kalinka-machja CERCLE CULTUREL ET HISTORIQUE CORSE-RUSSIE-UKRAINE

DU POPULISME RUSSE. Suivi de : "Pouvoir, Peuple, et Culture chrétienne dans la Russie traditionnelle selon Dostoïevski"



À l’heure où le terme "populiste", utilisé par la bien-pensance officielle ou médiatique comme un anathème, est appliqué indistinctement à toute mouvance ou organisation s’élevant contre l’ordre établi, et sert à condamner la moindre "déviance" sociale ou politique, il paraît opportun de l'aborder dans une perspective moins réductrice et surtout moins stigmatisante.
 
Le terme de "populiste" prend une connotation volontiers péjorative dans le discours (ou les écrits) de la caste médiatique.
Est souvent qualifié(e) de "populiste" celui (celle) qui "parle" au peuple en un langage accessible, débarrassé des convenances artificielles d'une "bien-pensance" hypocrite.
L'adjonction du suffixe "iste" sert en outre à désigner de manière pernicieuse ceux(celles)  qui s'attachent simplement à défendre la cause du peuple.

S'agissant de la Russie,  le populisme y a connu de "riches heures", grâce d'une part à de brillants théoriciens et d'autre part  du fait d'explosions de mécontentement populaire aussi bien dans les campagnes que dans les villes.
Le mouvement dit narodnitchetsvo (Народничество), mouvement d'opposition d'élites et d'intellectuels (années 1850-1880) porta par exemple ces derniers à entreprendre une "croisade" en direction du peuple pour l'éduquer et lui faire prendre conscience de ses droits face au conservatisme, voire à la réaction tsariste.
Il est à noter, soit dit en passant, que Lénine, au nom d'une doxa intransigeante et dogmatique, n 'hésita pas à dénigrer ce mouvement, voire à le "diaboliser".

Le texte qui suit éclaire précisément la phase historique proprement russe de la notion de "populisme", laquelle doit, cela va de soi, être replacée dans le contexte plus large d'un populisme qui a connu, à travers le monde, des fortunes et des dérives diverses.

J.M

POPULISME, Russie

Paul CLAUDEL, « POPULISME, Russie », Encyclopædia Universalis [en ligne],
URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/populisme-russie/


EXTRAITS

En russe narodnichestvo, le populisme  désigne le mouvement d'opposition des intellectuels russes au tsarisme, dans les années 1850-1880 ; ce courant politique touche surtout des intellectuels des classes moyennes, qui, tout en étant imprégnés de culture occidentale, n'en ont pas moins une conscience aiguë du retard économique et politique de la Russie par rapport à l'Occident. Une des premières manifestations du mouvement populiste est la « croisade vers le peuple » (1874) : les jeunes intellectuels tentent d'investir et d'éduquer la paysannerie qui détient, selon eux, dans ses formes d'organisation économique et sociale, la solution des problèmes de la nation russe. L'échec de la croisade est à peu près total ; les jeunes révolutionnaires sont traqués par la police, rejetés par les paysans eux-mêmes. Un débat incessant s'ouvre alors entre slavophiles et occidentalistes, entre non-violents et partisans du terrorisme. En 1879, le groupe Terre et Liberté (Zemljia i Volja) se scinde en deux groupes : le premier, la Volonté du peuple (Narodnaia Volja), regroupe les terroristes, le second, le Partage noir (Tchnerny Peredel), rassemble ceux qui privilégient l'agitation politique ; la Volonté du peuple sera responsable de nombreux attentats : l'exécution, en 1882, du tsar Alexandre II marque à la fois l'apogée et la fin de cette organisation. On retrouve cependant un certain nombre de ses thèmes de propagande (rôle attribué à la paysannerie dans le processus révolutionnaire, tentation du terrorisme) dans le mouvement socialiste-révolutionnaire du début du XXe siècle. Le Partage noir conduit à la création du Parti ouvrier social-démocrate en 1894. Cependant, les théoriciens du mouvement, Alexandre Herzen, Nikolai Tchernychevski, Pierre Lavrov ont essayé d'adapter leurs doctrines socialisantes aux réalités russes, notamment en attribuant un rôle important aux communautés rurales. Enfin, tirant les leçons de l'échec subi par le mouvement populiste, certains idéologues, tels Voroutsov et Danielson, préconisent l'abandon de la voie révolutionnaire au profit d'une action réformatrice dans le cadre du régime tsariste.

—  Paul CLAUDEL

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La tentation comme paradigme de la culture chrétienne : l'exemple de l'œuvre de Dostoïevski



Vladimir K. Kantor
Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2013/2 (Tome 138), pages 239 à 252



1   J’énonce d’emblée ma thèse générale : je suis persuadé que l’homme continue de vivre selon les paradigmes bibliques, en particulier avec le fameux interdit formulé dans l’Exode : « Tu ne feras pas d’idoles » (Exode, 20, 4). Brutalement énoncé, le précepte repose sur l’idée que l’homme, dans sa faiblesse, ne peut assumer de lui-même toute la responsabilité qui découle de la liberté donnée par Dieu. C’est pourquoi il cède en permanence aux tentations. Et d’ailleurs, la grande littérature s’est toujours efforcée de résoudre le problème des tentations qui s’offrent à l’homme. Les abîmes de l’Enfer de Dante sont le séjour des créatures qui n’ont pas su résister à la séduction des péchés. Quant à Hamlet, la plus grande œuvre théâtrale jamais écrite en Europe, c’est sans conteste une tragédie de la tentation, puisque le sujet central en est l’attrait exercé sur le Prince par les paroles du spectre, en d’autres termes, la tentation de la vengeance païenne, la tentation de l’amour pour la femme (Ophélie), etc. [1]

Si l’on cherche dans la littérature russe une figure d’une stature équivalente à Dante et à Shakespeare, simples lecteurs et spécialistes s’accorderont sur le nom de Dostoïevski. Or il se trouve que presque tous les romans de Dostoïevski sont traversés de bout en bout par un système des tentations co-subordonnées. Il convient, pour commencer, de se pencher sur son dernier roman, celui qui, de l’avis de tous, est le plus fondamental, Les Frères Karamazov.
 
