kalinka-machja CERCLE CULTUREL ET HISTORIQUE CORSE-RUSSIE-UKRAINE

REGARDS SUR L’ÉMIGRATION RUSSE APRES 1917-21


Il m'a semblé intéressant de regrouper ici quelques références bibliographiques relatives à la "migration" qui a suivi la révolution russe et la guerre civile de 1917-21, et qui fut l'une des plus massives du XX° siècle.
 
La Tchécoslovaquie a été, pour les migrants, une terre d'accueil privilégiée , notamment du fait de sa proximité avec leur patrie d'origine, mais surtout du fait du traitement très favorable accordé dans un premier temps par les autorités de l'époque aux demandeurs d'asile russes.

La France a connu, de son côté, un  afflux de réfugiés dû en partie aux liens séculaires qu'elle avait entretenus avec l'ancien régime et à l'attrait qu'elle avait toujours exercé sur la noblesse et l'intelligentsia russes.
Le besoin en main-d'œuvre né de la terrible saignée de la guerre 14-18 ne fut pas  étranger à sa générosité.


A titre personnel, je suis d'autant plus intéressé par la "séquence" tchécoslovaque que mon propre père, Constantin Maïboroda (1903 Kiev - 1968 Paris) a séjourné en Tchécoslovaquie, où il a pu poursuivre des études en électricité, avant de gagner la France et la Corse dans les années 30.
                                                                                                                                                         Jean Maiboroda

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La Première République tchécoslovaque et l'émigration russe



de O Bobrinskoy - ‎1995 *
Revue d'études comparatives Est-Ouest Année 1995 Volume 26 Numéro 1 pp. 153-175

Revue d'études comparatives Est-Ouest, 1995, 1 (mars) pp. 153-175 - Olga BOBRINSKOY
 
La Première République tchécoslovaque et l'émigration russe (1920-1938) : la spécificité d'une politique d'asile
Olga BOBRINSKOY*
Parmi les nouveaux États d'Europe centrale et orientale issus de l'effondrement des empires en 1918, la Tchécoslovaquie bénéficia d'un prestige particulier auprès des gouvernements occidentaux. A l'image de son président Tomas Masaryk, un intellectuel de haute culture, engagé de longue date dans la lutte pour l'émancipation nationale et politique du pays, la Tchécoslovaquie fut considérée comme l'un des États les plus démocratiques et ouverts de la région. Un des éléments qui concourut à cette réputation fut l'action de soutien mise en place par le nouveau gouvernement en faveur des émigrés russes. Répondant à l'appel pressant de la SDN, alertée par la dispersion en Europe de plusieurs centaines de milliers de réfugiés russes à la fin de la guerre civile, la Tchécoslovaquie fit preuve d'un esprit d'initiative insolite en matière d'accueil. En effet, elle n'ouvrit pas seulement ses frontières aux apatrides, comme le firent la France et bien d'autres États, mais elle définit surtout une politique d'asile dont l'un des objectifs primordiaux était de favoriser l'essor de la vie intellectuelle russe en exil. Sélective, cette politique concerna essentiellement l'intelligentsia libérale de l'ancien empire sur laquelle les dirigeants tchécoslovaques fondaient l'espoir d'une renaissance à venir de la Russie. Cette foi dans le triomphe prochain de l'idéal démocratique fut à l'origine de la générosité du gouvernement. Elle témoigna de la force des aspirations de l'après-guerre, portées par l'innovation que représentait l'existence de la Tchécoslovaquie. L'enthousiasme dura à peine l'espace d'une décennie mais il permit à Prague de devenir l'un des centres les plus dynamiques de l'intelligentsia russe émigrée.

I. La mise en œuvre de l'action d'aide aux Russes (1922-1926)

A la suite de la défaite définitive en 1920 des armées blanches opérant dans le sud de la Russie, les gouvernements européens étaient vivement préoccupés par le sort, en Europe centrale et balkanique, des réfugiés russes dont le nombre était estimé à un million environ [1] . Au début de l'année 1921, la question de l'évacuation des réfugiés se trouvant en Turquie et dans les Îles grecques mobilisa l'attention de la SDN. Le Haut-Commissariat aux réfugiés de la SDN, créé au cours de l'été, s'était donné pour tâche prioritaire de placer les Russes de cette région, provisoirement hébergés dans des camps où sévissaient d'importantes épidémies de typhus et de choléra [2] .
Le gouvernement tchécoslovaque fut l'un des premiers à proposer sa contribution à la résorption de cette situation. En août 1921, il fit part à la SDN de son intention de prendre en charge quelques milliers de réfugiés de Turquie et de Grèce, principalement des étudiants, des intellectuels, des ingénieurs, des agriculteurs et des enfants. Cette proposition émanait du chef de l'État en personne, Tomas Masaryk, qui confia l'organisation et le financement de l'action d'aide aux émigrés russes dite officiellement "Action d'aide aux Russes" (Ruskâ Pomocnâ Akce) à son plus proche collaborateur, le ministre des Affaires étrangères, Edvard Benes.[3]
Bien que les premières arrivées d'émigrés anticipèrent la décision du gouvernement tchécoslovaque, le véritable afflux des réfugiés russes se produisit lors de la mise en application de l'Action d'aide aux Russes, à la fin de l'année 1921. Au 1er  janvier 1922, 2 098 agriculteurs en provenance de Constantinople et de l'île de Lemnos furent acheminés dans le pays, en deux transports, via Trieste [4] . Près de 1 000 étudiants et 500 enfants étaient également attendus. A cette date, le quota d'immigration des réfugiés russes se trouvant dans les autres pays d'Europe fut relevé. Ce furent principalement les émigrés russes des Balkans et d'Allemagne qui profitèrent de l'ouverture des frontières tchécoslovaques. Le permis de séjour fut attribué en priorité aux intellectuels, aux étudiants, aux agriculteurs et aux ingénieurs. Ainsi, le nombre d'étudiants russes ne cessa de croître de 1921 à 1924 comme le montrent les effectifs de ceux pris en charge par le Comité russe d'aide aux étudiants : en 1924, celui-ci comptait 3 180 étudiants contre 662 en 1921 [5] . La Tchécoslovaquie se présentait ainsi comme le centre étudiant de la diaspora russe.
Les intellectuels (enseignants, scientifiques et écrivains) connurent une évolution comparable. Le gouvernement tchécoslovaque se montra particulièrement bien disposé à l'égard des intellectuels expulsés d'U.R.S.S. en 1922. Ces derniers, qui furent plus d'une centaine à prendre le chemin forcé de l'exil sur l'ordre du gouvernement de Lénine, comprenaient de nombreux philosophes, historiens, hommes de lettres et scientifiques, qui étaient désormais considérés comme des personnalités dangereuses parce qu'elles représentaient des foyers indépendants de l'intelligentsia russe en Union soviétique [6] . Plusieurs de ces "proscrits" trouvèrent refuge en Tchécoslovaquie et y renforcèrent ainsi la présence de l'intelligentsia exilée.
L'Action d'aide aux Russes exerça également une forte attraction sur les intellectuels russes établis en Allemagne, notamment lors de la poussée inflationniste de 1923 qui provoqua la dispersion de l'importante communauté russe de Berlin. L'historien russe A. A. Kizevetter rapportait lors de son arrivée à Prague, en 1923 : « En ce moment, les Russes de Berlin se comportent comme les "Trois Sœurs" de Tchékhov ; alors que celles-ci ne pensent qu'à aller à Moscou, eux n'ont qu'un mot en tête : à Prague, à Prague, à Prague » [7] !
C'est au cours de l'année 1922 que la Tchécoslovaquie accueillit le plus de réfugiés russes. D'après les estimations publiées dans l'étude de J.H. Simpson en 1939 (à partir des données des Archives historiques russes à Prague), le nombre d'émigrés russes serait passé de 6 000 au 1er janvier à 22 000 en décembre [8] .

