Texte d'Hélène Menegaldo retranscrit en souvenir de mon ami Georges LEBEDEV, "Russe de Tunisie" devenu par mariage "Russe de Corse".
En souvenir aussi de mon père, ukrainien originaire de Kiev, devenu "migrant" en 1921 du fait de la révolution russe.
Il séjourna en Corse de 1928 à 1934 et termina le cours de sa vie en 1968 à Paris.
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J.M
Les Russes à Bizerte : de la Tunisie à la France, les étapes d’une intégration contrariée
Résumé
Le destin de l’Escadre russe avec les 5849 personnes évacuées de Sébastopol à Constantinople puis à Bizerte en 1921 fut l’objet de tractations avec l’URSS, reconnue par la France en 1924 et invitée à rembourser les fameux « emprunts russes » en échange de l’intégration des navires au sein de la Flotte soviétique. En gage de bonne volonté, les autorités françaises désarmèrent les navires et expulsèrent les exilés installés à bord et dans le camp de Sfayat. La prochaine étape de l’exode fut la France où existait déjà une communauté fortement structurée. Malgré la reprise des relations diplomatiques et commerciales avec l’URSS, la France resta fidèle à ses engagements et permit aux émigrés russes de préserver leur identité tout en s’intégrant à la société française, en dépit de conditions d’existence souvent difficiles.
Période :
1920–1930Plan
1
Entre décembre 1920 et février 1921, les 33 navires de l’Escadre russe de la Mer Noire mouillent dans la rade de Bizerte avec 5 849 personnes à leur bord : officiers et leurs familles, gardes-marine, cadets, matelots, membres du clergé, enseignants de l’École navale, réfugiés civils. L’église Saint-Alexandre-Nevski à Bizerte est le dernier témoin de la présence entre 1921 et 1924 des Russes dans ce port, à l’époque sous protectorat français.
2Retracer brièvement l’odyssée et le parcours ultérieur de ces premiers boat-people du 20e siècle, évacués de Sébastopol à la suite de la défaite de l’Armée blanche, permettra aussi de rappeler les hésitations de la France, prise entre le respect de la parole donnée au général Wrangel, l’épineux problème des emprunts russes que les soviets refusaient de rembourser, la gestion d’une masse importante de réfugiés, pour une bonne part militaires, le désir de s’en débarrasser pour ne pas subvenir à leurs besoins et la crainte d’indisposer la Russie soviétique après la reprise des relations diplomatiques et commerciales en 1924.
3Ce groupe, restreint comparé aux quelque 80 000 réfugiés qui cherchent asile en France entre 1920 et 1927, est en même temps exemplaire, car homogène et uni, au moins pour son noyau principal (l’École navale et les officiers de marine soudés par l’esprit de corps) autour de valeurs partagées, celles de l’ancien régime impérial : maintenir en état la flotte échouée à Bizerte dans l’espoir de reprendre le combat contre les bolcheviques, restaurer l’honneur de la marine russe, sauvegarder la culture et les traditions russes ainsi que la religion orthodoxe.
4Seront ici examinées les stratégies de survie et d’adaptation de ces déracinés placés dans un environnement peu favorable, ainsi que les moyens mis en œuvre pour préserver l’identité nationale tout en préparant la jeune génération à un avenir qui demeure, au début, incertain : revenir en Russie pour reconstruire le pays ou s’intégrer la société et la culture françaises.
1. Quitter la Crimée… mais comment ?
5La Crimée, refuge du gouvernement du général Wrangel et dernier territoire sous contrôle blanc, est une péninsule de 27000 km2, reliée au continent par l’isthme de Perekop, large de 5 à 7 km, bordé de part et d’autre de marais salés faisant obstacle au passage d’une armée. Mais une fois l’isthme forcé, ce bastion inexpugnable devient une souricière d’où l’on ne peut s’échapper qu’en bateau. Cette éventualité, anticipée par Wrangel, éclaire les conditions de l’exode et rend nécessaire un bref rappel de l’histoire de la flotte russe.
La Marine Impériale russe : une mort annoncée
6La Marine impériale, créée par Pierre le Grand, connut le désastre de la guerre de Crimée puis une destruction quasi totale à Tsushima (27 mai 1905). Modernisée au début de la première guerre mondiale, elle est mise à mal par le décret du 29 janvier 1918 instituant la création d’une « Marine rouge socialiste des ouvriers et des paysans ». Les conséquences seront identiques à celles du prikaz (décret) n° 1 sur l’armée qui provoqua la décomposition de l’armée, les massacres d’officiers et la fin du régime impérial. L’École navale de Petrograd est fermée par le nouveau pouvoir, mais rouvre à Sébastopol le 17 octobre 1919, lorsque les succès des armées blanches nourrissent l’espoir d’une chute prochaine des bolcheviques. L’École assure un haut niveau de formation des élèves et d’encadrement professoral et administratif.
7La victoire de Catherine II contre la Turquie en 1774 lui donne les rives de la Mer Noire, la Crimée est annexée en 1783, le servage est étendu à l’Ukraine. Son favori Potemkine aménage les ports de Kherson, Sébastopol, Nikolaïev et crée la flotte de la Mer Noire. La plupart des bateaux qui vont mourir à Bizerte sortaient du chantier naval de Nikolaïev.
8Après la signature de la paix séparée, l’Ukraine est sous occupation allemande. Lénine ordonne de saborder les navires de la Flotte de la Mer Noire pour qu’ils ne tombent aux mains de l’ennemi, mais de nombreux équipages refusent de s’exécuter. Les effets de la propagande révolutionnaire des marins de la Baltique dépêchés en mer Noire, sont un temps contenus grâce à l’autorité de l’amiral Koltchak auprès des marins. Au printemps 1920, la marine de guerre blanche, pratiquement hors de combat et manquant de combustible, est remise en état en quelques mois grâce à l’action énergique de l’amiral Sabline et du vice-amiral Kedrov. Elle pourra ainsi jouer un rôle essentiel dans l’évacuation.