2   À s’immerger dans cette œuvre, on comprend que son point névralgique et sa force motrice principale sont constitués par les tentations infinies auxquelles sont exposés les héros du roman. Chacun subit ces tentations à son niveau. Par Grouchenka, la « tentatrice infernale », comme on l’appelle dans le roman, sont tentés le vieux Karamazov, Mitia et même Aliocha, sur les genoux duquel elle s’assied, dans la scène qui suit la mort du starets. Toute la ville est tentée par décomposition du corps du starets Zossime quand son cadavre se met a « puer ». Sont tentés également le visiteur secret du starets et Zossime lui-même (par le duel). Mitia est tenté par Smerdiakov et Fiodor Pavlovitch, qui l’incitent à commettre le meurtre (Smerdiakov en communiquant à Mitia l’arrivée de Grouchenka chez son vieux père, le père en insultant la mère et en retenant l’héritage). Ivan tente Aliocha par le récit des souffrances des enfants, provoquant chez le jeune novice cette exclamation radicale : « fusiller ! » (le bourreau d’un enfant). Smerdiakov tente le jeune Ilioucha, le convaincant de tuer le chien Joutchka. Grouchenka est tentée par son « ancien » amour. Ekaterina Ivanovna a été exposée à une tentation diabolique quand, pensant sauver Ivan, elle a causé la perte de Mitia. Smerdiakov subit la tentation d’utiliser l’argent volé pour ouvrir une boutique à Saint-Pétersbourg. Et finalement, le plus exposé à la tentation, c’est Ivan Karamazov, tenté avant tout par le désordre du monde, tout en considérant le monde comme divin et non comme le domaine du diable. Quand Smerdiakov le tente directement en demandant la permission de tuer son père, c’est le diable en personne qui lui apparaît. Ce dernier, comme il le reconnaît lui-même, a tenté les croyants avec l’odeur de la corruption qui émanait du corps du starets Zossime. Et d’ailleurs, dans le poème d’Ivan Karamazov, le Grand Inquisiteur se souvient que l’Esprit puissant du Malin a tenté Jésus-Christ trois fois dans le désert. Les trois tentations du Christ ainsi rappelées me semblent offrir les fondements de toute la problématique philosophique du roman. En somme, pour Dostoïevski, la tentation du Christ est le grand événement dans le vie de l’homme européen. Cela suggère que les tentations entrent dans la composition de ce monde qui « gît dans le Mal » et où, pour reprendre l’expression de Dostoïevski, « le Diable se bat avec Dieu », utilisant le cœur humain comme champ de bataille.
 
3   Mais il est fort possible que la tentation fondamentale à laquelle sont exposés tous les personnages participant au scénario de l’enquête policière, au même titre que les lecteurs d’ailleurs, soit la recherche de l’assassin du vieux Karamazov. Qui accuser du meurtre ? Qui est coupable ? Smerdiakov, ce symbole du peuple russe, ou Ivan Karamazov, l’image de l’intellectuel russe ?
 
4  Dostoïevski met dans la bouche du Grand Inquisiteur la supposition suivante : si le Christ avait cédé à la tentation, il aurait obtenu le pouvoir sur le monde et aurait pu l’amender. Mais le sens des actes du Christ consiste précisément à traverser le monde à contre-courant, en révélant les tentations et le Mal, et à montrer le chemin du salut, qui implique de surmonter les tentations. Ce thème de la tentation du Christ, que Dostoïevski gardait sans cesse à l’esprit, nous suggère une orientation pour comprendre le problème que nous évoquons.
 
5   Posons-nous maintenant la question suivante : qui est-ce que le Diable tente habituellement ? Quel sens y aurait-il à tenter des criminels endurcis ou des criminels nés ? Souvenons-nous de la remarque pertinente de Swedenborg qui soutenait que les scélérats qui sont précipités dans le royaume des ténèbres et des « grincements de dents », c’est-à-dire les habitants des profondeurs infernales, se réjouissent de leur séjour en enfer et ne souhaitent pas du tout le salut. En réalité, seuls les pécheurs justes connaissent les tourments. Bref, on ne peut tenter que les personnes qui aspirent à une vie supérieure, spirituelle et morale. D’ailleurs le diable lui-même exprime cette idée dans le roman. Ivan Karamazov s’adresse ainsi à son hôte nocturne non sollicité : « Bouffon ! As-tu déjà tenté les gens qui mangent des sauterelles, qui passent dix sept ans en prières au beau milieu du désert et sont couverts de mousse ? » Il reçoit alors cette réponse : « Mon cher, je n’ai fait que cela. Nous pouvons oublier le monde, tous les mondes, mais si nous nous accrochons à un seul de ces ascètes, c’est parce que le diamant n’a pas de prix : une seule de ces âmes-là vaut parfois le prix d’une constellation, car nous avons notre arithmétique. »
 
6    Je ne vais pas décrire en détail la tentation des saints, des grands hommes d’Église et des réformateurs religieux, de saint Antoine à Martin Luther, à qui apparurent sans cesse les Forces maléfiques, au rang desquelles le Diable en personne. Satan est apparu au Christ lui-même, quand il était retiré dans le désert. Et si tous les personnages de notre roman, ce qui veut dire toute la Russie, sont soumis à la tentation, on a du mal à croire que Dostoïevski pouvait considérer sa patrie adorée comme la terre d’élection d’une engeance diabolique. La Russie est soumise à la tentation parce que, dans son essence, elle conserve un noyau de sainteté, voilà la position souvent réitérée par le grand écrivain russe. Mais il s’est trouvé et il se trouve encore des lecteurs du roman de Dostoïevski pour définir la Russie comme un pays marqué du sceau de la malédiction.
 