A. Une aide multiforme

L'ouverture du gouvernement tchécoslovaque aux émigrés se manifesta d'abord par un important soutien financier qui, plus que les déclarations d'intention faites à la tribune de la SDN, témoigne de l'effort consenti par le nouvel État. Le budget prévu par le Ministère des affaires étrangères pour l'Action d'aide aux Russes fut en hausse jusqu'en 1924 : établi à 10,3 millions de couronnes en 1921, il décupla en l'espace de trois ans, atteignant 100 millions en 1924 (1 FF = 2 Kcs) [9] . A titre comparatif, les dépenses de la Yougoslavie, autre centre important de l'émigration russe, étaient estimées à 1,2 million de francs pour une communauté d'environ 30 000 réfugiés [10] .
L'aide financière du gouvernement tchécoslovaque aux émigrés russes revêtait plusieurs formes : pensions et bourses individuelles, mais aussi financement de certains organes de presse, d'une importante maison d'édition ainsi que de nombreuses institutions éducatives et culturelles. Ces activités offraient de nombreux emplois aux émigrés en même temps qu'elles favorisaient le développement culturel de la communauté russe.
La prise en charge gouvernementale d'un émigré russe dépendait de son profil social et professionnel. Toutefois des critères plus subjectifs intervenaient dans le montant des subsides octroyés, tels la renommée intellectuelle ou politique du bénéficiaire. L'appartenance politique des demandeurs faisait l'objet d'une attention particulière (cf. infra) et pouvait, dans certains cas, justifier le refus ou l'interruption d'une aide. Le soutien financier du gouvernement allait donc de pair avec une identification précise de la personne assistée et avec une connaissance exacte de ses activités.
Le Comité russe d'aide aux étudiants, directement financé par le Ministère des affaires étrangères, prenait en charge les étudiants russes à la condition qu'ils puissent justifier de l'absence de moyen de subsistance. En effet, il était interdit à un étudiant boursier d'occuper un emploi. A la fin de chaque trimestre, les résultats des étudiants étaient soumis à une commission de contrôle en la présence d'un haut fonctionnaire du Ministère. Le montant mensuel des bourses s'élevait à 400 Kcs pour les étudiants logés en internat et à 600 Kcs pour les étudiants externes [11] . L'aide que les étudiants russes recevaient du Ministère des affaires étrangères était plus substantielle que celle accordée aux étudiants tchécoslovaques, dont les bourses ne dépassaient pas 2 000 Kcs par an. Cette différence de traitement constituait d'ailleurs un sujet de discorde entre le Ministère des affaires étrangères et le Ministère de l'éducation nationale [12] .
Les professeurs et les savants russes recevaient une pension par l'intermédiaire du Conseil des professeurs, sous-section du Comité russe d'aide aux étudiants. En 1921, ils étaient 50, en 1924, 147 et en 1926, 130 à bénéficier de l'aide financière directe de l'État [13] . Alors que les pensions des professeurs russes correspondaient de façon stricte à l'échelle des salaires du Ministère de l'éducation nationale tchécoslovaque, les subsides accordés aux autres personnalités culturelles répondaient à des critères moins précis.
Le Comité d'aide aux écrivains et aux journalistes russes, placé sous l'autorité directe du Ministère des affaires étrangères, coordonnait l'assistance matérielle aux gens de lettres qui ne pouvaient survivre par leurs seules publications. En 1923, le Comité apportait une aide annuelle de 120 000 Kcs à 50 personnes [14] . Une figure importante de la colonie russe de Prague, Evgueny Liatsky, professeur de littérature russe à l'Université Charles de Prague, fut nommée par le Ministère des affaires étrangères à la tête du Comité.
Le champ d'action de ce Comité dépassait les frontières de la Tchécoslovaquie, venant aussi en aide à des écrivains renommés de l'émigration, résidant principalement en France.
Ainsi, dans son journal parisien, Ivan Bounine notait le 27 janvier 1922 : « Nous avons reçu la visite du secrétaire de l'Ambassade tchèque. Celui-ci nous a transmis 5 000 F de la part de Benes. En prenant cet argent, je pleurais presque de honte et de douleur »[15] .
Bounine ne fut pas le seul à profiter de l'aide tchécoslovaque. A la demande de Benes, Liatsky se rendit à Paris, début 1924, afin d'étudier la situation matérielle des écrivains russes [16] . En janvier 1925, Nadejda Teffi et Boris Zaït- sev reçurent la somme de 3 000 FF [17] . Constantin Balmont, Marina Tsvetaeva et Alekseï Remizov bénéficièrent jusqu'en 1931 d'une pension régulière du gouvernement tchécoslovaque [18] .
Le développement de l'enseignement primaire, secondaire et supérieur constitua l'aspect le plus spectaculaire de la vie culturelle russe en Tchécoslovaquie. Au début des années, deux établissements, allant de la maternelle au baccalauréat, furent créés et pris en charge, pour l'essentiel, par l'État tchéco-slovaque. Les cours y étaient dispensés en russe mais l'enseignement de la langue tchèque y était obligatoire dès le primaire[[xix]]url:#_edn19 . Parmi les étudiants qui suivaient un enseignement supérieur, la majorité étaient inscrits dans des établissements universitaires tchécoslovaques (2 633 sur 3 500 étudiants en 1925). C'était le cas notamment des étudiants en sciences. Cependant, à partir de 1922, avec le concours financier du Ministère des affaires étrangères, naquirent des institutions universitaires spécifiquement russes, telles que l'Institut pédagogique russe Jan Komensky ou la Faculté russe de droit. Cette dernière acquit un prestige particulier en raison de la présence, dans le corps professoral, d'éminents juristes de la Russie pré-révolutionnaire.[20]
Le financement d'instituts de recherche spécialisés dans l'étude de la Russie forme un pan original de l'aide tchécoslovaque à l'émigration russe. Le gouvernement manifesta dans ce domaine sa volonté d'intégrer le capital intellectuel des chercheurs russes à la vie scientifique tchécoslovaque. Ainsi, Prague accueillit en 1924 le Cabinet d'études économiques (centré sur l'étude de l'économie soviétique) qui avait été fondé à Berlin en 1922 par l'ancien ministre du Commerce et de l'approvisionnement du gouvernement provisoire russe, S.N. Prokopovitch [21] . L'Institut d'études de la Russie, dirigé par des membres ou des anciens membres du parti socialiste-révolutionnaire tels que A. Pechekhonov, V. Tchernov et S. Maslov, était surtout spécialisé dans les questions d'agronomie [22] . Dans un autre domaine, le Seminarium Kondakovia- num, centre d'études byzantines créé en 1925 en l'honneur de l'historien d'art P.N. Kondakov, connut rapidement un rayonnement qui dépassa de loin la seule diaspora russe [23] . Enfin, le Centre d'archives historiques russes fondé en 1923 put, grâce au soutien du Ministère des affaires étrangères, acquérir un très grand nombre de documents d'archives sur la Russie pré-révolutionnaire, la Révolution russe, la Guerre civile et l'émigration [24] .
La presse et l'édition, en tant que supports indispensables à l'essor culturel de la communauté russe en exil, furent prises en considération par le gouvernement tchécoslovaque, qui se montra prêt à y engager des fonds importants.
La plupart des périodiques russes pragois, subventionnés par l'État, connurent une renommée au-delà des frontières nationales. Ce fut le cas des revues socialistes-révolutionnaires Volja Rossii ("La liberté de la Russie") et Revolju- cionnaja Rossija ("La Russie révolutionnaire"), des Sborniki Krest'janskoj Rossii ("Les cahiers de la Russie paysanne"), de la revue étudiante Svoimi Put- jami ("Par nos propres voies") et du Bulletin du Cabinet d'études économiques de S.N. Prokopovitch.
Toutes ces revues d'orientation libérale ou socialiste consacraient une place prédominante aux différents aspects de la vie de l'émigration ainsi qu'à la Russie soviétique, sans pour autant ignorer les sujets concernant l'histoire, la vie politique ou la culture de leur pays d'accueil. Le gouvernement était particulièrement attentif aux revues russes les plus ouvertes à la réalité tchécoslovaque. Ainsi, le responsable au Ministère des affaires étrangères de la répartition des subsides à la presse russe, Jaroslav Papous'ek, mentionnait toujours dans les programmes budgétaires les périodiques qui avaient manifesté un quelconque intérêt pour son pays [25] .
Enfin, des données datant de 1927 font état de subventions importantes accordées par le gouvernement tchécoslovaque à des périodiques russes parisiens de premier plan, tels que les Sovremennye Zapiski ("Les annales contemporaines") ou le quotidien dirigé par Alexandre Kerensky Dni ("Les jours")[26] .
Les subsides à la presse russe ne faisaient pas partie, semble-t-il, des chapitres budgétaires de l'Action d'aide aux Russes. On peut donc supposer que les dépenses en faveur de l'émigration russe étaient plus importantes que celles indiquées dans le budget qui lui était officiellement consacré.
L'édition russe à Prague ne commença à se développer réellement qu'à partir de 1923, contrairement à l'édition russe de Berlin qui, après avoir connu un grand essor, subissait alors les importants contrecoups de la crise économique allemande. Cependant, même au mieux de son activité en 1923-1924, le marché du livre russe en Tchécoslovaquie ne pouvait rivaliser avec celui de l'Allemagne, pays qui en 1925 encore restait le centre mondial de l'édition russe avec ses 142 maisons d'édition russes, émigrées ou soviétiques [27] . Une seule maison d'édition russo-tchécoslovaque Plamja ("La flamme") connut une réelle envergure internationale ; elle fut la principale bénéficiaire des subsides accordés par le gouvernement tchécoslovaque à l'édition russe.
En 1923, la firme russe NaSa Reë ("Notre parole"), implantée à Prague en 1920, fut rachetée par la nouvelle maison d'édition Plamja. Celle-ci reçut du Ministère des affaires étrangères un crédit spécial d'un million de couronnes qu'elle répartit entre différents types de publications : scientifiques, académiques (droit, philosophie, sciences, histoire) et littéraires [28] . La spécificité de Prague en tant que capitale universitaire de l'émigration russe rendait indispensable la présence sur place d'une structure d'édition permettant aux professeurs et aux savants russes de maintenir une activité intellectuelle à un niveau au moins égal à celui qu'ils avaient connu en Russie. Ainsi, Plamja publiait en priorité les travaux des membres du Groupe académique russe en Tchécoslovaquie (Russkaja Akademiëeskaja Gruppa v ÔSR) sous forme de publications individuelles ou collectives, les Uëenye Zapiski ("Notes scientifiques").
Malgré la grande liberté d'action du directeur de la maison d'édition, Liatsky, et de son comité de lecture (constitué conjointement par des intellectuels russes et tchèques), le choix final des ouvrages revenait au Ministère des affaires étrangères. Après avoir étudié les programmes de publication, ce dernier décidait en effet de l'attribution des subventions [29] .
Certains documents montrent l'intérêt et le soutien accordés par le gouvernement à Plamja. Ainsi, en 1929, cette note du directeur de l'imprimerie chargée des publications de la maison d'édition :« Le Ministère des affaires étrangères avait accueilli favorablement la suggestion de Liatsky d'éditer des livres russes car, à l'époque, un grand nombre d'émigrés écrivains et savants sollicitaient l'aide du gouvernement tchécoslovaque. Le Ministère avait alors décidé que l'édition de livres russes constituait la forme d'aide la plus avantageuse. Elle devait, d'une part,contribuer à rendre célèbre la Tchécoslovaquie comme centre de littérature slave et d'activité scientifique et, d'autre part, permettre d'assister les émigrés sous forme d'honoraires»[30] .
Les intérêts du Ministère et du directeur de Plamja, Liatsky, se confondaient sur un point précis : tous deux considéraient la maison d'édition comme une entreprise destinée à occuper une place importante sur le marché mondial du livre russe à un moment où l'édition russe en Allemagne montrait des signes de déclin.
Certaines lettres de Liatsky adressées à Benes font allusion de façon explicite à l'opportunité que représentait la crise allemande pour la promotion de l'édition russe en Tchécoslovaquie [31] :
« L'effondrement de la production du livre et toutes les difficultés économiques et politiques que traverse l'Allemagne actuellement ont interrompu pour un temps le développement méthodique des publications russes. Une maison d'édition telle que la nôtre, qui se donne pour but l'édification d'une Culture Slave, commettrait du point de vue économique et politique une erreur impardonnable en ne profitant pas de cette situation. Il paraît donc indispensable d'imposer d'autres influences dans la production littéraire russe et ceci afin de libérer le marché de l'édition de l'hégémonie et de la censure de l'Allemagne ».
Représentées dans les grandes villes de la diaspora russe (Berlin, Varsovie, Belgrade, New York et Harbin), les Éditions Plamja se sont intéressées aux écrivains russes résidant en dehors de Tchécoslovaquie et en particulier à ceux qui, jusque-là, avaient été publiés en Allemagne. Constantin Balmont, Alexandre Kouprine, Dimitri Merejkovsky, Zinaida Hippius, Boris Zaïtsev et Alekseï Remizov, entre autres, purent ainsi éditer leurs œuvres en Tchécoslovaquie [32] .
B. Une stratégie réfléchie
L'effort consenti par le gouvernement tchécoslovaque à l'égard de l'émigration russe, sa volonté de rassembler dans le pays les élites culturelles et scientifiques exilées témoignent de la singularité des positions tchécoslovaques en matière de politique d'immigration. Une telle préoccupation pour le développement culturel de la communauté russe en exil conduit naturellement à s'interroger sur le sens de cet investissement. Or, plusieurs facteurs interviennent dans l'implication du gouvernement tchécoslovaque. Certains sont liés aux relations entretenues entre Russes et Tchèques dans la période pré-révolutionnaire. D'autres, plus déterminants, sont fondés sur l'espoir d'une évolution du régime soviétique et, partant, du rôle que pourrait être amenée à jouer l'intelligentsia russe exilée lors de son retour en Russie.