2. L’évacuation
De Sébastopol à Constantinople, l’exode
9À l’été 1920, le général Wrangel contrôle la province de Tauride (presqu’île de Crimée et la région située au nord de celle-ci). Le 10 août, son gouvernement est reconnu par la France qui espère régler la question des emprunts russes et aussi soutenir son alliée, la Pologne, envahie par la Russie soviétique. À la signature de l’armistice entre les deux belligérants, le 12 octobre, l’armée de Wrangel perd l’essentiel de son intérêt stratégique et l’Armée rouge, dirigée par Frounzé, est libre de la combattre. En novembre , les Bolcheviques forcent les positions défensives blanches de l’isthme de Perekop , le général Wrangel décrète l’ordre de quitter le territoire :
Le 31 octobre [12 novembre, selon le calendrier grégorien qui sera adopté par le gouvernement soviétique en 1918 en remplacement du calendrier julien, toujours en usage dans l’Église orthodoxe H.M.], vers le soir, il contemplait le mouvement frénétique du port où entraient quantité de navires venus à toute vitesse de Varna, de Constantinople, de Batoum et même, par un heureux hasard, d’Arkhangel et de Vladivostok, pour secourir l’armée et la population…1
10L’évacuation de la Crimée débute le 10 novembre 1920 . En trois jours, les 126 bateaux de tout tonnage rassemblés par le Général Wrangel embarquent troupes, familles de militaires, population civile des ports de Crimée, Sébastopol, Yalta , Féodossia (Théodosie) et Kertch . L’École navale de Sébastopol est évacuée au complet : élèves, corps enseignant, personnel administratif, plus tout son précieux matériel pédagogique et sa bibliothèque de littérature russe. La plupart des élèves, dont les gardes-marine du collège naval de Vladivostok évacués en janvier 1920, ne reverront jamais leur famille. La répression bolchevique, dirigée par Bela Kun, fera des milliers de morts. Au total, 145 693 personnes, plus les membres d’équipage, purent gagner Constantinople. Seul le destroyer Zhivoï – qui veut dire Vivant, ironie du sort ! – périt au cours d’une tempête avec 257 personnes à bord. Le soutien de la France, avec l’amiral Dumesnil, fut décisif pour assurer la sécurité de l’embarquement et de la traversée jusqu’à Constantinople. La flotte reconnaissante qui naviguait sous la Croix de Saint-André (croix bleue en forme de X sur fond blanc) hissa aussi le drapeau français.
11Les conditions de l’évacuation sont terribles, sauf pour quelques privilégiés, tous les navires réquisitionnés par le général Wrangel, des croiseurs aux sous-marins et navires de commerce, sont surchargés bien au-delà de leurs capacités, les soldats entassés sur le pont, debout, sans pouvoir bouger pendant la traversée jusqu’à Constantinople, le manque de vivres et d’eau, la crainte de heurter une mine ou d’être attaqués, l’incertitude du lendemain… Les aspirants complétaient les équipages inexpérimentés, remplaçant les matelots passés aux bolcheviques, s’activant aux machines.
Constantinople, un mirage vite dissipé
12Ironie du destin, Constantinople, objectif essentiel de l’expansion russe dès le XVIIIe siècle, est effectivement « conquise » par une armée russe, mais une armée vaincue et en haillons, qui demande l’asile à son ennemie d’hier, la Turquie, alliée des Empire centraux, elle-même vaincue :
Il [Alexandre Manstein, commandant du torpilleur Jarky] revoyait la rade de Mode [où sont regroupés les navires arrivant à Constantinople]. Quelle animation ! Une vraie ville flottante. Plus de cent trente mille personnes se trouvaient alors rassemblées là. Tous les transports et même les navires de guerre qui arrivaient les uns après les autres étaient effroyablement bondés. Certains bâtiments, comme le Vladimir, grand courrier d’Extrême-Orient, avaient une gîte terrible. Au lieu des trois mille passagers réglementaires, il en transportait douze mille. Parmi les réfugiés vivant dans la plus grande saleté et envahis de parasites, le typhus commençait ses ravages. Ce qui avait étonné le plus Manstein, c’était qu’on ait pu réquisitionner autant de bâtiments et surtout trouver en Crimée, où il manquait absolument, tout le charbon nécessaire au voyage.2
13Le mois de quarantaine imposé aux bateaux éprouve les réfugiés consignés à leur bord et provoque le décès de ceux qui étaient blessés ou particulièrement épuisés, dénutris ou malades. Constantinople est occupée par les Alliés qui redoutent la présence de militaires susceptibles de déstabiliser davantage la région : les Grecs ont lancé une offensive en Anatolie, le général Mustapha Kemal a pris la tête de la réaction nationaliste contre le régime du sultan soutenu par les Alliés qui s’apprêtaient à dépecer la Turquie.
14En dédommagement de son aide, la France confisque les marchandises, d’une valeur de 110 millions de francs, transportées par les bateaux et cherche à se débarrasser de ses hôtes encombrants en sollicitant l’aide de 13 pays, sans grand succès : 3000 militaires sont incités à s’engager dans la Légion étrangère où ils formeront le 1er régiment de cavalerie, 32 000 expédiés vers les pays balkaniques, d’autres vers le Brésil, le reste dispersés dans des camps ou sur les îles de Lemnos et de Gallipoli, mais de nombreux civils et militaires restent à Constantinople, en attente d’un problématique visa. En 1920, encore 60 000 réfugiés se trouvaient à bord des navires. Les rapatriements forcés, parfois sous la menace d’une canonnière française, ramènent 15 000 évacués à Odessa, Novorossisk ou Batoumi. Beaucoup seront fusillés.
15Le 21 novembre 1920 , Wrangel réorganise la flotte en escadre composée de quatre détachements et placée sous le commandement du vice-amiral Mikhaïl Kedrov . Début décembre, le Conseil des ministres français accepte la venue à Bizerte de l’escadre russe dont les 33 navires (y compris des sous-marins et des brise-glaces) mettent le cap sur leur nouvelle terre d’asile entre décembre 1920 et février 1921 . Au terme d’une traversée périlleuse, les bâtiments étant en mauvais état, les équipages épuisés et en nombre insuffisant, et les conditions climatiques détestables, l’escadre atteint enfin les côtes tunisiennes. Un seul navire, le vapeur Constantin, repartira plus tard en Russie soviétique.
Bizerte, un port français…
16Les navires de l’escadre sont internés dans la rade de Bizerte avec leurs équipages ainsi que 5 400 réfugiés civils, tous soumis à leur arrivée à une nouvelle et éprouvante quarantaine :
Personne n’osait s’approcher de nous. Quelle maladie avait donc atteint l’escadre ? Variole, typhoïde, peste ? Non… nous arrivions d’un pays où régnait une épidémie terrible, la peste rouge, que la France craignait par-dessus tout 3 .
17Crainte légitime si l’on se souvient que la mutinerie des soldats du corps expéditionnaire russe, arrivés en 1916 en France au nombre de 44 000 et désireux de rejoindre la Russie après la révolution, avait entraîné une répression sanglante et l’envoi de 3000 mutins, acquis aux idées révolutionnaires, en Algérie. Les derniers déportés ne sont rapatriés en Russie soviétique qu’en 1920. Pour les Français, la distinction entre Russes pro-bolcheviques et « blancs » n’est pas toujours claire… De plus, Bizerte occupe une position stratégique dans l’axe de la Méditerranée, ce qui laisse craindre des initiatives incontrôlées. Les bâtiments ancrés dans la rade bénéficient du statut d’exterritorialité, ils sont donc un morceau de l’ancienne Russie, à la fois une menace pour la « Russie nouvelle » et une monnaie d’échange pour la France. Les Russes émigrés sous protection française ne deviendront apatrides qu’en 1924 (contrairement à ceux accueillis par d’autres pays) et seront protégés à partir de 1922 par le passeport Nansen, adopté par la France en 1924.