7    On sait que Dostoïevski voyait dans le peuple russe le porteur de la sainteté de la Russie. Et l’on peut dire que c’est en cela que consistait l’essentiel de sa propre tentation. La foi dans le peuple russe déclarée par Dostoïevski correspondait à la démophilie professée par toute l’intelligentsia russe, qui avait honte de sa prééminence supposée sur le peuple (disons de son éducation, qui n’était aucunement une valeur pour la paysannerie). On oubliait pourtant que le prophète, l’envoyé de Dieu, dénonçait les péchés de la nation, flagellait ses vices, mais ne promettait aucunement la prospérité à son peuple. Souhaitant bénir, il maudissait souvent. Ce n’est pas un hasard si, après la sanglante Révolution, l’on s’est mis à chercher rétrospectivement dans l’œuvre de Dostoïevski une annonce de l’imminence de la catastrophe, et à lui reprocher les illusions dont il avait nourri la conscience de la classe éduquée. Dans son article « L’esprit de la révolution russe », publié dans le célèbre recueil De profundis, Berdiaev, en méditant sur cette fracture fatale survenue dans l’histoire russe, résume cette nouvelle attitude à l’égard de l’œuvre dostoïevskienne : « La vénération dostoïevskienne du peuple s’est abîmée dans la Révolution. Ses prophéties positives ne se sont pas réalisées, mais ses visions prophétiques des tentations russes triomphent  [2]
 
8    Qu’entendons-nous par « tentations » ou « séductions » russes ? Le dictionnaire de Dahl définit le verbe « iskouchat’ » (tenter) de la manière suivante : « essayer de détourner quelqu’un du chemin du bien et de la vérité  [3]
Or, au même titre que les individus, les nations sont soumises à la tentation. A titre d’exemple, il suffit d’évoquer le destin de la Russie et celui de l’Allemagne, tentées par le Diable sur le chemin infernal qui mène à une chaîne infinie de crimes. De plus, le sens de cette tentation tient au fait que la nation (ou l’individu) s’identifie avec le Diable, et associe son chemin à celui du Diable, le considérant comme la seule voie possible, inévitable à défaut d’être bonne.
 
9    Les idoles ont modelé la conscience des masses. Les tentations idolâtres sont dès lors devenues un thème de discussion sérieuse. Après la Révolution d’octobre, Semione Frank a écrit l’un de ses meilleurs livres, La chute des idoles (1924), dans lequel il raconte comment l’adoration par l’intelligentsia russe des idoles de la politique, de la révolution, du Peuple, a provoqué l’effondrement de la Russie. Sur les ruines de l’Empire russe fut érigé le despotisme asiatique lénino-stalinien, où l’adoration des idoles est devenue le principe déterminant de la vie spirituelle de la société, et tout particulièrement le culte du Peuple-idole qui, tout en étant réduit en esclavage par ce régime, est devenu en même temps le symbole du nouveau pouvoir despotique.
 
10    Dostoïevski comprenait que la plus grande tentation de la Russie était celle des démons. Il était horrifié par les incendies de Pétersbourg. Ce n’est pas un hasard si, dans les Démons (Les Possédés), le thème de l’incendie est l’un des plus importants. En mars 1871, alors qu’il travaillait déjà sur ce roman à Dresde, il apprit le déclenchement de la Commune de Paris et, en mai de la même année, des incendies ravagèrent Paris, allumés par des Communards qui pressentaient la défaite prochaine de l’insurrection. Ils brûlèrent ou firent sauter les maisons qu’ils devaient quitter. Ils incendièrent aussi de nombreux édifices historiques, comme l’Hôtel de ville, le Palais des Tuileries qui était plein d’œuvres d’art et qui ne fut jamais restauré par la suite. Dostoïevski sentait une flambée de satanisme dans l’atmosphère européenne et russe. Le 18 mai 1871, quand il est encore à Dresde, il écrit à Strakhov :
 
11   L’incendie de Paris est une monstruosité […]. Or, eux (et beaucoup d’autres, d’ailleurs) ne trouvent pas monstrueuse cette rage, ils y voient au contraire de la beauté. Ainsi l’idée esthétique a-t-elle sombré dans la confusion chez l’homme nouveau [4]

12    C’était là une nouvelle et grande tentation. Mais à quoi tient la puissance des démons ?
 
13    Il voyait bien cette beauté comme opposée à celle de la Madone. C’est précisément cette beauté, résidant dans la furie et dans le démoniaque, qui a séduit les radicaux russes. Il est intéressant de relever ici que lorsque les Démons veulent annihiler la Madone, ils sont persuadés qu’ils se battent pour le bonheur des gens et que, dans ce but, ils refusent tous les biens terrestres, alors qu’en réalité ils choisissent le royaume terrestre avec tous ses péchés qui conduisent aux abysses de l’enfer.
 