1. Des objectifs politiques

L'intérêt des dirigeants tchécoslovaques pour l'émigration russe découle avant tout des relations anciennes entretenues entre l'opposition tchèque et russe dans la période pré-révolutionnaire.
Au cours de la première décennie du siècle, de nombreux débats avaient eu lieu au sein de l'intelligentsia tchèque sur l'attitude de la Russie à l'égard des aspirations nationales des Slaves de l'Empire austro-hongrois. Au début de la Première guerre mondiale, une partie importante de l'opinion tchèque était rus- sophile et fondait ses espoirs dans une Russie libératrice des peuples slaves d'Europe centrale. Cette conviction était défendue par le chef de file de l'opposition nationale tchèque à Prague, Karel Kramâr. Mais l'attentisme russe et le manque d'enthousiasme manifesté par Nicolas II pour la cause tchécoslovaque avaient conduit, dès 1915, les leaders politiques exilés à Paris, c'est-à-dire Masaryk, Benes et Stefanik, à miser plus sur les puissances occidentales que sur la Russie. De fait, celle-ci ne contribua pas directement à l'émergence de la Première République tchécoslovaque.
La guerre civile intervint peu après la fondation du nouvel État et elle devint l'une des préoccupations prioritaires de la politique extérieure tchécoslovaque. En effet, un grave conflit opposa, à partir de mai 1918, les Légions tchécoslovaques aux Bolcheviks. L'armée nationale tchécoslovaque, constituée par T. Masaryk en été 1917, comprenait 35 000 hommes recrutés en Russie parmi les prisonniers de guerre et les déserteurs de l'armée austro-hongroise. Elle était censée rejoindre la France via Vladivostok afin de renforcer le front de l'Ouest et avait sollicité, avec succès, l'autorisation de traverser le territoire russe [33] . Parvenue aux confins occidentaux de la Sibérie, la Légion tchécoslovaque rompit sa promesse de neutralité à l'égard du gouvernement de Russie soviétique et prit ouvertement position contre les Bolcheviks en ouvrant un front sur la ligne ferroviaire du transsibérien. Bien que le rôle de la Légion dans la guerre civile n'ait été que ponctuel, son évacuation se prolongea jusqu'au début de l'année 1920.
Depuis la fin de cette crise, en février 1920, la Tchécoslovaquie s'en était officiellement tenue au principe de non-intervention militaire en Russie. Cette nouvelle orientation de la politique extérieure tchécoslovaque, définie par Masaryk et Benes, prenait à contre-pied la position du chef de file du courant conservateur, Karel Kramâr, en faveur d'un engagement des Tchécoslovaques aux côtés des armées blanches [34] .
Après la fin de la guerre civile, les dirigeants restèrent très attentifs à l'évolution politique de la Russie soviétique. En été 1921, des relations officielles furent instaurées par l'échange de missions commerciales. Jusqu'à la conférence de Gênes en avril 1922, l'un des axes de la politique étrangère de Prague fut l'aide économique à la Russie.[35]
Dès janvier 1920, Benes formula le sens de l'intervention économique tchécoslovaque pour l'évolution du régime soviétique : « Entreprendre des relations économiques avec la Russie signifie que progressivement, par ces contacts, les Bolcheviks seront obligés d'accepter un grand nombre d'institutions de l'ancien régime, animées peut-être d'un esprit novateur » [
36] .
La catastrophe économique et la famine auxquelles furent confrontées la Russie et l'Ukraine à partir de 1921 conforta les dirigeants tchécoslovaques dans la conviction que le régime soviétique, ne pouvant se passer de l'aide occidentale, serait contraint de se démocratiser.
« Les derniers événements [37]   et la famine qui sévit en Russie ont suscité un élan de pitié dans le monde entier. Mais, en même temps, ils ont montré clairement ce que certaines personnalités politiques affirment depuis trois ans : il faut intervenir, mais intervenir par une aide à la reconstruction économique à laquelle personne en Russie, et surtout pas les Bolcheviks, ne pourra résister »[38] .
Sous l'influence du président Masaryk, le gouvernement prévoyait ainsi une intervention en deux temps. Dans l'immédiat, il s'agissait de participer activement à l'action organisée pour venir en aide aux régions sinistrées. La réponse de Masaryk à l'appel lancé le 13 juillet par Maxime Gorki à l'opinion internationale fut pour ainsi dire immédiate. Un comité interministériel fut créé à l'initiative du président le 28 du même mois pour coordonner l'aide humanitaire [39] .
Dans un deuxième temps, le gouvernement tchécoslovaque, misant sur le caractère inéluctable de l'évolution démocratique du régime soviétique, manifesta un intérêt particulier pour l'émigration russe qu'il considérait alors comme le vivier potentiel de forces nouvelles, destiné à prendre la relève pour procéder à la reconstruction de la Russie. Dans une lettre adressée au secrétaire général de la SDN, Eric Drumond, le ministre adjoint des Affaires étrangères, Vaclav Girsa, souligna le lien organique entre l'aide économique immédiate à la Russie et l'investissement à plus long terme, concrétisé par le soutien à l'émigration russe :« Pour rétablir la Russie, il faut tout d'abord rendre l'agriculture efficace. Pour cela, il est nécessaire : a) de nourrir la population affamée afin de la rendre capable de travailler ; b) de lui fournir l'outillage agricole nécessaire, ainsi que les semences, le bétail, etc. ; c) d'introduire en Russie des spécialistes pour faire marcher les usines, les chemins de fer, etc. (...) Le meilleur moyen d'obtenir ces futurs organisateurs de la vie économique russe, possédant l'instruction nécessaire, est de permettre aux étudiants russes actuellement en exil de compléter leur éducation. Enfin, des garanties doivent être obtenues auprès du gouvernement russe pour la protection de leur vie et de leur liberté à leur retour en Russie »[40] .
L'Action d'aide aux Russes était donc conçue comme une contribution à la formation de ces futurs cadres. Les institutions universitaires subventionnées par le gouvernement comme la Faculté de droit ou l'Institut pédagogique russe Jan Komensky avaient été envisagées dans cette optique.
La Tchécoslovaquie, membre de la Petite Entente, alliée privilégiée de la France et de la Grande-Bretagne, ne perdait pas pour autant de vue l'intérêt d'une Russie forte, démocratique et amie, facteur de stabilité politique et économique de la région. La Russie offrait en effet à l'industrie tchécoslovaque un débouché potentiel particulièrement attrayant [41] . Le retour en Russie des élites russes, provisoirement installées en Tchécoslovaquie, en même temps qu'il contribuerait au rétablissement du pays, faciliterait par la suite l'établissement d'un partenariat privilégié avec l'ancien pays d'accueil que deviendrait la Tchécoslovaquie.
Le projet de partenariat était également sous-tendu par la crainte d'une mainmise allemande sur l'économie et la culture russes. Les conditions avantageuses accordées par les Soviétiques à l'industrie allemande lors du traité de Rapallo du 16 avril 1922 attisèrent ces appréhensions [42] . La concurrence germano-tchécoslovaque concernant les relations avec la Russie se manifesta dans les politiques suivies à l'égard de l'émigration, comme ce fut le cas notamment dans le domaine de l'édition. Masaryk souligna dans ses écrits les liens privilégiés entre la Russie et le Reich, ne serait-ce que par la connaissance approfondie de la langue et de la culture russes dont faisaient preuve un grand nombre d'Allemands [43] . Une lettre du 28 août 1922 du Ministère des affaires étrangères adressée au secrétaire général adjoint des Affaires étrangères, Jean Monnet, fait état de rumeurs concernant l'intention de l'Allemagne de favoriser, à l'instar de la Tchécoslovaquie, la concentration des étudiants russes sur son territoire [44] . Cette attention manifestée à l'égard des menées du gouvernement allemand vis-à-vis de l'émigration russe suggère l'existence d'un sentiment de rivalité, attesté du moins du côté tchécoslovaque.