18Autorisés à mettre pied à terre et soumis une rude séance de désinfection, les élèves de l’École navale trouvent refuge dans le vieux fort abandonné de Djebel-Kébir, leurs maîtres dans les baraquements en bois du camp de Sfayat, les autres réfugiés sont répartis dans six camps des environs : Djebel Djelloud, près de Tunis, Nador qui avait accueilli des prisonniers Serbes en 1916, Tabarka, à 100 km de Bizerte, Aïn Draham, au sud de Tabarka (casernements militaires), Monastir, sur la côte septentrionale de la Tunisie, à 200 km de Bizerte, ce qui entraîne dispersion et difficultés de communication dans un pays inconnu et au climat difficile. Les premières impressions sont décourageantes, ces camps sont délabrés et démunis de tout.
3. Survivre
Les réfugiés : les différentes composantes
19Officiers de marine et haut commandement, aspirants gardes-marine) et cadets, sous-mariniers, matelots, conducteurs de machines, mais aussi treize aumoniers militaires orthodoxes figurent parmi les équipages des navires. Les services liturgiques sont célébrés au début à bord du cuirassé Georges le Victorieux puis à la chapelle Saint-Paul, aménagée dans l’une des casemates du vieux fort de Djebel Kébir, desservie jusqu’en 1925. À la différence du personnel du Collège naval et des officiers dont les noms sont connus, la composition de la population civile, 626 femmes et 239 enfants, est peu documentée. Il s’agit surtout de femmes ou veuves d’officiers et marins et de leurs enfants ainsi que d’orphelins.
Assurer la survie
20L’exil à Bizerte représente un sérieux handicap en raison de l’éloignement géographique par rapport aux centres politiques et culturels de l’émigration russe, Berlin, Prague avec l’Action russe du gouvernement Masaryk, et surtout Paris où des structures d’accueil existaient depuis le 19e siècle et où la mode russe battait son plein, facilitant l’accès à l’emploi. Autres écueils : le climat et l’environnement, la dispersion des différents camps, les contacts difficiles avec la population. L’accueil des petits fonctionnaires ou employés français est au début réticent, voire hostile, la presse locale appelle la population à la vigilance :
Qui sont ces gens, nous ne le savons pas. Il y a peut-être parmi eux des éléments particulièrement dangereux, car en mesure de provoquer des conflits avec nos troupes…Nous recommandons à tous les commerçants de Bizerte d’être prudents avec les Russes – avec quelles devises vont-ils payer leurs achats ?... Il faudrait les chasser directement d’ici en Algérie. (« Les Russes de Wrangel à Bizerte », Tunisie Française, 23/12/1920).
21L’argent est effectivement un problème majeur, les roubles-papier ne valant rien, le troc permet d’abord la survie. Puis les autorités françaises fournissent des rations, une solde de 10 francs par mois pour un matelot et de 21 francs pour un officier, solde qui sera bientôt supprimée et remplacée par une incitation à retourner en Russie soviétique ou à Constantinople. La première solution est rejetée, mais un millier de réfugiés acceptent de repartir à Constantinople :
Finalement, les autorités françaises, après avoir gardé un mois les candidats au départ à bord du vapeur Constantin, les firent redescendre à terre et les installèrent sur place dans des camps de tentes4 .
22Cet épisode prouve la continuité d’une politique initiée dès Constantinople et visant à provoquer la dispersion de l’armée Blanche, mais témoigne aussi des difficultés inhérentes à la réalisation de ce projet à la logistique coûteuse et qui implique de convaincre les réticences des pays sollicités – Turquie, Brésil – et entraîne d’interminables tractations avec la Russie soviétique sur les conditions du rapatriement et les garanties de sécurité accordées aux rapatriés.
23Cependant, le contact est établi avec Paris où la communauté russe bénéficie à cette date d’une large autonomie : l’ancienne Ambassade russe et l’Office des réfugiés gèrent les questions administratives, le Zemgor et la Croix-Rouge russe prennent en charge l’aide humanitaire. Un Bureau d’aide et d’assistance est créé en Tunisie. Le vice-amiral Mikhaïl Kedrov cède le commandement au contre-amiral Mikhaïl Behrens (1879-1943) et se rend à Paris dès 1921 pour négocier de meilleures conditions pour les évacués.
L’occupation de l’espace
24Le vieux cuirassé Georges le Victorieux est une véritable ville flottante où logent les marins et officiers mariés et leurs familles et où fonctionne une école pour les enfants. Le camp de Sfayat et le fort de Djebel Kébir sont le centre névralgique de l’organisation territoriale de cette « Russie hors frontières » miniature : 320 aspirants (gardes-marines) et cadets, 60 officiers et enseignants, 40 matelots de diverses unités et une cinquantaine de membres des familles de marins forment une communauté soudée autour d’un projet commun. Les compétences techniques et scientifiques de l’encadrement permettent une amélioration des conditions de vie, en particulier de l’habitat, grâce aux installations et au matériel disponibles sur le navire-atelier Cronstadt, bâtiment sans équivalent dans la marine française. Les autres camps sont des baraquements en ruines, ouverts à tous les vents, où plusieurs dizaines de personnes logent sur des lits de planches dépourvus de literie. C’est là où la vie quotidienne est la plus pénible, car s’y trouvent surtout des femmes, seules ou avec enfants. C’est là où il y aura des dépressions, des suicides…
4. Un morceau de Russie sous les palmiers
La vie au village
25Le camp de Sfayat, une soixantaine de bicoques, devient rapidement un village doté d’une église et d’une cantine qui fournit des repas à tous les habitants ; une éolienne, la 1ère en Afrique du Nord, est créée pour fournir l’électricité. On ouvre des ateliers de couture, de menuiserie, de cordonnerie, d’abord pour subvenir aux besoins locaux en logements, vêtements etc., puis pour satisfaire des commandes de l’extérieur. Potagers et basse-cours permettent bientôt d’améliorer l’ordinaire. Une école accueille les enfants et un dispensaire soigne les blessés et les malades. La bibliothèque maintient le lien avec la culture russe.