14    Initialement, l’écrivain voulait montrer que le démoniaque était engendré par les idées occidentales, qui pervertissaient le peuple russe. Mais, bon gré mal gré, il finit par démontrer que les Démons étaient un pur produit de la psyché nationale, de la mentalité nationale : l’un des partis du Mal est dirigé par les moujiks, qui incendient la ville et tuent l’héroïne, et le bagnard Fed’ka, assassin sans remords et ancien paysan. Sa conception du peuple russe, qu’il prétendait avoir connu au bagne, suscita des doutes chez les penseurs russes. On pourrait dire qu’avec sa démophilie, il soumettait le public russe à la tentation. On peut illustrer ce propos en citant l’opinion de Léon Chestov :
 
15     Quel est ce peuple, qui sont ces gens avec lesquels a vécu Dostoïevski ? Ce sont des bagnards, ces mêmes éléments que le peuple rejette de son sein […]. Partager leur vie n’est nullement synonyme de rencontre ou de contact avec le peuple, cela implique au contraire un éloignement du peuple plus radical encore que celui qu’ont vécu nos absentéistes installés à l’étranger. C’est quelque chose qu’on ne doit pas oublier un seul instant. Ainsi, toute l’adoration de Dostoïevski pour le peuple, qui lui a valu tant d’admirateurs fidèles et passionnés, était en réalité dirigée vers une autre idole. Aussi peut-on en conclure que les fidèles lecteurs russes de Dostoïevski ont été cruellement trompés par le maître, et l’ont été de façon inouïe  [5]

16   Il convient donc de préciser de quel peuple il est question, car Dostoïevski connaissait parfaitement le peuple des bagnards. Dans une lettre à son frère Mikhaïl, écrite une semaine après sa sortie du bagne, il décrit le peuple en s’appuyant sur des souvenirs tout frais, et ce tableau est tout à fait différent de ses élaborations idéologiques:
17   à M. M. Dostoïevski, 30 janvier – 22 février 1854, Omsk.
J’ai fait la connaissance du peuple des bagnards dès Tobolsk, et je me suis installé à Omsk pour vivre en sa compagnie pendant quatre ans. C’est un peuple grossier, irascible et aigri. La haine des nobles dépasse chez eux toute limite et c’est pourquoi ils nous ont accueillis, nous les nobles, avec une mélange d’hostilité et de joie méchante devant notre malheur. Ils nous auraient dévorés si on le leur avait permis. Juges-en toi-même, quelle protection aurions-nous pu obtenir, quand il nous fallait vivre, boire, manger et dormir avec ces gens pendant plusieurs années, et quand nous n’avions aucun moyen de nous plaindre des vexations de toutes sortes qu’ils nous infligeaient ? « Vous autres, nobles, becs-de-fer, vous vous y entendiez à nous becqueter ! Avant, z’étiez des “Monsieur”, vous faisiez la vie dure au peuple, à présent, z’étiez pire que les derniers des derniers, pas mieux lotis que nous », – voilà le thème sur lequel ils ont brodé pendant 4 ans. 150 ennemis qui ne se lassaient pas de nous harceler, – cela les amusait, leur était une distraction, une occupation, et s’il était une chance de se sauver du Malheur, ce ne pouvait être que par l’indifférence, par une supériorité morale qu’ils étaient dans l’incapacité de comprendre et respectaient, et en refusant de se soumettre à leur volonté. Ils reconnaissaient toujours que nous étions au-dessus de leur volonté. Ils reconnaissaient toujours que nous étions au-dessus d’eux. […] Nous dûmes endurer toutes ces vengeances et brimades à l’égard de la noblesse, qui constituent leur raison d’être et l’air qu’ils respirent. Ils nous menaient la vie très dure [6]

18    Ainsi, il savait, mais cette connaissance était effroyable et c’est pourquoi il tenait à la reformuler dans son œuvre de publiciste.
19C’est alors qu’il a construit une sorte de sosie imaginaire de ce peuple réel. On pourrait dire que le moujik Mareï  [7]  est un fantasme dostoïevskien, comme la Russie de Tioutchev, que « le Roi des Cieux avait sillonnée sous l’apparence d’un esclave ». Bref, pour reprendre l’expression très juste de Mark Aldanov, « l’intelligentsia a recréé le peuple à partir des profondeurs de son propre esprit[8]».

Il convient de citer ici la phrase de Merežkovskij, qui, dans le bain de sang de la révolution de 1905, a vu un moujik Mareï très différent de celui de Dostoïevski. Voici ce qu’il dit de Dostoïevski et de ses fantasmes :
 
20  Il pensait qu’un non-orthodoxe ne pouvait être russe, et il ne pouvait quitter un seul instant la Russie, comme le petit Fiodor effrayé par le cri fatidique « Au loup ! » ne peut s’éloigner un seul instant du moujik Mareï. Le petit Fiodor s’est trompé : ce cri fatidique résonnait non à côté de lui, mais à l’intérieur de lui. C’était le premier cri de la dernière horreur : « La Bête arrive ! L’Antéchrist arrive ! » Il ne pouvait être sauvé de cette angoisse par le moujik Mareï, par le peuple russe, qui s’était transformé en « Christ russe », en sosie du Christ, qui devait se changer lui-même en Bête et en Antéchrist, car l’Antéchrist est précisément le double du Christ [9]

21   N’oublions pas l’Antéchrist de Soloviev qui est humaniste et philanthrope. La différence entre le Christ et l’Antéchrist tient en ce que Christ n’est pas accepté par le monde, c’est une figure tragique, alors que l’Antéchrist, lui, est accepté.
 
