardon, nous dit-il, j'avais omis de vous avertir que mon secrétaire se chargeait de vous accompagner à bord. J'y tiens absolument. C'est le moindre honneur que je puisse faire à un vaillant commandant russe. "
.... Décidément ces Français savent vivre: Les Anglais, non plus, bien que souvent roides, ne sont pas méchants. Le soir, quand nous reprîmes la mer, les marins avinés, - eux aussi des anciens combattants de la mer Noire - nous criaient de leurs chaloupes en mauvais russe :
.... Dobroyé outro (bonjour) et des gondoles remplies de gens endimanchés nous saluaient. Certains nous lancèrent même des petits bouquets de violettes en signe d'amitié.
.... - Nous étions maintenant bien près du but !
.... Manstein glissa vite sur les dernières heures du voyage, du passé proche, presque du présent!
.... - Cap Bon, énumérait-il. Golfe de Tunis avec un pilote qui ne réclame rien. Le canal. Le lac. La baie de Coroub, enfin ça : il montrait le tirailleur nègre, la côte basse, les cactus, les montagnes arides.
.... Il se revoyait devant l'équipage rangé sur le pont. Il s'entendait leur dire :
.... - Messieurs, le voyage est terminé. Si la victoire n'a pas couronné nos efforts, nos consciences du moins sont tranquilles. Nous avons tous rempli notre devoir envers la patrie. Torpilleur d'escadre Jarky, nous t'avons rendu l'honneur. Tu as fini d'expier la seule faute que tu aies jamais commise.
La même émotion qui serrait sa gorge étreignait les assistants. Nul n'ignorait que le Jarky avait été le premier bâtiment de l'escadre de la mer Noire qui s'était mutiné, au début de la révolution, contre les ordres de l'amiral Koltchak, alors Commandant en chef de la flotte. Et d'une voix à la fois grave et douce, Manstein avait ajouté :
.... - Tout changera demain pour nous, messieurs. Nous allons nous disperser aux quatre coins du monde. Où que nous soyons, souvenons-nous toujours que nous sommes Russes. Soyons en loques, s'il le faut, mais demeurons Russes, jusqu'à notre dernier souffle. Dans les épreuves qui nous attendent, jurons d'être Russes autant que l'étaient nos pères dans leur passé chargé de gloire.
.... Debout, au milieu de sa cabine, Manstein redressé redisait ces mêmes mots, face à ce paysage d'Afrique française brùlée de soleil.
.... Paysage nouveau, inconnu comme la vie qui allait commencer pour eux, loin de la patrie perdue pour longtemps, peut-être pour toujours.
.... La sentinelle noire, indifférente, continuait de monter sa faction.



 
 
 

Jean Maiboroda