2. Une politique d'accueil sélective

La politique d'asile définie par le gouvernement, par ses ambitions et ses importants sacrifices financiers, nécessitait une sélection de l'immigration. Celle-ci se définit d'abord par la mise en place d'une politique de quota. Dans la mesure où les réfugiés russes de Tchécoslovaquie étaient partiellement ou totalement pris en charge par l'État, il importait de limiter les arrivées dont le maximum fut fixé à 25 000. La sélection s'effectua d'après le profil socio-professionnel des émigrés, puisqu'il s'agissait de promouvoir l'installation des élites. Mais la sélection eut trait également aux appartenances politiques des réfugiés. En effet, l'Action d'aide aux Russes n'avait de sens que dans l'objectif d'un rapatriement à long terme des émigrés en Russie. Or, il paraissait inconcevable que les conservateurs ou les partisans de l'ancien régime puissent se conformer à ce projet qui supposait d'accepter l'effondrement définitif de l'empire et l'ouverture au nouveau cours soviétique. Il était naturel que les dirigeants, en projetant de faire des émigrés les futurs partenaires des relations russo-tchécoslovaques, choisissent des personnalités proches par leurs convictions politiques.
Les archives ont conservé des traces de cette sélection politique. Ainsi à l'automne 1921, les réfugiés en provenance de Turquie et des Iles grecques avaient été soigneusement choisis selon leur opinion au sein d'une commission dirigée par le légat tchécoslovaque à Constantinople. Par la suite, ce dernier avait été tenu pour responsable devant le Ministère des affaires étrangères de l'infiltration en Tchécoslovaquie d'éléments indésirables [45] .
Parmi les représentants des anciens partis politiques russes, les membres et les sympathisants des partis constitutionnel-démocrate (KD) et socialiste-révolutionnaire (SR) furent privilégiés dans l'obtention de l'asile tchécoslovaque.
Les liens de Masaryk avec le parti KD, et plus particulièrement avec son leader Paul Milioukov, étaient anciens. Alors qu'il était ministre des Affaires étrangères du gouvernement Lvoff en mars 1917, Milioukov s'était montré un ardent partisan des aspirations des Slaves d'Autriche et avait salué la constitution de l'armée nationale tchécoslovaque en Russie [46] . Le président Masaryk, au cours de son long séjour en Russie, de mai 1917 à mars 1918, avait noué de très nombreux contacts avec les milieux libéraux et il favorisa leur venue dans le pays après la fin de la guerre civile [47] .
Prague devint aussi le point de rassemblement des socialistes-révolutionnaires en exil. C'est surtout auprès des hauts fonctionnaires du Ministère des affaires étrangères que ceux-ci trouvèrent audience. En effet, une partie importante de l'appareil ministériel responsable de la réalisation de l'Action d'aide aux Russes avait été recrutée parmi les leaders politiques des Légions tchécoslovaques. Ce fut le cas de Vaclav Girsa, de Jaroslav Papouàek, de Jan Blahoz et de bien d'autres. De tendance socialiste pour la plupart, ces responsables du Ministère étaient, depuis la guerre civile, en relation étroite avec les principaux dirigeants du parti SR tels que Victor Tchernov, Vladimir Zenzinov et Ivan Brouchvit. D'ailleurs le Ministère des affaires étrangères manifesta un grand intérêt pour les activités anti-bolcheviques des SR. Transgressant ainsi le principe officiel de non-intervention à l'égard du régime soviétique, il servit à diverses reprises d'intermédiaire dans des transferts financiers entre les SR de Paris et de Prague [48] . Au moment du soulèvement des marins de Kronstadt en février 1921, les SR auraient reçu du gouvernement tchécoslovaque la somme de 10 millions de couronnes (5 millions FF) [49] .
La plupart des personnalités politiques de l'émigration purent mener une activité lucrative dans les revues russes ("La liberté de la Russie", "La Russie révolutionnaire") ainsi que dans des institutions subventionnées par l'État. Leur salaire était donc prélevé sur le budget de l'Action d'aide aux Russes. Seuls quelques uns firent exception. Ekaterina Brechko-Brechkovskaïa et la famille de Boris Savinkov
[50] recevaient directement une pension du Ministère des affaires étrangères.
Le soutien privilégié du Ministère des affaires étrangères aux socialistes russes ne fut pas sans incidence sur l'organisation interne de la communauté. Ainsi, le comité pragois de l'Union des zemstva et des villes (le Zemgor) était dirigé par des SR (V.M. Zenzinov, V.I. Gourevitch et I.M. Brouchvit). Cette organisation humanitaire, créée par les libéraux au cours de la Première guerre, se reconstitua en émigration et fut très active dans les différents centres de la diaspora. Grâce au soutien financier de l'État tchécoslovaque, le Zemgor de Prague put procurer une aide matérielle, juridique et médicale à de nombreux réfugiés russes. Le Ministère des affaires étrangères fit de cette organisation le représentant officiel de la colonie russe en lui attribuant des prérogatives quasi- consulaires. Le Consulat de Russie, officiellement en place à Prague jusqu'en 1923, fut de facto mis à l'écart au profit du Zemgor. Ce dernier enregistrait les nouveaux arrivants et constituait un intermédiaire pratiquement obligatoire pour l'obtention du permis de séjour. Il était également habilité à délivrer des certificats d'identité, de mariage et de divorce.
De même, la présence des SR se fit sentir dans les activités culturelles de l'émigration. Les Éditions Plamja, bien qu'observant une stricte neutralité politique en raison du caractère scientifique de leurs publications, furent souvent considérées comme l'un des fiefs socialistes. La présence, à leur tête, de deux membres actifs du parti SR, Marc Slonime, secrétaire de Plamja, et Fédor Mansvetov, directeur commercial, joua un rôle évident dans les accusations de parti-pris de gauche auxquelles était sujette la maison d'édition. La lettre de démission rédigée par Marc Slonime est à cet égard significative : « Je pense que cette décision profitera à chacun de nous. Mon départ fera cesser toutes ces rumeurs qui vous tracassent, selon lesquelles vous seriez sous l'influence d'un certain "groupuscule". Ainsi il ne pourra plus être question de vos liens privilégiés avec les SR »
[51] .
La politique de "donner sans compter" de l'État tchécoslovaque ne pouvait durer qu'avec la conviction que l'exil des émigrés russes était provisoire. La présence prolongée de ces derniers en Tchécoslovaquie, au-delà des prévisions, allait conduire les autorités à reconsidérer leur soutien.