22   Mais il y a une différence fondamentale entre les œuvres littéraires de Dostoïevski et ses textes de publiciste. Dans Les Démons, il va jusqu’à mettre en doute son idée-fétiche du peuple : Théophore Chatov, qui prêche cette idée se trouve brusquement vulnérable face au tentateur Stavroguine, car, pour lui, Dieu lui-même n’est qu’un attribut du peuple russe. Revenons sur sa conversation avec Stavroguine :
23  – Je crois à la Russie, je crois en son orthodoxie… Je crois au corps du Christ… Je crois que le second avènement aura lieu en Russie… Je crois…, balbutia Chatov hors de lui.
– Et en Dieu ? en Dieu ?
– Je… je croirai en Dieu [10]

24   Mais le christianisme s’adresse à tous les peuples et à toutes les langues. Et Chatov, qui croit en un peuple porteur de Dieu, et non en un Dieu supra-national, devient logiquement la victime des Démons. Il est frappant de constater que les démons, comme le pense le philosophe russe Fiodor Stepoun, remportent la victoire parce qu’ils viennent de l’intérieur, qu’ils apparaissent comme les nôtres. Il est toujours plus facile pour celui qui appartient « aux nôtres » de nous induire en tentation.
 
25    Et pourtant, dans ses œuvres de publiciste, il semble avoir oublié toute sa perspicacité littéraire. D’où son rappel toujours réitéré de la nécessité de convoquer de simples moujiks russes pour conseiller le pouvoir suprême. Ainsi, promet l’écrivain aux autorités, tous les problèmes se résoudront d’eux-mêmes, car le peuple apportera l’authentique « vérité du Christ » :
 
26   Oui, on peut faire confiance à notre peuple, car il en est digne. Invitez les gris zipouns à vous dire eux-mêmes leurs besoins, ce qu’il leur faut, et ils vous diront la vérité, et nous autres tous, pour la première fois peut-être, nous entendrons la vraie vérité. Et pas besoin de grandes levées et assemblées : on peut interroger le peuple sur place, dans les villages et les chaumières. Car notre peuple, restant chez lui, dira exactement la même chose qu’il dirait réuni, car il est un. Un pris individuellement et un pris en bloc, car son esprit est un [11]

27   Dostoïevski a beaucoup écrit sur les catastrophes imminentes que peuvent provoquer les activités des « radicaux démoniaques ». Mais lui-même, en tant que publiciste politique, partageait leur exigence la plus radicale : détruire Pétersbourg et l’Empire de Pierre pour revenir à la Russie moscovite. L’Empire est une construction beaucoup plus complexe que le royaume moscovite où, d’après une légende répandue par les publicistes slavophiles, régnait une interaction directe entre le peuple et la volonté du tsar. C’est là une autre tentation à laquelle a succombé le publiciste Dostoïevski. Il évoquait cette interaction sans médiateur entre le tsar et le peuple comme s’il s’était agi d’une donnée objective de la vie sociale :
28   Notre peuple, – un peuple tel que le nôtre –, peut être tenu pour entièrement digne de confiance. Car l’a-t-on jamais vu sinon autour du Tsar, près du Tsar, au côté du Tsar ? Ce sont les enfants du Tsar, de vrais, d’authentiques enfants de son sang, et le Tsar est pour eux un père. Croyez-vous que ce soit seulement un mot, un son, une appellation quand ils disent que « le Tsar est leur père » ? Qui croit cela ne comprend rien à la Russie ! Non, il y a là une Idée, profonde et on ne peut plus originale, il y a là un organisme vivant et puissant, le peuple ne faisant qu’un avec son Tsar  [12]

29   C’était bien sûr une tentation. La tentation de la sainteté du peuple et de la culpabilité de l’intelligentsia, de la classe éduquée russe. Une tentation qui a obsédé toute la culture russe. L’un des idéologues de cette confrontation était Mikhaïl Katkov, éditeur et rédacteur en chef de la revue Russki Vestnik (Messager russe), dans laquelle Dostoïevski n’a cessé d’écrire. Or l’ami et l’inspirateur spirituel du dernier Dostoïevski, le grand philosophe russe V. Soloviev, disait, dans ses discussions avec l’écrivain, que la tentation naît d’une négation de la raison comme force régulatrice de la conscience humaine. Il trouvait parfois des objections étonnamment pertinentes à cette opposition entre l’esprit du peuple et la raison de la société cultivée. S’élevant contre l’intellectuel Katkov, qui misait tout sur la lutte contre l’intelligentsia, Soloviev écrivait :
30  Le célèbre rédacteur en chef du Bulletin de Moscou (Moskovskie Vedomosti) a plus d’une fois exprimé l’idée étrange selon laquelle le corps de la Russie, c’est-à-dire les classes inférieures de la société, jouissait d’une parfaite santé, et que seule la tête de ce grand organisme, c’est-à-dire la classe supérieure éduquée, souffrait d’une grave maladie. Voilà une merveilleuse santé qui nous promet un brillant avenir ! Notre publiciste ne semble pas avoir remarqué qu’il comparait sa patrie à ces aliénés incurables que leur pleine force physique n’empêche pas de souffrir d’une débilité sans espoir. [13]
31   Il n’ironise pas, mais raisonne avec le plus grand sérieux, bien que l’ironie de Soloviev, à peine perceptible, se manifeste dans l’intonation :
32  Cette conception erronée et désobligeante repose bien sûr tout entière sur la séduction d’une demi-vérité, qui lui donne une apparence convenable pour tromper les esprits faibles et superficiels. Cette demi-vérité consiste en ce que la foi intime et le sentiment se trouvent opposés au raisonnement intellectuel en général. On ne peut certes pas dire que cette opposition soit « fausse ». Effectivement, le cœur et l’intelligence, le sentiment et la raison, la foi et la réflexion, ne sont pas seulement des instances toujours distinctes, mais aussi des forces qui sont en désaccord entre elles. Mais ce fait indéniable n’exprime que la moitié de la vérité, et quel motif sérieux, quel motif moral, intime ou religieux, nous impose de nous arrêter à cette moitié et de la faire passer pour la totalité ? Car l’accord entre le cœur et l’intelligence, la foi et la raison, est meilleur, il est préférable à leur opposition et à leur hostilité réciproque, il constitue une norme, un idéal. [14]

33   Il faut reconnaître que Dostoïevski lui-même, qui croyait au divorce entre le christianisme et l’intelligentsia, ainsi qu’à la lumière irradiée par le peuple, a dépeint l’enfer russe sous des couleurs plus effroyables que beaucoup d’autres auteurs. Cet enfer est décrit sous les figures de la Karamazovité et de la Démonité.
 