L’École navale
26L’École navale rouvre dès février 1921. Les 320 cadets et gardes-marine (élèves des classes supérieures de l’École) vivent et étudient dans les casemates du fort, aménagées en chambres, salles de classes et laboratoires de physique et de sciences naturelles. Les cours, initialement rédigés à la main par les enseignants, sont ensuite ronéotypés. L’enseignement dispensé est de haut niveau, spécialement en mathématiques, physique et astronomie, mais l’histoire et la littérature ne sont pas oubliées, non plus que l’éducation physique. Les élèves manœuvrent leur navire-école sur le lac de Bizerte, l’accès à la mer leur étant interdit par les autorités. Sur les 394 élèves formés durant les cinq années de l’existence de l’École, 300 en sortent diplômés.
27Encadrer, instruire, éduquer seront la préoccupation principale du collectif des professeurs, officiers et civils, à l’École navale comme dans les écoles pour les jeunes enfants : redonner le goût de la vie aux orphelins, traumatisés, devenus parfois de véritables sauvageons ; restaurer la discipline, sauvegarder les traditions, transmettre les valeurs, préparer leur avenir ; en faire les cadres potentiels de la Russie future. Ce qui sera une difficulté supplémentaire pour l’intégration ultérieure dans la communauté émigrée à Paris, majoritairement d’orientation libérale.
28Les fêtes russes traditionnelles – Noël, Pâques – ainsi que la fête de la Marine, les représentations théâtrales, les concerts et les bals réunissent l’ensemble de la communauté.
Début d’intégration
29Pour travailler, il faut quitter les camps, parfois très éloignés, trouver un hébergement à Tunis, un employeur, vaincre les préjugés. Les déclassés ne peuvent prétendre qu’aux « petits métiers », mal payés et pénibles, où ils sont en concurrence avec la main-d’œuvre tunisienne et ostracisés par les employeurs et commerçants juifs qui n’ont pas oublié les pogromes tsaristes. Les femmes, issues de la bourgeoisie moyenne (femmes ou veuves d’officiers ou de fonctionnaires) sont domestiques ou vendeuses, les hommes manœuvres, ouvriers agricoles, employés aux terrassements, à la construction des routes, dans les minoteries, les ateliers de mécanique, les garages, les teintureries. Ils sont cuisiniers, mécaniciens, électriciens. Certains se font marchands ambulants de petits pâtés (pirojki) ou pâtisseries russes, ouvrent de petites échoppes.
30Puis, la population et les employeurs éventuels s’étant habitués à ces nouveaux venus, on les retrouve portiers, garçons d’hôtel, maîtres d’hôtel. Les emplois se diversifient : cours de langues, de mathématiques, de piano, de chant, de danse, de dessin, secrétaires et habilleuses de théâtre pour les femmes … Beaucoup avaient été infirmières pendant la 1ère guerre mondiale, puis civile. Elles trouvent à s’employer quand les médecins russes obtiennent le droit d’exercer, ce qui ne sera pas le cas en métropole. Les Russes deviennent visibles dans le paysage, ils créent leurs propres coopératives, ouvrent un bureau de placement, organisent des réunions artistiques. Les concerts et spectacles qu’ils proposent sont vite populaires : ils animent une vie artistique assez atone.
31Quant aux marins, ils n’ont d’autre choix que les travaux les plus durs, dockers, ouvriers agricoles chez des colons, casseurs de pierre sur les routes. Ainsi, dans les coins les plus reculés de la Tunisie, chaque fois qu’on apercevra des tentes auprès d’une carrière ou d’une voie de chemin de fer en construction, on pourra se dire : ce sont des Russes !
5. Le destin ultérieur
Vers d’autres horizons
32Cependant, l’entretien de l’escadre devient difficile à assurer, faute de bras suffisants (187 hommes au lieu de 900 sur le Général-Alexeiev), l’espoir d’un changement de régime en Russie et d’un proche retour s’amenuise. La France commence à recupérer des bateaux en compensation des frais engagés ; dès 1921 le Cronstradt est intégré à la marine française sous le nom de Vulcain, privant ainsi de nombreux Russes de l’usage des ateliers et donc, de leur gagne-pain. Suivront 10 bateaux. Le brise-glace Ilia Mouromets devient le mouilleur de mines français Pollux et l’Italie acheta deux vapeurs.
33Le découragement, la fatigue, l’absence de perspectives d’avenir en Tunisie accélèrent les départs individuels. Des envoyés de la communauté se rendent à Paris et Prague pour négocier l’accueil d’étudiants. Trois cents jeunes fréquenteront les universités tchèques, d’autres étudieront en France.
1924, une date charnière
34Lénine disparaît en janvier mais la NEP se poursuit, laissant croire à un retour des soviets au capitalisme. La France, jusque-là surtout soucieuse d’éviter la contagion bolchevique sur son sol tout en préservant l’avenir, reconnaît la Russie soviétique le 28 octobre : les priorités économiques l’emportent, les Russes deviennent apatrides. Le maintien d’une force armée anti bolchevique sur le sol français n’étant plus d’actualité, le sort de l’escadre est scellé. La France se préoccupe cependant de faciliter l’intégration des exilés russes : la même année voit le jour le Comité d’Émigration, organe qui « tient lieu de gouvernement pour tous les Russes expatriés, qui règle pour eux la question des passeports, supplée les consulats absents etc.. ».
35Au matin du 30 octobre, le préfet maritime Exelmans signifie au personnel de l’escadre l’ordre de quitter les navires et de limiter les activités de l’École navale, rebaptisée « orphelinat russe » pour ne pas froisser la partie soviétique. Le pavillon à la Croix de Saint-André est amené pour l’ultime fois. Les occupants de Sfayat et du cuirassé Georges le Victorieux sont expulsés, mais autorisés à rejoindre la France par transport gratuit. La dernière promotion de gardes-marine quittera les lieux le 25 mai 1925. Révolté par la manière expéditive de disperser la colonie russe que lui imposent les autorités, l’amiral Exelmans donne sa démission et part en retraite anticipée.
36Quant au destin des navires, il est, lui, l’objet de complexes tractations, d’autant que l’Europe redoute qu’ils n’aillent renforcer la puissance militaire de l’URSS. La commission technique soviétique mandatée en décembre 1924 à Bizerte (dont l’un des membres, l’attaché naval soviétique à Paris et à Londres est le frère de l’amiral Behrens) exige la remise en état des bâtiments que l’URSS souhaite récupérer en tant qu’héritière de la Russie, tandis que la France, avec le même argument, demande le remboursement des dettes du régime impérial (la question des emprunts russes). Moscou ayant finalement rejeté tout règlement, la France se considère libre de disposer des navires qui sont désarmés et pour la plupart vendus à la ferraille ou abandonnés dans le port de Bizerte. Leurs munitions et canons seront vendus à divers pays.
D’un camp l’autre : Marseille, ville-transit ?