II. Le déclin de l'aide tchécoslovaque aux émigrés Russes (1926-1938)

Le tournant de la politique gouvernementale à l'égard de l'émigration russe remonte à 1925. A cette date, les dirigeants semblent s'être rendu à l'évidence de la réalité durable du régime soviétique et il fut question, au cours de l'année, de reconnaître de jure l'U.R.S.S. Si la démarche n'aboutit pas, elle mit néanmoins en lumière la nouvelle orientation de la politique extérieure tchécoslovaque et, partant, l'abandon du projet de retour des émigrés en Russie.
Le 30 décembre 1925, le principe de la liquidation de l'aide aux émigrés russes fut adopté par le Conseil des ministres[[lii]]url: [52] . Le Ministère des affaires étrangères obtint toutefois que celle-ci se déroulât de façon progressive afin de ne pas compromettre les acquis culturels obtenus grâce à l'Action d'aide aux Russes [53] .
Cependant, la diminution des budgets dévolus à l'émigration ne devint sensible qu'à partir de 1927. Ainsi les subsides de l'Action d'aide aux Russes, qui s'élevaient à 71 010 894 Kcs en 1926, passèrent à 38 338 546 Kcs en 1928, 15 751 320 Kcs en 1931 et 2 950 000 Kcs en 1934 [54] .
A. Des attentes déçues
Au cours de la deuxième moitié des années 20, une certaine lassitude gagna les milieux politiques et intellectuels tchécoslovaques à l'égard des émigrés russes. La faiblesse des relations établies par les Russes avec leur société d'accueil, le manque d'intérêt qu'ils manifestaient pour la culture tchécoslovaque attisèrent la déception de ceux qui les avaient jusqu'alors soutenus.
Un article paru le 1er août 1926 dans l'organe d'information du parti agrarien tchèque Venkov ("La campagne"), parti d'ordinaire bien intentionné à l'égard des émigrés russes, reflète les tensions qui commençaient à poindre :
« Pour ces gens-là, la culture tchèque restera toujours étrangère et notre État ne peut rien en attendre de bon à l'avenir. D'ailleurs, cette émigration retournera-t-elle en Russie ? Si l'on tient compte de la stabilisation relative du régime actuel, elle n'y reviendra pas dans un avenir proche (...). Objectivement, les étudiants russes n'ont ni pour notre État ni même pour la solidarité slave cet intérêt qu'on leur avait supposé »[55] .
Benes lui-même, dans un article publié en 1926 par la revue Slovansky Pfehled (la "Revue Slave"), se dit convaincu de l'inutilité de l'émigration en tant que relève politique pour la Russie : « Nous sommes conscients que jamais, dans aucune révolution, l'émigration n'a retrouvé les postes qu'elle occupait avant son départ. L'émigration russe ne va plus jouer de rôle politique à l'exception, peut-être, de quelques individus »[56] .
Le malaise qui apparut dans les relations avec l'émigration russe était également fondé sur un malentendu. Alors que les Tchécoslovaques attendaient des réfugiés certaines marques de reconnaissance, ces derniers étaient en partie persuadés que l'Action engagée par l'État leur était due. En effet, la plupart des émigrés pensaient que les Légions tchécoslovaques s'étaient approprié, lors de leur évacuation de Sibérie en 1920, une part de la réserve d'or russe et que les subsides qui leur étaient octroyés provenaient du "trésor russe"[57] . Ainsi, pour nombre de réfugiés, l'Action d'aide aux Russes représentait moins l'expression d'une solidarité envers les Russes que l'acquittement d'une dette [58] .
La première modification concernant le mode d'organisation de l'Action d'aide aux Russes se traduisit par la suppression des subsides accordés au Zemgor. A partir du 1er mai 1926, la Croix-Rouge tchécoslovaque devint le seul organisme subventionné par le gouvernement pour répartir l'aide carita- tive aux émigrés russes. L'un des principes du Ministère des affaires étrangères avait été de laisser une entière autonomie au Zemgor dans la gestion et la répartition des subsides de l'État, au point qu'il ne contrôlait pas même les bilans annuels des dépenses. Cette indépendance avait été initialement justifiée par le fait que les Russes n'étaient que des invités temporaires. Le transfert des compétences du Zemgor à un organisme tchécoslovaque marqua un tournant dans la politique gouvernementale de soutien aux émigrés [59] . En 1927, le Ministère des affaires étrangères manifesta le souhait que la gestion des pensions aux émigrés russes fût transmise au Ministère des affaires sociales [60] . La question de l'émigration russe devint alors progressivement une pure affaire de gestion sociale.
La réduction des fonds de l'Action d'aide aux Russes amena le Ministère des affaires étrangères à les concentrer au profit des institutions les plus renommées de l'émigration. Ainsi, le Cabinet d'études économiques de S.N. Proko- povitch et les Archives historiques russes, les deux fleurons de la communauté russe de Prague, purent continuer à se développer. En revanche, l'Institut des études de la Russie, qui avait fait preuve d'une importante activité pendant cinq ans, fut fermé en 1929. Les Archives historiques, fondées par le Zemgor en 1923, passèrent en 1928 sous l'autorité directe du Ministère des affaires étrangères et furent retirées du budget de l'Action d'aide aux Russes. Le Cabinet Prokopovitch resta sous l'administration du Zemgor jusqu'à la liquidation complète de ce dernier en 1935. Les aides individuelles de l'État, bourses et pensions, furent réduites. Entre 1921 et 1931, 4 826 étudiants russes purent bénéficier d'une aide gouvernementale [61] . Au cours de l'été 1931, alors que le Comité d'aide aux étudiants russes avait encore à charge 500 étudiants, le Ministère des affaires étrangères rendit publique sa décision de fermer le Comité dans les plus brefs délais [62] . A partir du 1er janvier 1932, le président Masaryk prit sous sa protection personnelle les étudiants du Comité. Entre 1932 et 1936, 192 jeunes émigrés purent ainsi achever leurs études [63] .
Les pensions octroyées aux intellectuels diminuèrent également, mais pour des raisons quelque peu différentes. A partir de 1925, le nombre de professeurs russes assistés par le gouvernement fut en baisse [64] , évolution qui s'explique surtout par les départs, nombreux, pour des universités étrangères et l'obtention de postes en Tchécoslovaquie même. En 1930, 41 écrivains et journalistes recevaient mensuellement des sommes de 400 à 1 400 Kcs contre 36 en 1932 [65] . Le gouvernement accordait également à des personnalités diverses, pour la plupart retraitées, une pension de 500 à 1 500 Kcs. Paradoxalement, de nouvelles pensions d'État furent distribuées durant la période où le budget de l'Action d'aide aux Russes subit des réductions drastiques. A. Argounov (1930), N. Astrov (1929), V. Boulgakov (1930), V. Gourevitch (1928), S. Maslov (1929) et V. Tchernov (1929) figuraient notamment au titre des nouveaux bénéficaires [66] . Ces personnalités, qui avaient occupé des postes importants dans les anciennes institutions russes de Prague, étaient désormais assistées par l'État. Lors de la fermeture, en 1928, de l'Institut des études de la Russie, ses principaux animateurs, V. Tchernov, S. Maslov et G. Chreïder furent placés sous la protection directe du Ministère [67] .
Au début des années 30, lors de la récession économique, le budget du Ministère des affaires étrangères dévolu à l'émigration russe s'effondra, passant en 1931 de 10 millions de couronnes à 3,3 millions l'année suivante. La moitié de ce budget était consacrée aux aides individuelles. Le nombre de bénéficiaires s'accrut malgré la constante diminution du budget entre 1932 et 1934. Comme le remarquait un haut fonctionnaire du Ministère des affaires étrangères dans un document relatif au plan budgétaire de 1933 : « La crise économique touche en priorité les émigrés russes et ukrainiens. Ils sont, en tant qu'étrangers, les premiers à perdre leur emploi et ils n'arrivent pas à trouver de travail. Ils n'ont pas la possibilité d'aller à l'étranger car les frontières sont fermées. Par conséquent, 25 nouvelles demandes d'aide individuelle sont acceptées »[68] .
Le déclin progressif de l'Action d'aide aux Russes alla de pair avec l'amoindrissement de la communauté émigrée. En 1931, le nombre de réfugiés était estimé à 9 000 contre 20 000 en 1925 et il resta stable jusqu'à la veille de la guerre [69] . Les nombreux départs pour l'étranger et, dans une moindre mesure, les naturalisations [70] , sont à l'origine de cette diminution numérique.
Le gouvernement suivait avec attention le phénomène nouveau que constituait le départ des Russes. En 1927, le Ministère des affaires étrangères modifia le statut des émigrés. Ceux-ci avaient jusqu'alors bénéficié d'un passeport tchécoslovaque provisoire dit "Prozatimni cestovni pas" qui leur avait permis de sortir et rentrer dans le pays sans avoir à solliciter de visa, ce qui n'était pas le cas des réfugiés de la diaspora détenteurs du passeport Nansen. A partir de 1927, le Ministère engagea les réfugiés de Tchécoslovaquie à solliciter le passeport Nansen, considérant que « l'utilisation des passeports provisoires par certains émigrés partis de Tchécoslovaquie, ou ayant à partir consécutivement à la liquidation de l'Action d'aide aux Russes, pourrait porter préjudice à l'État et nuire à sa réputation »[71] . Dans quelle mesure cette modification des statuts traduisait-elle la volonté d'encourager le départ définitif des Russes ? Cette question renvoie à celle, plus vaste, des capacités de la Tchécoslovaquie à intégrer économiquement les émigrés.
B. Une faible intégration
Dès les années 20, les Russes se sont heurtés à de nombreuses difficultés sur le marché du travail tchécoslovaque. Les étudiants étaient les premiers confrontés aux problèmes de l'insertion professionnelle. En 1924-1925, les premières promotions de la Faculté russe de droit constataient déjà l'inutilité de leur diplôme dans la recherche d'un emploi. Même des interventions effectuées en leur faveur étaient vouées à l'échec comme le montre une réponse négative du Ministère de la justice du 17 juillet 1924 à une demande de Kramâï :« Aucun tribunal, que ce soit en Slovaquie ou en Russie sub-carpathique, n'est en mesure d'offrir un poste aux réfugiés russes en faveur desquels vous intercédez »[72] .
La majorité des étudiants russes ayant suivi leurs études dans des universités ou dans des écoles polytechniques tchécoslovaques étaient munis d'un diplôme national qui, en principe, leur donnait le droit d'exercer une profession correspondant à leur spécialité. La réalité était, cependant, sensiblement différente. Les statistiques de l'Association des diplômés des grandes écoles montrent que, sur 1 346 inscrits entre 1925 et 1928, 382 trouvèrent un emploi conforme à leur formation. 80 % des anciens étudiants en lettres et en sciences humaines furent recyclés dans des métiers divers, manuels pour la plupart [73] . Ces "reconversions" étaient d'ailleurs particulièrement utiles pour les candidats au départ à l'étranger. En effet, plus de la moitié des membres de l'Association quitta la Tchécoslovaquie avant 1928.