34   Mais ainsi, l’idée qui réchauffait le cœur du Dostoïevski-publiciste, la thèse d’une relation filiale et d’une proximité religieuse entre le peuple et le tsar, fut brutalement démentie par la haine générale que le peuple voua au dernier Romanov. L’éminent historien russe, M. I. Rostovtsev, qui a quitté la Russie soviétique en 1918, dresse le constat suivant dans un de ses articles paru la même année : « Les tsars assuraient qu’ils avaient derrière eux l’appui de millions de Russes. Mais quand on vit se lever la vague de la Révolution, personne ne prit leur parti. [15]

Comme le rappelle A. F. Kerenski, si l’on n’avait pas arrêté le tsar pour l’envoyer à Tobolsk, le peuple enragé aurait rendu un jugement sommaire un an plus tôt. La chose est confirmée par les notes de V. Rozanov en 1917. Alors qu’on n’avait pas encore tué le tsar dans la cave du marchand Ipatiev à Ekaterinenbourg, il décrivait ainsi l’état d’esprit du peuple :
35   Un respectable vieillard d’une soixantaine d’années, de la province de Novgorod, exprima l’opinion suivante : « L’ancien tsar, il faut l’écorcher vif, lui découper des rubans de peau et les arracher les uns après les autres. » Il voulait dire qu’il ne fallait pas lui enlever la peau d’un seul coup, à la manière du scalp des Indiens, mais le faire à la russe, lambeau après lambeau. Qu’avait donc fait le tsar à ce bonhomme respectable ? Voilà la lucidité de Dostoïevski  [16]
36  Ainsi, l’assassinat du tsar par les Bolcheviks s’est révélé plus humain que le sort que lui réservait ce peuple vil.
 
37   Malgré les efforts déployés par Soloviev et d’autres penseurs de la néo-renaissance religieuse russe pour transformer l’orthodoxie en un système ouvert, ce qui aurait pu se révéler important pour l’éducation moderne du peuple, le projet a échoué, car il se heurtait aussi bien à l’opposition de l’Église qu’à celle du pouvoir tsariste.
 
38   Le meurtre même du vieux Karamazov par Smerdiakov (l’homme du peuple, car l’étymologie de son nom signifie « serf »), tel qu’il est représenté dans le roman, est un pressentiment effroyable de la désintégration de la Russie en tant que famille spirituelle. Lorsqu’il a senti cela, Dostoïevski s’est mis à penser qu’il était nécessaire de remplacer les valeurs de la terre nouricièrre par les valeurs élaborées par l’intelligentsia. Dans le cahier de février 1876 de son Journal d’un écrivain, l’on trouve ce passage très important :
39   Et c’est pourquoi je réponds tout franc : non, c’est à nous de nous incliner devant le peuple et d’attendre de lui tout, pensée et images ; à nous de nous incliner devant la vérité populaire et de l’avouer pour vérité, même dans l’horrible hypothèse où elle serait issue pour une part du Ménologue. En un mot, nous devons nous humilier, tels des enfants prodigues absents depuis deux cents ans du foyer, mais qui cependant sont revenus russes malgré tout, ce qui est d’ailleurs notre grand mérite. Mais, de l’autre côté, nous ne devons nous incliner que sous une seule condition, et sine qua non : que le peuple à son tour accepte une bonne part de ce que nous avons rapporté avec nous. Nous ne pouvons tout de même pas nous anéantir entièrement devant lui, pas même devant sa vérité, si vénérable soit-elle ; que ce qui est nôtre nous reste acquis, nous ne le lâcherons pour rien au monde, pas même à la limite, pour le bonheur de nous unir au peuple. S’il devait en être autrement, périssons plutôt, lui et nous, chacun de notre côté. Mais il n’en sera pas autrement ; je suis quant à moi absolument assuré que ce quelque chose que nous avons rapporté avec nous a une existence réelle, que ce n’est pas un mirage, que cela a figure, et forme, et poids. [17]

40 « Que nous périssions séparément » Formule redoutable ! Pressentiment effroyable : si le peuple rejette les classes cultivées, ce divorce provoquera une véritable catastrophe pour toute la Russie.
 