37Exilés de Tunisie, les Russes font étape à Marseille où se croisent les destins de leurs nombreux compatriotes en provenance de Turquie, des Balkans ou de Tunisie. On trouve un hébergement provisoire au camp Victor Hugo ou « Camp des os » près de la gare Saint Charles, ainsi nommé car situé près d’un incinérateur de chiens. À nouveau des baraquements délabrés où 350 personnes s’entassent en 1925. Un caboteur, le Tsesarevitch Guéorgui, reste amarré plusieurs années au Vieux-Port avec une vingtaine de personnes à bord ; une petite chapelle fonctionne sur un des navires de commerce russes bloqués dans le port. Un Office des Réfugiés russes est ouvert à Marseille, mais la situation des émigrés restés là faute de moyens est catastrophique. Les hommes sont dockers ou hommes à tout faire quand ils trouvent à s’employer, les femmes sont domestiques et parfois pire.
Paris, la troisième capitale
381924 est le pic de l’arrivée des Russes avec, en plus des réfugiés de Turquie et des Balkans venant en France munis d’un contrat d’embauche pour l’industrie métallurgique ou les mines, l’exode de leurs compatriotes déjà installés en Europe et quittant l’Allemagne où la stabilisation du mark, puis la montée du nazisme et la crise économique rendent l’existence problématique. À ces flux s’ajoute celui des « Bizertiens », générant une concurrence sur le marché du travail. Néanmoins, les savoir-faire acquis pendant les « stages professionnels » en Tunisie permettent une meilleure adaptation à la vie nouvelle que l’on cherche à construire à Paris. Globalement, ces anciennes élites connaitront quand même le déclassement, surtout lorsque la crise économique frappera durement les émigrés.
39L’amiral Kedrov s’inscrit à l’École des Ponts et Chaussées qu’il termine 1er. Il travaille en tant qu’ingénieur et publie une monographie sur le béton armé, mais le lieutenant Bogdanov, enseignant à l’École navale, est chauffeur, ainsi que la plupart des aspirants et autres émigrés de la jeune génération, même ceux qui avaient terminé leurs études en France. Un diplôme français n’est pas un gage d’emploi et intégrer l’École navale de Brest implique un investissement financier trop important. L’amère déception éprouvée est compensée par une vie communautaire très active et riche sur la plan culturel.
Se regrouper, continuer le combat
40Les anciens de Bizerte organisent et animent de nombreuses associations. Le lieutenant Bogdanov rassemble ses anciens élèves au sein d’une amicale et devient président de l’Union de tous les gardes-marine et cadets de la Flotte. L’amiral Kedrov dirige la Fédération des ingénieurs russes à Paris, préside l’Union de la marine militaire et, après l’enlèvement du général Miller par des agents soviétiques, dirige un temps la ROVS (Union générale des combattants russes) qui assure des formations militaires et exfiltre vers l’URSS de jeunes idéalistes avides de se sacrifier pour la cause, parmi lesquels très certainement d’anciens élèves de Bizerte (il y a là un sujet à creuser). La plupart tombent aux mains de la Guépéou.
6. Traces et lieux de mémoire
L’église Saint Alexandre Nevski et le cimetière
41En 1925, il ne reste plus que 700 Russes à Bizerte. Les services religieux se déroulent dans un appartement de Tunis et la communauté paroissiale est placée sous la juridiction de l’Église orthodoxe russe hors frontières. Face à cette situation, l’association des orthodoxes de Bizerte se mobilise pour ériger une église-mémorial destinée à perpétuer le souvenir de l’escadre. Construite en style néo-russe selon le projet du colonel du génie N.S. Soukharjevski, elle est dédiée à Saint Alexandre Nevski et consacrée le 10 septembre 1938. À l’intérieur, une plaque de marbre énumère les noms des navires de l’escadre. Les portes royales de l’iconostase sont recouvertes du drapeau de Saint-André, emblème de la marine impériale russe, qui se trouvait à bord du Georges le Victorieux. Les ornements sacerdotaux et les icônes proviennent également de la chapelle du cuirassé – reliques pieusement conservées depuis le départ de la mère-patrie.
42Après la guerre, la communauté s’agrandit de D.P. (Displaced persons) et de Russes ayant fui l’Union soviétique, mais l’indépendance de la Tunisie en 1956 provoque le départ de la majorité des paroissiens russes. La vie paroissiale renaît à partir de la fin des années quatre-vingt, des Tunisiens ayant épousé des Russes ou Ukrainiennes ; l’église, longtemps laissée à l’abandon, est restaurée, entre autres grâce à la femme de Yasser Arafat, issue d’une riche famille chrétienne palestinienne. La paroisse se place sous la juridiction du patriarcat de Moscou en février 1992.
43La place devant l’église porte le nom d’Anastasia Chirinskaïa-Manstein, dernière paroissienne à être arrivée à Bizerte à bord du torpilleur Jarki commandé par son père et qui anima la vie de la communauté jusqu’à son décès en 2009. Elle est enterrée au cimetière russe de Bizerte où un monument a été érigé à la mémoire de tous les Russes décédés en terre tunisienne. À Tunis, les Russes reposent au Carré II du cimetière chrétien qui jouxte le cimetière juif du Borgel. L’église orthodoxe consacrée en 1956 ainsi que l’école russe adjacente ont été vandalisées et dévalisées en 2012 par des salafistes.
La mémoire retrouvée
44L’épopée longtemps oubliée de ces « Bizertiens » bénéficie de l’engouement pour l’histoire de la diaspora apparu en Russie depuis la perestroïka et qui s’est concrétisé par la publication en métropole des témoignages et souvenirs des participants de cette aventure, parus en France dans les années trente. Les souvenirs d’Anastasia Chirinskaïa-Manstein ont été recueillis et publiés, un film tourné sur sa vie. Ont vu le jour également des recueils de documents, d’articles, des ouvrages historiques, des thèses ont été soutenues. Il manque, semble-t-il, une monographie sur le devenir des anciens de Bizerte dans leurs nouveaux pays d’accueil, en particulier la France, où le désir des descendants des Russes « blancs » de reconstituer leur propre mémoire familiale rejoint l’intérêt des chercheurs pour l’étude des aspects peu connus de l’histoire de l’émigration au 20e siècle et suscite de nouvelles publications. Le Cercle de la Marine Impériale Russe (CMIR) est ouvert « aux descendants de toutes les catégories de personnels qui ont servi la Marine impériale russe dans l’honneur et en respectant ses valeurs ». Il organise diverses manifestations, dont un Salon du livre historique russe annuel et commémore en octobre de cette année le 90e anniversaire de la fin de l’escadre russe à Bizerte.
45Enfin, le « retour aux sources » de la Russie actuelle a facilité la venue en 1997 d’une délégation de l’Ordre de Saint-Constantin le Grand qui a remis en état les tombes abandonnées et entrepris de déchiffrer les noms à demi effacés sur les plaques des 39 officiers enterrés à Tunis. Le 29 avril 1999, un monument a été inauguré à la mémoire des marins de l’escadre russe. Paradoxe de l’histoire, la Russie actuelle rend hommage aux renégats d’hier, promus au rang de gardiens des valeurs culturelles et spirituelles de la « Russie éternelle ».