L'attitude des autorités concernant le problème de l'emploi des émigrés russes est mal connue, les archives sur le sujet étant quasi-inexistantes. Toutefois, il semble que le gouvernement ait surtout encouragé le placement à l'étranger. D'après le secrétaire du Zemgor, S.N. Nikolaiev, le Ministère des affaires étrangères aurait même contribué financièrement en 1925 et en 1926 à la dénommée "action de migration" organisée par le Zemgor, qui faisait office de bureau de placement des réfugiés, lesquels étaient essentiellement dirigés vers la France. Ainsi à deux reprises, le Comité aurait reçu du Ministère les sommes de 129 282 080 Kcs et de 239 997 500 Kcs, devant être distribuées aux candidats au départ [74] .
En 1928, une nouvelle législation sur le droit du travail des étrangers toucha de plein fouet les émigrés russes entrés en Tchécoslovaquie après le 1er mai 1923 [75] . En effet, tout employeur était tenu, sous peine de pénalisation, de demander l'autorisation de la Préfecture pour embaucher un travailleur ayant immigré après cette date. Cette autorisation n'était délivrée que s'il était démontré qu'aucun citoyen tchécoslovaque n'avait été trouvé pour l'emploi proposé. Près de 5 000 émigrés russes furent touchés par cette mesure.
C. Le coup de grâce : le rapprochement soviéto-tchécoslovaque (1934-1938)
Outre la récession économique du début des années 30, le rapprochement soviéto-tchécoslovaque, concrétisé par le Traité d'alliance militaire de 1935, contribua à marginaliser l'émigration et à faire des réfugiés des "persona non grata"[76] . Le 12 juin 1934, trois jours après l'établissement des relations diplomatiques soviéto-tchécoslovaques, une campagne lancée contre les émigrés russes par le quotidien communiste Rude Pravo fit grand bruit, y compris dans les milieux gouvernementaux :
« Ouvriers ! Manifestez pour la défense de l'Union soviétique. Faites circuler partout, dans les usines et dans les villes, des pétitions pour l'expulsion des Gardes blancs de Tchécoslovaquie. Envoyez vos pétitions à l'adresse du Ministère des affaires étrangères à Prague ».
A propos de cette affaire, le Ministère des affaires étrangères envoya au Ministère de l'intérieur les instructions suivantes : « Cette campagne, qui va selon toute vraisemblance continuer, peut provoquer l'impression fausse selon laquelle le gouvernement tchécoslovaque tolère sur son territoire des organisations d'émigrés dont l'activité va à rencontre des engagements pris à l'égard de l'U.R.S.S. lors de l'établissement des relations diplomatiques. Le Ministère des affaires étrangères estime utile de disposer d'informations sur l'activité de l'émigration russe. Par conséquent, il demande au Ministère de l'intérieur d'établir la liste de toutes les associations et organisations d'émigrés russes ; il demande aussi de surveiller à l'avenir leurs activités »[77] .
En septembre 1934, le Ministère des affaires étrangères fit part à la Cour des comptes de sa décision de transmettre entièrement l'administration des subsides aux émigrés russes à la Croix-Rouge tchécoslovaque en avançant l'explication suivante : « En ce moment, il faut prendre en compte le fait que les aides attribuées directement par le Ministère des affaires étrangères pourraient être interprétées comme un soutien à des personnalités politiques précises de l'émigration russe et l'aspect social de cette action pourrait être mis en doute »[78] .
A la demande du Ministère des affaires étrangères, les mouvements politiques russes furent placés sous la surveillance étroite de la Préfecture de police. Ce contrôle renforcé des émigrés russes était aussi bien dicté par le souci de ne pas tolérer sur le territoire tchécoslovaque des éléments violemment hostiles à l'Union soviétique que par la crainte que ces mêmes éléments ne soient attirés par l'anti-bolchevisme allemand. L'attention des autorités se porta principalement sur diverses organisations nationalistes russes telles que l'Union de Gallipoli, les Sokols russes, la Fraternité de la vérité russe (Bratstvo Ruskoj Pravdy) et surtout l'Union nationale du travail de la nouvelle génération (Nacional'nyj Trudovoj Sojuz Novogo Pokolenija) [79] . Cette organisation de jeunesse était jugée particulièrement dangereuse car elle appelait au renversement du régime soviétique par la lutte armée [80] . D'autre part, elle était soupçonnée par le Ministère de l'intérieur d'être en relation avec le général Biskoupsky, représentant officiel des émigrés russes d'Allemagne auprès du Reich [81] . D'après un rapport de police tchécoslovaque, les réunions politiques de l'association avaient lieu dans la clandestinité et n'étaient pas annoncées aux autorités « ce qui prouve que ces activités sont en désaccord avec les intérêts de la République tchécoslovaque, d'autant plus qu'il s'agit de l'activité politique d'étrangers »[82] . En mai 1936, l'organisation fut interdite en Tchécoslovaquie [83] .
Suite au rapprochement soviéto-tchécoslovaque, la présence de la communauté russe devint tout juste tolérée. En juin 1935, la participation de personnalités officielles tchécoslovaques aux manifestations publiques organisées par des émigrés russes fut interdite par le Ministère des affaires étrangères [84] . Selon le témoignage du professeur Liatsky, les personnalités prestigieuses de l'émigration, qui avaient jusqu'alors été très présentes dans les manifestations officielles tchécoslovaques, ne furent plus sollicitées [85] .
Peu à peu, ceux qui avaient été honorés en tant que représentants de la culture russe en Tchécoslovaquie portèrent ombrage aux nouveaux intérêts de l'État. Le retrait de la communauté russe accompagna le déclin de la Première République.
Le Protectorat allemand de Bohême-Moravie, établi le 15 mars 1939, allait mettre en place son propre système d'administration des affaires de la colonie russe en collaboration avec des émigrés appartenant à l'Union nationale russe (Ruské Nacionâlni Sjednocenî). Tolérée par les autorités d'occupation, la communauté russe se replia sur elle-même. Les institutions culturelles telles que le Cabinet Prokopovitch ou les Archives historiques russes furent supprimées ou mises sous contrôle allemand. Avec la chute de la Première République, la communauté russe de Tchécoslovaquie fut vouée à la disparition.
L'âge d'or de l'Action d'aide aux Russes en Tchécoslovaquie fut bref mais remarquable. Non dénuée d'utopie, la politique de soutien au développement de la culture russe défendue par les dirigeants fut insolite en Europe et elle porta ses fruits. Si, dès la deuxième moitié des années 20, le "réalisme" l'emporta sur l'esprit de générosité et de grandeur qui avait inspiré l'Action d'aide aux Russes, le gouvernement se montra néanmoins fidèle à ses engagements. La volonté de ne pas mettre fin brutalement aux subsides et de permettre la poursuite de certaines activités témoigne en ce sens. Peu à peu, l'œuvre de pure assistance se substitua à l'ambitieux projet initial. Le rôle personnel joué par Masaryk dans le soutien matériel aux réfugiés montre, s'il en était besoin, la responsabilité dont fit preuve le président de la République à l'égard des réfugiés russes. De fait, l'avènement à la tête du nouvel État tchécoslovaque d'un intellectuel formé dans l'opposition démocratique et européenne de l' avant-Première guerre ne fut pas sans incidence sur la mise en place de l'Action d'aide aux Russes. Poursuivant, au-delà de l'engagement gouvernemental, son aide à l'intelligentsia russe, Masaryk chercha à protéger ceux qui représentaient, comme lui, une génération inspirée et dévouée à l'idéal d'émancipation par la culture et la démocratie. Le rapprochement soviéto-tchécoslovaque renforça l'isolement progressif de la communauté russe, mais il ne ternit pas pour autant l'empreinte laissée par l'œuvre accomplie. En l'espace de quelques années, Prague s'est imposée comme l'un des centres les plus rayonnants de la vie intellectuelle russe en exil. Sa production scientifique et littéraire est encore loin d'avoir été exhaustivement étudiée.
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* Cet article fait suite à un mémoire de maîtrise d'histoire, consacré à "La politique du gouvernement tchécoslovaque envers les émigrés russes, 1921-1939", soutenu en octobre 1993 à l'Université de Paris I, sous la direction de M. B. Michel.
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1. John Hope Simpson, The Refugee Problem : Report of a Survey, Oxford, 1939, p. 197.
2. La Turquie, la presqu'île de Gallipoli et les îles grecques furent les premiers lieux de destination des réfugiés militaires de l'armée défaite du général Wrangel ainsi que des civils qui fuyaient la Crimée en novembre 1920. On estime le nombre des évacués à 180.000. Ibid,p 69.
3. Lettre de Masaryk à Edvard Benes, 28 juillet 1921, Cesta Democracie (La voie de la démocratie), vol. II, Prague, 1934, pp. 54-57.
4. S. Postnikov, Russkie v Prage (Les Russes à Prague), Prague, 1928, p. 29.
5. Ibid., p. 71. Les étudiants russes en Tchécoslovaquie formaient la plus grande communauté étudiante russe en exil. Ils étaient en 1925, 2 000 en Yougoslavie et en Chine, 1 000 en Bulgarie et aux États-Unis, 800 en France et en Allemagne et 250 en Belgique ; Almanach de la République tchécoslovaque, Prague, 1926, p. 267.
6. Parmi les intellectuels expulsés, réfugiés en Tchécoslovaquie, on a retenu les noms suivants : S.N. Boulgakov, V.F. Boulgakov, A.V. Florovsky, A. A. Kizevetter, E.D. Kouskova, I.I. Lapchine, N.O. Lossky, V.A. Miakotine, M. Novikov, S.N. Proko- povitch et P. Sorokine. M. Heller, "Premier avertissement : un coup de fouet. (L'histoire de l'expulsion des personnalités culturelles hors de l'Union Soviétique en 1922)", Cahiers du monde russe et soviétique, 20/2, Paris, 1979, pp. 131-172.
7. Expression rapportée par M. Boris N. Lossky.
8. J.H. Simpson, op. cit., p. 82. C'est principalement dans la capitale que se sont concentrés les intellectuels et les étudiants. Brno en Moravie est en seconde position avec 1 000 étudiants. Les agriculteurs, en majorité cosaques, sont à répartir surtout entre la Bohème et la Moravie. La Slovaquie et la Ruthénie n'ont compté que quelques centaines d'émigrés russes. La Ruthénie fut davantage une terre d'accueil pour les émigrés ukrainiens de Galicie.
9.E. Chinyaeva, Ruska emigrace v Ceskoslovensku : vyvoj ruské pomocne akce (L'émigration russe en Tchécoslovaquie : l'évolution de l'Action d'aide aux Russes), Slovansky Phhled, Prague, 1993, n° 1, p. 22.
10. V. Rudnev, Russkoe delo v Cekhoslovackoj Respublike (L'action russe en République tchécoslovaque), Paris, 1924, p. 9.
11. S. Postnikov, op. cit., p. 72.