41   Rappelons la stupeur et l’horreur des penseurs orthodoxes russes quand ils virent dans la Révolution le signe que le peuple s’éloignait du christianisme. En 1918, S. N. Boulgakov s’exprime ainsi par la bouche d’un des personnages de son texte célèbre Au banquet des dieux, intégré plus tard dans le recueil De profundis :
42   Si infondés qu’aient été les rêves du people-théophore on pouvait cependant attendre de l’Église qu’elle se montrât capable, durant les mille années de son existence, de s’attacher l’âme du peuple, de se rendre chère et indispensable à son cœur. Mais il appert que l’Église fut éliminée sans combat, comme si elle n’avait jamais été ni chère ni indispensable au peuple, et cela se produisit dans les campagnes encore plus facilement que dans les villes. […] Le peuple russe s’est soudain révélé comme non chrétien [18]

43   Et dans le roman de Mikhail Boulgakov, La Garde Blanche, l’un des héros parle assez méchamment des « petits bonhommes porteurs de Dieu de Dostoïevski », qui prirent le parti des bandes de brigands ravageant la Russie. Le double enfanté par l’esprit des grands écrivains russes s’est révélé finalement, comme c’est souvent le cas avec les doubles, très différent de ce pour quoi on le prenait. Le grand écrivain Varlam Chalamov, qui était fils de prêtre, nous rappelle : « Le flot des passions paysannes vraiment populaires a ravagé la terre. […] C’est précisément sur les ecclésiastiques que s’abattit le coup de ses passions bestiales déchaînées. [19]

44   Dostoïevski se posait la question suivante : « L’homme russe sera-t-il capable de franchir la limite ? » Le résultat ne s’est pas fait attendre : après avoir franchi la limite du christianisme, la liberté sans entraves et la spontanéité des forces élémentaires russes ont pris leur essor pour aller vagabonder dans l’espace infini de la Russie. Ce processus s’est accompli avec une logique implacable dans l’instauration de la cruelle dictature stalinienne. Et dans ce cas, l’on peut parler de l’apparition de l’Antéchrist, enfanté par la spontanéité populaire, agissant au nom du peuple et exterminant, en son nom, les intellectuels russes en tant qu’« ennemis du peuple ». Comme Schwartz l’a remarquablement montré, Ombre ne disparaît qu’après la mort du héros-savant. En anéantissant les intellectuels russes, le peuple a signé son propre arrêt de mort. Rozanov s’est exprimé sur ce thème juste après la Révolution :
45   Le « moujik-socialiste » ou le « soldat-socialiste » ne sont bien sûr ni de vrais moujiks ni de vrais soldats. Ils se sont tous « transformés en Tatars » et se « sont déchristianisés ». Et le plus terrible, je le dis, car c’est évident, c’est la disparition du peuple russe lui-même. [20]

46   Aujourd’hui, a fortiori, l’on ne trouve pas d’instance socio-culturelle qu’on pourrait appeler, dans l’esprit du siècle passé, le peuple. Seuls subsistent des mythes nostalgiques sur la sagesse populaire. En revanche, les réussites de la pensée et de l’art russe survivent dans la culture mondiale.
 
47   Souvorine nous rappelle à quel point Dostoïevski redoutait que le peuple ne se venge de l’intelligentsia :
48   Il craignait beaucoup, en cas de troubles politiques dans notre pays, que les classes éduquées ne se fassent massacrer par le peuple qui crierait vengeance. Il me disait : « Vous n’avez pas vu ce que j’ai vu. Vous ne savez pas de quoi est capable le peuple quand il est déchaîné. J’ai vu des situations terribles, effrayantes » [21]

49   Il est fort possible que le changement d’attitude du peuple à l’égard du christianisme et de l’intelligentsia n’ait pas été fortuit. Comme en ont témoigné les émigrés russes après la Révolution d’octobre, ce n’était pas le peuple, mais bien l’intelligentsia qui était devenue le pilier principal de la Foi, « aussi bien en Russie que dans l’émigration »[22]
L’obscurité de la conscience dans laquelle Dostoïevski voyait l’immensité de l’âme russe, sa capacité à franchir les limites, il l’a décrite dans les Démons, son roman le plus désespéré. Mais le dernier grand texte, Les frères Karamazov, si on le lit attentivement, ne donne aucun aliment à l’espoir, malgré l’image du starets Zossime et le personnage d’Aliocha. Le starets finit par dégager une odeur de putréfaction, et Aliocha, selon les plans initiaux de Dostoïevski, devait être condamné à la peine de mort, comme l’avait jadis été l’auteur lui-même. La tentation à laquelle étaient exposés les Russes, Dostoïevski la voyait dans le « démonisme » et le « karamazovité ». L’explication de « kamarazovité » est placée dans la bouche d’un des personnages du roman, le frère Aliocha :
50   Mes frères se perdent, […] mon père également. Et ils en entraînent d’autres avec eux. C’est « la force de la terre », spéciale aux Karamazov, selon l’expression du Père Païsius, une force « violente et brute… ». J’ignore même si l’esprit de Dieu domine cette force. [23]

51   En d’autres termes, le signe fondamental de cette force élémentaire est son caractère fondamentalement non divin, ce n’est pas la vie en Dieu, ni contre Dieu, mais la vie en dehors de Dieu.
52   Dostoïevski ne prétendait pas lancer un avertissement, il se contentait de brosser un tableau de la Russie plongée dans la force élémentaire du paganisme, vivant avant et en dehors de la vie chrétienne. Et sa dénonciation prophétique des tendances de son propre pays, malgré sa foi en lui et son amour pour lui (comme c’est le cas chez les prophètes de l’Ancien Testament) [24] a fini par se réaliser, apparaissant alors, non comme une hyperbole angoissante, mais comme la réalité la plus concrète. À l’égard de ce roman, il faut se comporter comme à l’égard de la prophétie biblique qui, en dénonçant et en fustigeant son peuple, l’a obligé à devenir non un peuple porteur de Dieu, mais un peuple soumis aux Lois données par un Dieu chrétien supra-national, un peuple capable de vivre selon les commandements divins. Adopter une attitude critique vis-à-vis du peuple impliquait de dépasser l’une des tentations les plus effroyables auxquelles aient été exposés la Russie et Dostoïevski lui-même. S’il a surmonté cette tentation, la culture russe n’a pas été capable de le faire. Mais pour faire sentir leur influence, de telles œuvres exigent beaucoup de temps. Même un siècle est trop court pour qu’on puisse espérer les assimiler complètement.
 