46Ainsi, malgré ses hésitations à choisir entre « les deux Russies », la France a respecté ses engagements à l’égard des réfugiés et a su trouver des solutions originales en permettant l’existence sur le sol national d’une communauté structurée, dotée de ses propres institutions et organisations et bénéficiant d’une large autonomie, ce qui a permis à ses représentants de s’intégrer à la société d’accueil tout en préservant leur propre identité. On peut regretter toutefois le manque de clairvoyance concernant l’intérêt pour le pays d’utiliser les compétences de personnes hautement qualifiées en facilitant l’accès au monde du travail et l’obtention de la nationalité française.
Bibliographie
Bibliographie sélective
Berg V., « Poslednie gardemariny » [Les derniers gardes-marine], in Uzniki Bizerta [Prisonniers de Bizerte], Moscou, département de l’Ordre de Saint-Constantin le Grand, 1998.
Knorring N., « Sfajat » [Sfayat], in Uzniki Bizerta [Prisonniers de Bizerte], ibid.
Varnek P.A., « Chto bylo potom, posle Byzerty » [Après Bizerte], in Uzniki Bizerta [Prisonniers de Bizerte], ibid.
Adam Rémi, Histoire des soldats russes en France 1915-1920. Les damnés de la guerre, Paris, L’harmattan, 1996.
Bagni Bruno, L’Odyssée du Rion, Bibliocratie, 2013.
Burnet Etienne, Loin des icônes. Roman des émigrés russes, Paris, Ernest Flammarion, 1923.
Graf H., La Marine russe dans la guerre et dans la révolution 1914-1918, Paris, Payot,1928.
Guichard Louis et Novik Dmitri, Sous la Croix de Saint-André, Paris, Jules Tallandier, 1929.
Jevakhoff Alexandre, Les Russes blancs, Paris, Tallandier, 2007.
Korliakov Andreï, Le grand exode russe, Paris, YMCA-Press, 2009.
Manstein-Chirinsky, Anastasia, La dernière escale. Le siècle d’une exilée russe à Bizerte, Tunis, Sud Éditions, 2000.
Mitchell Mairin, Histoire maritime de la Russie, Paris, éd.des Deux Rives, 1952.
Oudar Georges et Novik Dmitri, Les chevaliers mendiants, Paris, Plon éd., 1928.
Ross Nicolas, Aux sources de l’émigration russe blanche. Gallipoli, Lemnos, Bizerte (1920-1921), Paris, éd. des Syrtes,2011.
Saibène Marc, La Flotte des Russes blancs, Marines éditions, 2008.
Filmographie
Anastasia. Exil à Bizerte » (2008, studio ELEGUIA, 84 min, sous-titrage français).
Notes
1 G. Oudar et D. Novik, Les Chevaliers mendiants, texte publié sur le site de Mandryka, p. 4.
2 G. Oudar et D. Novik, op. cit.,, p.6.
3 V. Berg, « Poslednije Gardemariny » [« Les derniers gardes-marine »], Uzniki Bizerta [Prisonniers de Bizerte], Moscou, 1998, p. 81.
4 Nicolas Ross, Aux sources de l’émigration russe blanche, éd. des Syrtes, Paris, 2011, p. 65.
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Pour citer cet article
Référence électronique
Hélène Menegaldo, « Les russes à Bizerte : de la Tunisie à la France, les étapes d’une intégration contrariée », Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain [En ligne], 13 | 2015, mis en ligne le 30 juin 2015, consulté le 05 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/mimmoc/2077 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mimmoc.2077
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Auteur
Hélène Menegaldo
Professeur honoraire à l’Université de PoitiersSpécialiste de l’émigration russe. Thèse d’État sur L’univers imaginaire de Boris Poplavski, édition de ses textes en russe : les Inédits, Poèmes surréalistes, Poèmes inédits, Œuvres complètes en 3 vol. Moscou, 2010. A publié Les Russes à Paris 1919-1939 (Autrement, 1998 ; éd. russe, Moscou, « Kstati », 2001 et 2007), et dirigé Figures de la marge (PUR, 2002), Psyché en tous ses états, les sciences de l’esprit en Russie et Union soviétique (Slavica Occitania n° 18, Toulouse, 2004), Imaginaires de la ville, entre art et littérature (PUR, 2007) et contribué à différents ouvrages collectifs.
Articles du même auteur
- Irène Kakhovskaïa et la variante ukrainienne du terrorisme [Texte intégral]Paru dans Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain, 24 | 2021
Droits d’auteur
Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain – Cahiers du MIMMOC est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International.
En complément :
Un texte daté du 20/09/2009 relatif à Nikita MANDRYKA (1940 - 2021)
Auteur des BD "Le concombre masqué"
https://www.kalinka-machja.com/Nikita-Mandryka-de-Bizerte-a-la-B-D_a77.html
BIZERTE. LA COLONIE RUSSE. CHRONIQUE 1921.
8 Novembre 2020 Paul Loukine
Nos remerciements à I. KUTTLEIN, petite fille du colonel en l’amirauté A. A. POZNIAK, pour la correction des textes.
1-er SEMESTRE.
L’AIDE AUX REFUGIES.
Mi-février 72 000 F furent envoyés par Dmitrieff et des sommes modiques distribuées à tout le personnel, aux femmes et aux enfants. Le personnel de l’escadre reçevait 18 F, les femmes et les enfants de plus de 16 ans, 10 F et les enfants de moins de 5 ans, 5 F.
En mars l’amiral Kedroff et le capitaine de vaisseau Dmitrieff transférèrent à nouveau de l’argent qui fut vite dépensé pour les premières urgences et pour améliorer l’ordinaire des camps et de l’escadre notamment pour Pâques qui est une fête particulièrement importante pour les Russes.
L’ETAT-MAJOR S’IMPLIQUE DANS L’ORGANISATION DE LA COLONIE RUSSE.
LA COMMISSION DE REPARTITION DE L’AIDE.
née Goloub, 1885 – 1968 (Tunis) épouse du capitaine de vaisseau Potapieff. (Collection A. Potapieff)
Le commandant par intérim, par ordre N° 90 du 20 janvier, ordonna de créer une commission de répartition des vêtements, chaussures… Ses membres étaient Mesdames E. Potapieff, O Tikhmeneff, M. Osteletsky, le capitaine de frégate Pachkévitch, puis par la suite le capitaine de vaisseau Guildebrandt, le Président de cette commission était le contre-amiral Nikolia. L’administrateur était le lieutenant en amirauté Kirioukine.