12. Lettre du Présidium du Ministère de l'éducation nationale au Ministère des affaires étrangères, 17 avril 1924 ; cf. AFMZV (Arkhfv Federâlniho Ministerstva Zah- ranic'nich Vêci - Archives fédérales du Ministère des affaires étrangères à Prague), Cabinet du ministre, carton n° 26.
13. S. Postnikov, op. cit., p. 78.
14. Budget du Ministère des affaires étrangères pour 1923, 12 décembre 1922 ; cf. SÛA (Stâtni Ûstfedm Archiv- Archives centrales d'État à Prague), PMR/S/706, cart. n° 255.
15. Ustami Buninykh, dnevniki (Par la voix des Bounine, journal), T. II, Francfort, 1981, p. 76.
16. Copie du rapport de Liatsky au Ministère des affaires étrangères sur son voyage à Paris, non daté ; cf. LAPNPP (Literârni Archiv Pamâtniku Nârodnfho Pisemnictvi v Praze - Archives littéraires de Prague), fonds Liatsky, lettres envoyées au Ministère des affaires étrangères.
17. LAPNPP, fonds Liatsky, Ministère des affaires étrangères.
18. AFMZV, Section II, cart. n° 256a, doc. n° 159 677.
19. S. Postnikov, op. cit., pp. 100-108.
20. On peut citer les noms de P.I. Novgorodtsev, ancien directeur de l'École de commerce de Moscou, D.D. Grimm, ancien recteur de l'Université de Pétrograd et spécialiste de droit romain. G.V. Vernadsky enseignait l'histoire du droit russe, l'économie politique était représentée par l'académicien P.B. Struve, N.S. Timachev enseignait le droit pénal, etc.
21. S. Tejchmanova, Ekonomicky Kabinet S.N. Prokopovile v Praze (Le Cabinet d'études économiques de S.N. Prokopovitch à Prague), Slovansky Pfehled, 1993, n° 1, pp. 55-62.
22. S. Nikolaev, K desjatiletiju praiskogo Zemgora : obzor dejatel'nosti (Le dixième anniversaire du Zemgor de Prague : bilan de ses activités), Prague, 1931, pp. 103-107.
23. L.H. Rhinelander, "Exiled Russian Scholars in Prague : The Kondakov Seminar and Institute", Canadian Slavonic Papers, Ottawa, 1974, n° 3, pp. 331-351.
24. T.F. Pavlova, Russkij Zagranicnyj Istorifeskij Arkhiv (Les Archives historiques russes à l'étranger [de Prague]), Voprosy Istorii, Moscou, 1990, n° 11, pp. 19-30. Ces archives, rassemblées entre 1923 et 1938, furent emportées en U.R.S.S. fin 1945.
25. J. Papousek, Podpora lasopisum (Aide aux revues), 1928-1929 ; cf. AFMZV/II, cart. n° 339.
26. Ibid.
27. R.C. Williams, Culture in Exile : Russian Emigrés in Germany, 1881-1941, Ithaca et Londres, 1972, p. 133.
28. Lettre (copie) du ministre adjoint des Affaires étrangères, V. Girsa, au directeur de Plamja, E. Liatsky, 12 août 1923 ; cf. LAPNPP, fonds Liatsky, archives de Plamja.
29. Lettre du ministre des Affaires étrangères adjoint V. Girsa à Liatsky, 12 août 1923 ; LAPNPP, fonds Liatsky, correspondance avec le Ministère des affaires étrangères.
30. Note de F. Richter sur les débuts et le fonctionnement de Plamja, 30 décembre 1929 ; LAPNPP, fonds Liatsky, archives de Plamja.
31. Bilan de Liatsky à Benes^ sur les 36 premiers mois de l'activité de Plamja ; LAPNPP, fonds Liatsky, correspondance avec le Ministère des affaires étrangères (non daté).
32. Catalogue des publications de Plamja in Vseslavjanskij Kalendar' (Calendrier pan-slave), Prague, 1 926.
33. T.G. Masaryk, La résurrection d'un État, 1914-1918 : souvenirs et réflexions, Paris, 1930, pp. 175-204.
34. Z. Slâdek Slovanskâ politika Karla Kramâïe (La politique slave de Karel Kra- mar), Rozpravy Ceskoslovenské Akademie Vëd, Prague, 1971, 8/2, pp. 54-61.
35. Z. Slâdek, Hospodâhké vztahy mezi dSR a SSSR, 1918-1938 (Les relations économiques entre la Tchécoslovaquie et l'U.R.S.S., 1918-1938), Prague, 1971, pp. 24-40.
36. Discours prononcé devant la Commission étrangère de la Chambre des députés, le 30 janvier 1920 ; cf. Dokumenty a materialy k diïjinâm c'eskoslovensko-sovets- kych vztahu (Documents et matériaux sur l'histoire des relations tchécoslovaco-sovié- tiques), vol. I, Prague, 1975, p. 334.
37. Benes fait allusion ici aux événements de Kronstadt, en février-mars 1921.
38. Discours de Benes, 15 septembre 1921, in Problemy nové Evropy, projevy a ûvahy z roku 1919-1924 (Les problèmes de la nouvelle Europe, discours et réflexions, 1921-1924), Prague, 1924, p. 136.
39. Lettre de Masaryk à BeneS, 28 juillet 1921, in Cesta Democracie, vol. II, op. cit., pp. 55-57. De janvier à juillet 1922, le gouvernement tchécoslovaque envoya 12 trains de produits de première nécessité vers les régions les plus touchées, l'Oural, la région de la Volga et l'Ukraine. Z. Slâdek, "Hospodarské vztahy...", op. cit., p. 42.
40. V. Girsa à Eric Drumond, 28 janvier 1922 ; SÛA, fonds RPA, cart. n° 3.
41. Z. Slâdek, "Hospodârské vztahy...", op. cit., p. 45.
42. ibid
43. T.G. Masaryk, Cesta Demokracie, vol. Il, op. cit., p. 240.
44. Lettre (en français) du Ministère des affaires étrangères à Jean Monnet, 28 août 1922 ; SÛA-RPA, cart. n° 39.
45. Télégramme du Ministère des affaires étrangères à Svètlik, 9 septembre 1921 ; AFMZV (Arkhiv Ministerstva Zahranic'nich Vè^ci - Archives du Ministère des affaires étrangères), Prague, Légation à Constantinople, Rapports politiques, n° 120.
46. T.G. Masaryk, "La résurrection d'un État ...", op. cit., p. 176.
47. N.O. Losskij, Vospominanija (Mémoires), Munich, 1968, pp. 220-221.
48. On peut citer à titre d'exemple la dépêche de la Légation tchécoslovaque à Paris au Ministère des affaires étrangères : "Je vous envoie la somme de 30 000 F de la part de M. Avksentiev et je vous prie de la transmettre au plus vite à M. Brouchvit", 8 décembre 1920 ; AFMZV, Légation à Constantinople, Rapports politiques, n° 21.
49. Z. Slâdek, Russkaja i ukrainskaja emigracija v Cekhoslovakii (L'émigration russe et ukrainienne en Tchécoslovaquie), Sovetskoe Slavjanovedine, Moscou, juin 1991, p. 24.
50. En 1925, Vera Savinkov-Miagkov et Victor Savinkov recevaient une pension gouvernementale de 2 000 Kcs et de 1 500 Kcs par mois ; SÛA-PP, S-3/9.
51. Lettre de Marc Slonime à Liatsky, non datée (1925) ; LAPNPP, fonds Liatsky, lettres reçues.
52. Protocole du Conseil des ministres du 30 décembre 1925 ; SÛA-PMR/S/706, cart. n° 256.
53. Lettre de V.Girsa au Presidium du Ministère des affaires étrangères, 4 décembre 1925, SÛA, ibid.
54. E. Chinyaeva, op. cit., p. 22.
55. Ruskâ studujïci emigrace (L'émigration étudiante russe), Venkov, Prague, 1er août 1926.
56. E. BeneS, Problemy slovanské politiky (Les problèmes de la politique slave), Slovansky Pfahled, 1926/4, p. 207.
57. Cette réserve d'or d'une valeur proche de 650 millions de roubles-or, aux mains de l'amiral Koltchak depuis novembre 1918, avait été confiée en janvier 1920 aux Légions tchécoslovaques par les hauts-commissaires alliés. Pour quitter le territoire russe, les Légions avaient dû remettre l'or aux autorités soviétiques en mars 1920. Selon des rumeurs, non vérifiées jusqu'à présent, une partie de la réserve aurait été conservée et emportée en Tchécoslovaquie. Z. Slâdek, Rusky zlaty poklad v tteskoslovensku ? (La réserve d'or russe est-elle en Tchécoslovaquie ?), Slovansky PFehled, 1965, n° 3, pp. 141-154.
58. L'ex-recteur de l'Université de Moscou, M. Novikov, émigré à Prague, rend compte de cet état d'esprit dans ses Mémoires ; voir Russkie v Prage (Les Russes à Prague), The New Review, New York, 1959, n° 49, p. 244.
59. Z. Slâdek, "Russkaja i ukrainskaja emigracija", op. cit., p. 29.
60. Procès-verbal de la réunion inter-ministérielle du 7 février 1927 ; AFMZV/II, cart. n° 261.
61. Sua, Inventaire du fonds KRUS, p. 7.
62. Lettre de A. Hajn à K. Kramâr sur la suspension des bourses aux étudiants russes, 7 août 1931 ; ANM, fonds Kramâr7, cart. n° 8.
63. Inventaire du fonds KRUS, op. cit., p. 8.
64. Pour citer quelques noms: G.V. Vernadsky à Yale, P. Sorokine à Harvard, N.S. Timachev à l'Institut d'études slaves de Paris puis à Harvard, D.D. Grimm à Tartu, V.A. Miakotine à Sofia, etc. En Tchécoslovaquie, A. A. Kizevetter et N.L. Okouniev à l'Université Charles à Prague, M.A. Zimermann et R. Jakobson à l'Université Masaryk à Brno, etc.
65. "Bilan des subsides", op. cit. ; Z. Slâdek, "Russkaja i ukrainskaja emigracija", op. cit., p. 31.
66. Liste des personnalités de l'émigration russe recevant une pension en 1931-1932 ; AFMZV/II, cart. n° 256a, doc. 159 677.
67. Lettre du Ministère des affaires étrangères au Zemgor, 27 novembre 1928 ; AFMZV/II, cart. n° 261.
68. Plan budgétaire du Ministère des affaires étrangères pour 1933 ; AFMZV/II, cart. n° 256a, doc. 37 485.
69. Almanack Tchécoslovaque, années 1926 et 1932. D'après la Croix-Rouge tchécoslovaque, il y avait en 1938 environ 8 000 réfugiés russes et 900 réfugiés ukrainiens. Lettre de M. Kopecky au Ministère des affaires étrangères, 12 novembre 1938 ; AFMZV/II, cart. n° 258.
70. J.H. Simpson donne les chiffres de 464 réfugiés russes naturalisés en 1934, 578 en 1935 et 347 en 1936 ; op. cit., p. 390.
71. Lettre du Ministère des affaires étrangères au Ministère de l'intérieur, 26 mars 1927 ; SÛA-MV, 1925-1930, 245/48/67.
72. Lettre du secrétaire du ministre de la Justice à Karel Kramâ, 17 juillet 1924 ; ANM, fonds Kramâ , cart. n° 6.
73. S. Postnikov, op. cit., p. 174. 74. S. Nikolaiev, op. cit., p. 132.
75. Ibid., pp. 32-37.
76. Les deux États se reconnurent réciproquement de jure le 9 juin 1934, soit dix ans après la Grande Bretagne, l'Italie et la France. Des relations diplomatiques de facto avaient été cependant établies dès 1921.
77. Note du Ministère des affaires étrangères au Ministère de l'intérieur, 18 juin 1934 ; AFMZV/II, cart. n° 258a.
78. Lettre du Ministère des affaires étrangères à la Cour suprême des comptes, 22 septembre 1934 ; AFMZV/II, cart. n° 260. Le Cabinet de Prokopovitch resta administré par le Ministère.
79. Lettre du Ministère de l'intérieur au Ministère des affaires étrangères faisant part de la liste des organisations russes et de leurs tendances politiques, fournie par la Préfecture de police, 27 août 1936 ; AFMZV-Trésor, cart. n° 7a.
80. Fondé au début des années 30, le NTS-NP regroupait des jeunes émigrés russes appelés "Novopokolentsy". Partisan du principe d'un régime autoritaire fondé sur une forte cohésion sociale, nationale et religieuse du peuple russe, le NTS-NP était une organisation active particulièrement bien implantée en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Allemagne. V. Vars'avskd, Nezameëennoe pokolenie (La génération inaperçue), New York, 1956.
81. Lettre du Ministère de l'intérieur au Ministère des affaires étrangères sur les activités de Biskoupsky et sur ses liens avec Prague, 2 juin 1936 ; AMZV-Trésor, cart. n° 7a.
82. Rapport de la Préfecture de police sur l'affaire du NTS-NP, 11 mai 1936 ; AFMZV-Trésor, cart. n° 7a.
83. Lettre d'information du Ministère de l'intérieur au Ministère des affaires étrangères sur le cours de l'affaire du NTS-NP, 3 juin 1936 ; AFMZV-Trésor, cart. n° 7a.
84. Lettre du Ministère des affaires étrangères au Presidium du Conseil des ministres, 3 juin 1935 ; AFMZV-Trésor, cart. n° 6a.
85. Lettre de E. Liatsky au Président du Comité national Pouchkine, le 4 janvier 1937 ; LAPNPP, fonds Liatsky.