NOTES

[1]
À ce sujet, voir Vladimir K. Kantor, « Gamlet kak “khristianski voïn” » [Hamlet comme « guerrier chrétien »], Voprosy filosofii, 2008, n° 5, pp. 32-46.
[2]
Nicolas A. Berdiaev « Doukhi rousskoï revolioutsii » [Les esprits de la révolution russe] in N. A. Berdiaev, O rousskikh klassikakh [Sur les classiques russes], Moscou, Vyschaia chkola, 1993, p. 96.
[3]
Vladimir L. Dal, Tolkovy slovar’ jivogo velikorousskogo yazyka. V 4-x tomax [Dictionnaire du grand-russe vivant en quatre volumes], t. II. Moscou, Rousski yazyk, 1981, p. 52.
[4]
Fedor M. Dostoïevski, Correspondance, t. II, Paris, Bartillat, 2000, p. 717.
[5]
Lev Chestov (Léon Chestov), « Dostoïevski i Nitche » [Dostoïevski et Nietzsche] in Lev Chestov, Sotchineniya [Œuvres], Moscou, Raritet, 1995, pp. 81-82 ; tr. fr. Philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, 1926, rééd. Paris, Le Bruit du temps, 2012.
[6]
Fedor M. Dostoïevski, Correspondance., t. I, Paris, Bartillat, 1998, p. 331.
[7]
« Le moujik Maréï » in Fedor Dostoïevski, Journal d’un écrivain, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, pp. 394-400.
[8]
Mark Aldanov, « Armageddon » in Mark Aldanov, Armageddon. Zapisnye knijki. Vospominaniya. Portrety sovremennikov [Armageddon. Cahiers. Souvenirs. Portraits des contemporains], Moscou, NPK « INTELVAK », 2006, p. 86.
[9]
Dimitri S. Merejkovski, « Prorok rousskoj revolioutsii » [Un prophète de la révolution russe], in Vadim M. Borisov & Arseni B. Roguinski (dir.), O Dostoïevskom. Tvortchestvo Dostoïevskogo v rousskoï mysli 1881-1931 godov [Sur Dostoïevski. L’œuvre de Dostoïevski dans la pensée russe entre 1881-1931], Moscou, Kniga, 1990, p. 100.
[10]
Fedor M. Dostoïevski, Les Démons (deuxième partie, chap. I, 7), Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade », 1955, p. 268.
[11]
Fedor M. Dostoïevski, Journal d’un écrivain, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, p. 1439.
[12]
Ibid., p. 1440.
[13]
Vladimir S. Soloviev, « Rossia i Evropa » [La Russie et l’Europe] in Vladimir S. Soloviev, Natsional’ny vopros v Rossii [La question nationale en Russie], Moscou, AST, 2007, p. 114.
[14]
Vladimir S. Soloviev, « O soblaznax » [Sur les tentations] in Vladimir S. Soloviev, Sobr. Sotch. v 10 t. [Œuvres en 10 vol.], t. 10, Saint-Petersbourg, s. d., p. 20.
[15]
Mikhaïl I. Rostovtsev, Isbrannye publitsistitcheskie stat’i [Articles choisis], 1906-1923 gody, Moscou, ROSSPEN, 2002, p. 53.
[16]
Vassili V. Rozanov, Apokalipsis nachego vremeni [L’apocalypse de notre temps], Moscou, Respoublika, 2000. p. 7.
[17]
Fedor M. Dostoïevski, Journal d’un écrivain, op. cit., février 1876, chap. I, section II, p. 392.
[18]
Serge N. Boulgakov, « Na pirou bogov » [Au festin des dieux] in S. N. Bulgakov., Sotchineniya v 2 t. [Œuvres en 2 vol.], t. II, Moscou, Naouka, 1993, p. 609.
[19]
Varlam Chalamov, « Tchetviortaia Vologda » [Quatrième Vologda] in Varlam Chalamov, Neskol’ko moïkh jizneï [Quelques-unes de mes vies], Moscou, Respoublika, 1996, p. 346.
[20]
Vassili V. Rozanov, op. cit., p. 313.
[21]
Alexeï S. Souvorine, « O pokoïnom » [À propos d’un défunt], F. M. Dostoïevski v vospominaniyakh sovremennikov [F. M. Dostoïevski dans les souvenirs de ses contemporains], en 2 tomes, t. II, Moscou, Khoudojestvennaya literatoura, 1990, p. 473.
[22]
Boris K. Zaïtsev, « Ob intelliguentsii » [Sur l’intelligentia] in Boris K. Zaïtsev, Dnevnik pisatelia [Carnet d’un écrivain], Moscou, Rousski pout’, 2009, p. 91.
[23]
Les Frères Karamazov, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1952, p. 239.
[24]
Voir Vladimir K. Kantor, « Rousski Ieremiya. Dostoevski i Vetkhi Zavet » [Un Jérémie russe. Dostoïevski et l’Ancien Testament], Kosmopolis, 2005/2006, n° 4 (14), pp. 29-43 ; voir aussi le chapitre « Dostoïevski kak vethozavetny prorok » [Dostoïevski comme un prophète de l’Ancien Testament] in Vladimir K. Kantor, « Sudit’ Boj’iou tvar’… » Prorotcheski pafos Dostoevskogo [« Juger la créature de Dieu… ». Le Pathos prophétique de Dostoïevski], Moscou, ROSSPEN, 2010, pp. 376-403.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 10/04/2013
https://doi.org/10.3917/rphi.132.0239