LE COMITE DES DAMES
LA COMMISSION DES OFFRES D’EMPLOI
Osteletski 1880 – 1946, Paris.
Une autre commission fut créée le 10 février, il s’agit de la Commission chargée des offres d’emploi qui était présidée par l’Amiral Osteletski et d’un représentant du Guénéral Alexeef, du Guénéral Korniloff, du Kronchtadt et de l’Almaz sur désignation du commandant et des deux membre de la brigades des mines et torpilles et des sous- marins sur désignation des commandants des groupes de navires.
Les objectifs furent les suivants :
Etablir un contact étroit avec le Contrôle Civil Bureau russe.
Entrer en contact avec les consuls étrangers se trouvant à Bizerte.
Collecter les listes renseignées de demandeurs d’emploi.
Informer l’Escadre des offres.
Etablir des documents pour ceux qui quittaient l’Escadre.
Le travail de cette commission contribua à rétablir la confiance, à terme, au sein même « du contre-espionnage français » puisque un bureau fut mis à la disposition de la « commission Osteletski » au « Contrôle civil Bureau russe ».
Le colonel Mikhail Andreevitch Ardatoff, 1871-décedé le 1 juin 1921 du typhus à Bizerte.
Le colonel Ardatoff, commandant russe du camp d’El Euch qui avait organisé de sa propre décision un « bureau d’emploi » qui fonctionnait efficacement mais pour son camp seulement, fut rappelé à l’ordre par les Français puis par les Russes. Il laissa un journal, « De Sébastopol à Bizerte » édité dans les « Autographes de Bizerte » en 2012 en russe.
Afin d’aider les réfugiés, le 26 mai 1921, l’amiral Berens, commandant par intérim de l’Escadre russe, prit l’initiative de créer une commission nommée « La Commission aux affaires russes d’Afrique du nord ». La Croix-Rouge russe se montra également active. Des initiatives personnelles virent le jour comme La Caisse d’Assurance Maladie Russe et la Polyclinique Russe de Tunis. (Voir dans ce blog le chapitre « LA COMMISSION AUX AFFAIRES RUSSES D’AFRIQUE DU NORD, LA COOPERATIVE RUSSE DE TUNIS, LA CAISSE D’ASSURANCE MALADIE RUSSE DE TUNIS, LA CROIX ROUGE RUSSE »)
LA PRIORITE POUR LES REFUGIES : SE REARGENTER.
Au 24 avril 1921, 390 refugiés et 320 personnes de l’escadre trouvèrent du travail.
A partir du 21 mai, les français se montrèrent encore plus pressants et des réfugiés furent obligés d’accepter le travail sous la contrainte.
Le haut-fonctionnaire Français Monchicourt dans la « Tunisie après- guerre » relatait :
«Les administrations ou particuliers prirent à leur solde en avril et en mai une bonne moitié de ces immigrants occasionnels. On leur demanda spécialement des ouvriers agricoles (2050), des techniciens (100), des mineurs (80). En outre, une centaines de femmes se casèrent comme gouvernantes ou domestiques. Ces 2825 Russes qui se contentent de salaires modérés s’acquittent de leur tâche d’une façon louable. »
LES EFFECTIFS
D’après d’autres sources, il y aurait eu également 26 femmes et 12 enfants à l’hôpital.
DESTABILISATION ET RETOUR EN URSS.
Environ 200 matelots s’inscrivirent pour un retour ( 130 d’après d’autres sources) et les listes furent transmises au Contrôle civil mais ce sujet restera sans suite.
En même temps, les journaux français et une partie des journaux russes publiaient :
« le message officiel du gouvernement français concernant son intention d’isoler le Général Wrangel de son armée, cette dernière passant à un statut de réfugiés ». Ces informations créaient un climat de nervosité et pour calmer les tensions le commandant par intérim par ordre N° 380 du 25 avril annonça :
Ces derniers temps, les rumeurs les plus diverses circulent sous forme de messages ou de dispositions du Gouvernement Français. Je vous informe que la procédure de communication officielle demeure inchangée, c’est à dire que tous les dispositions du Gouvernement français concernant l’Escadre et les Russes qui se trouvent à Tunis, passent exclusivement par moi-même, par l’intermédiaire de mes ordres. Toutes les autres informations et rumeurs doivent être considérées comme personnelles et n’ayant aucune incidence sur notre sort.[[1]] »
« On ne peut ne pas remarquer que les autorités civiles (Le contrôle Civil) en recevant de telles informations, comme par exemple le message radio bolchévique concernant l’amnistie ou en commentant les articles de la presse relatifs à l’isolation du Général Wrangel par rapport à l’armée, tentait vraisemblablement de créer la panique parmi les Russes et faire en sorte qu’il se dispersent, et ne reçoivent plus de ration de subsistance. A Gallipoli et plus particulièrement à Lemnos, c’était les autorités militaires qui s’occupaient de cela, à Bizerte les autorités militaires, bien au contraire, s’efforçaient de soutenir les autorités russes et appelaient à obéissance stricte au commandant des camps dont l’autorité fut élargie. »
L’adjoint au Gouverneur militaire, le général Sarton du Jonchay, comme cela a été précisé précédemment, calmait les Russes dans les camps, et conseillait de se soumettre à leur chef.» [[2]] Il faut préciser que dans le même temps, le commandant par intérim de l’Escadre recevait un total soutien des autorités militaires et maritimes, par contre, certains représentants des autorités civiles, par leurs déclarations aux officiers et au matelots, sapaient l’autorité du commandement russe. Ceci a eu lieu pendant la période la plus difficile pour l’Escadre de mi-mars à début mai 1921.
Le 25 avril, une rumeur se répandit comme une trainée de poudre : les Français arrêtaient la distribution des rations au 1er mai. Une note de l’amiral Berens fut émise pour calmer les esprits.
VIE CULTURELLE DES REFUGIES
Bulletin d’information N° 10 du 4 février émis par l’état major de l’escadre.
Dès février 1921, les manifestations culturelles russes donneront une autre dimension à la ville de Bizerte. L’Escadre disposait d’un énorme potentiel culturel dont profiteront bien entendu les Russes mais aussi la population locale.
Le capitaine de frégate Guéorguiï Fridrikhovitch Hildebrandt 1882 – 1943 (Tunis)
Un concert sera organisé le 5 février au Cercle des officiers de Bizerte. Se produiront, le capitaine de frégate Guildebrandt au piano, le marin Nazarenko qui chantera, l’orchestre de balalaïkas, un chœur de 30 personnes, la dimension de la salle ne permettant pas au chœur entier de se produire.
Il était prévu de donner un concert le 6 février pour les grades subalternes français, mais nous ne savons s’il s’est produit.
Des commentaires d’une grande compétence concernant ce concert, sont mentionnés dans le bulletin d’information.
20.III.1921.L’orchestre de l’état-major de l’Escadre jouera à un dîner de gala donné par les autorités locales en l’honneur du Résident à Tunis (les Français ne disposait pas d’orchestre à Bizerte).
Orchestre « de l’état-major » défilant dans les rue de Bizerte.
27.03.1921. Au théâtre Garibaldi l’orchestre de balalaïkas du Guénéral Korniloff se produisitt lors d’un concert qui a connu un grand succès.
29.03.1921. Le junker Iouchtchenko du Guénéral Korniloff avait été invité à jouer au violon pendant la messe solennelle de Pâques catholique, dans l’église catholique locale. Après le service divin, le prêtre s’est adressé à l’audience avec un discours : « Nous avons écouté de la musique spirituelle interprétée par un musicien russe, pour laquelle nous lui apportons notre profonde gratitude ; par-là, je ne peux que souligner notre sympathie pour les Russes, nos anciens alliés ; je dirai même plus, nous croyons fermement que la Russie survivra au malheur qui lui a été envoyé par la volonté du Créateur et qu’elle en sortira aussi grande et puissante que nous l’avons connue auparavant. »
3.04.1921. Une fête de bienfaisance fut organisée au profit des réfugiés russes. Le programme de la fête fut le suivant : des orchestres russes jouaient sur la terrasse du Cercle des officiers et sur la place de la ville, de 14h à 19h, de grands concerts, des exercices de gymnastique du club féminin, des danses russes, l’orchestre de balalaïkas et des jeux arabes.
4.IV.1921. Un chœur de chanteurs et l’orchestre de balalaïkas du contre-torpilleur Derzkiï se rendirent à Tunis pour participer à un concert organisé par les Français à des fins caritatives.
[2] Vie et état d’esprit du personnel de l’Escadre au premier semestre 1921 (Rapport de l’état major de l’escadre adressé au général Wrangel)
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http://www.sologubovskiy.ru/articles/7677/
La Russie et les itinéraires de Bizerte
La Russie et les itinéraires de Bizerte
Le Temps, la Tunisie, le 5 février 2021
Hatem BOURIAL
Le centenaire de l'exode de la flotte russe depuis la Mer noire jusqu'au port de Bizerte est depuis novembre 2020 au coeur d'une grande célébration. Une page d'histoire qui représente l'un des socles de la relation tuniso-russe.
C'est en novembre 1920 que la flotte impériale russe de la Mer noire a quitté son port d'attache en Crimée pour rejoindre Constantinople, en Turquie. Il s'agissait d'un véritable exode qui concernait 126 bateaux et navires de guerre commandés. Commandée par le général Wrangel, cette flotte transportait 150.000 civils et militaires. Plus tard, une escadre de 33 navires transportant 6000 personnes traversera la Méditerranée pour aller vers Bizerte. Cette escadre comprenait plusieurs centaines d`officiers et leurs familles qui feront de Bizerte leur port d'attache et de la Tunisie leur pays d'adoption.
La postérité d'Anastasia Manstein-Chirinsky
Comme l'a écrit l'écrivain russe Ivan Chmeliov, "ils ont quitté la Russie emportant la Russie avec eux et continuent à la porter jusqu'à présent. L'exemple le plus éloquent de ces Russes arrivés en Tunisie il y a un siècle, est celui d'Anastasia Manstein-Chirinsky. Arrivée à l'âge de huit ans, celle qui deviendra l'ange-gardien de cette escadre russe, a vécu près de quatre-vingt-dix ans à Bizerte où elle repose désormais. Anastasia Manstein-Chirinsky a consigné son témoignage dans un ouvrage intitulé "La dernière escale", devenu un classique depuis sa parution il y a plus de vingt ans.
Grâce à cette grande dame, une Fondation de conservation de l'héritage historique et culturel russe en Tunisie, a vu le jour il y a dix ans. Cette institution porte désormais le nom de Fondation Anastasia Manstein-Chirinsky en son honneur et poursuit son travail de fond pour préserver la mémoire des marins russes de Bizerte. La création de cette fondation a été soutenue par l'ambassade de Russie en Tunisie, le Centre russe de la culture et des sciences et le gouvernorat de Bizerte. La société civile tunisienne s'est également impliquée dans plusieurs projets de la Fondation Anastasia Manstein-Chirinsky.
Cette institution a contribué à la création d'un centre mémoriel nommé "Maison de l'escadre russe" et installé à Bizerte. Ce centre a initié un parcours culturel et historique pour mettre en valeur les lieux de mémoire liés à l'escadre russe. Ainsi, la zone portuaire où stationnaient les navires, le cimetière où se trouvent les sépultures des marins russes et celle de Manstein-Chirinsky, l'église Saint Alexandre Nevski font partie de ce parcours. Apportant leur soutien au projet dans sa globalité, les autorités tunisiennes ont baptisé du nom d'Anastasia Manstein-Chirinsky, la place publique qui fait face à l'église. Fondée en 1938, ce lieu de culte est l'unique église mémorielle dédiée à l'escadre russe.
L'un des socles symboliques des relations tuniso-russes
Aujourd'hui, la Fondation Manstein-Chirinsky est présidée par Elvira Gudova alors que Larissa Bogdanov est la conservatrice de la Maison de l'escadre russe. De nombreux visiteurs se rendent à Bizerte pour y découvrir les itinéraires de mémoire de la flotte impériale russe qui, depuis la Crimée et la mer noire, a abouti en Tunisie il y a un siècle. Signe qui ne trompe pas sur l'importance historique et culturelle de cette présence russe, l'archimandrite de la Laure Alexandre Nevski de la Sainte Trinité est le président du conseil d'administration de la Fondation Manstein-Chirinsky. Au-delà, cette fondation cultive un projet cher à la grande Anastasia dont la volonté posthume était la sauvegarde de la mémoire de cet événement qui s'est déroulé en 1920.
Symbole par excellence, une stèle a été érigée par l'ambassade de Russie à la mémoire des marins de l'escadre russe et de tous les compatriotes venus en Tunisie à bord de la flotte impériale. Cette stèle se trouve au cimetière chrétien de Bizerte juste aux côtés des sépultures des marins et du caveau familial de Manstein-Chirinsky. Ces itinéraires de Bizerte sont une manière de se replonger dans cette page d'histoire à laquelle l'ambassade de Russie en Tunisie vient de consacrer une brochure bilingue, parue en décembre 2020 pour commémorer le centenaire de cet exode vers la Tunisie, l'un des socles symboliques des relations tuniso-russes.
http://www.letemps.com.tn/article/119140/la-russie-et-les-itinéraires-de-bizerte?fbclid=IwAR2YUgBxweMkqVLXltagiSe6c7RexVc7reZa4LrBZ_L4CDYisA2Q0rVfGBA
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