 



 


MIGRATION DES HABITANTS DE LA RUSSIE
APRÈS 1917 ET LA TCHÉCOSLOVAQUIE (1918 – 1939)

Ľubica HARBUĽOVÁ – Bohumila FERENČUHOVÁ
http://www.polestra.com/public/files/papers/Paper%20Ferencuhova%20Harbulova%20fr.pdf
Modifications de détail introduites (réajustements dans la traduction).

 
La fin de la première guerre mondiale, les changements géopolitiques intervenus dans différentes zones du monde et de l’Europe, l’émergence de nouveaux États et leur évolution politique du moment, ont été à la base, entre autres, de flux migratoires de populations. La chute de l’Empire des Romanov en Russie a ouvert la voie à des changements politiques en Europe de l’Est. L’usurpation du pouvoir par les Bolcheviks en automne 1917, la guerre civile qui a suivi, la suppression de tous les centres de résistance au bolchevisme partout en Russie, et l’affermissement du pouvoir bolchevik non seulement sur tout le territoire de la Russie, mais aussi dans les régions qui, après la chute du tsarisme, avaient proclamé l’indépendance – Biélorussie, Ukraine, Géorgie – ont constitué  les facteurs déterminants de la première vague de l’émigration politique provenant de l’Europe centrale au 20° siècle.

Les émigrés de la première vague ont quitté la Russie pendant une courte période, (4 ans,
de facto, 1917-1920) , en suivant plusieurs directions. Au fur et à mesure se sont constitué trois directions principales de départ pour les émigrés.
- La première direction passait par les États baltes, la Finlande et la Pologne, et continuait à l’Europe de l’Ouest, surtout vers l’Allemagne, où Berlin était la première ville de transit des émigrés, (rôle rempli jusqu’en 1923).
- La seconde direction menait vers la Turquie, notamment Constantinople, et les États balkaniques (Yougoslavie, Bulgarie) et de là, menait plus loin, vers l’Europe centrale et occidentale (Tchécoslovaquie, France).
- Le troisième courant de l’émigration se dirigeait vers l’Extrême-Orient, la Chine, avec Kharbin comme troisième ville de transit, transformé plus tard en centre bien connu du rameau oriental de l’émigration russe.
Pendant la période mentionnée, 2 à 3 millions d’habitants ont quitté la Russie. Le gouvernement de la Russie soviétique a, en automne 1922, augmenté ce chiffre en procédant à l’expulsion de 200 savants, enseignants, écrivains et représentants de culture éminents. Ils étaient envoyés à l’étranger par bateau, de Petersbourg et d’Odessa, sans possibilité de retour. [1]   
 
Les premières années de l’émigration ont été très difficiles pour la plupart des émigrés pour plusieurs raisons: mauvaises conditions de vie, perte du statut social et de la situation qu’ils avaient en Russie, incertitudes régnant dans le pays choisi.

Leur statut légal peu clair a rendu la vie des émigrés encore plus difficile.[2] Le gouvernement soviétique, par sa résolution du 15 décembre 1921, a privé de citoyenneté tous les émigrés qui ne déposeraient pas de demande de passeport soviétique avant le 1er juin 1922.
Par cet acte, les fugitifs sont devenus apatrides; ils ont été relégués et proscrits. Il n’était pas facile pour l’Europe d’accueillir autant de réfugiés : le problème des réfugiés de Russie a attiré l'attention de la Société des Nations, où le poste du Commissaire pour les affaires des réfugiés, avec F. Nansen en tête, a été créé. Au début, la Société des Nations aidait à trouver des pays d’accueil pour les réfugiés russes. A partir de 1922 elle a décidé de délivrer des documents d’identité pour ces émigrés. A partir de 1924 les réfugiés russes ont obtenu des passeports dits Nansen de la part des pays où ils se trouvaient ; néanmoins leur statut juridique n’a pas été résolu de manière définitive. On s’attendait à une amélioration substantielle grâce à la Convention sur le statut juridique des réfugiés russes et arméniens élaborée pendant la Conférence de Genève en 1933. Elle devait entrer en vigueur après sa ratification par toutes les parties prenantes. L’admission de l’Union soviétique à la Société des Nations une année plus tard (1934) a influencé l’opinion mondiale par rapport aux réfugiés russes et a eu un impact défavorable sur le processus de ratification de la Convention. Elle n’est pas entrée en vigueur. Le statut juridique des réfugiés provenant de Russie n’a pas été résolu, ni de facto ni de jure jusqu’en 1945.
 
Les émigrés de la première vague se sont installés d’abord dans les pays proches du pays natal. Ce fait est lié à leur conviction que l’émigration forcée n’était qu’un épisode de courte durée, et que le régime bolchevik tomberait bientôt, ce qui leur permettrait de rentrer.
Pour la première vague de l’émigration de la Russie soviétique il est symptomatique que les émigrés se sont tenus à l’écart de la vie active du pays où ils se sont installés ; ils étaient hostiles à l’assimilation; leur peu de volonté d’adaptation est devenu fameux. Ils essayaient de ne pas dépasser les limites imposées à la colonie d’émigrés. Cela reste typique surtout pour les personnes plus âgées et pour la période chronologique des années 1920. La génération plus jeune de l’émigration a commencé à changer d’opinion surtout dans les années 1930, bien que la foi en un retour pour la Russie lui ait été également proche.
Dans la seconde moitié des années 1920 et dans les années 1930, les centres de l’émigration russe se sont multipliés : à côté de Berlin, Constantinople et de Kharbin de nombreux émigrés russes se sont installés à Belgrade, Sofia, Varsovie, Karlovatz de Sriem, Chang-Hai. Parmi les centres européens, la place principale revenait à Paris et à Prague.
Dans les pays de l’Europe centrale les émigrés de la Russie arrivaient de deux directions :
- le vecteur occidental traversait l’Ukraine, les États baltes, la Pologne, avant de continuer plus loin en Europe;
- le vecteur méridional de la Russie passait par Istanbul pour le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, en Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Autriche et Tchécoslovaquie et plus loin dans les pays de l’Europe occidentale. Selon les données de la Société des Nations des dizaines de milliers d’émigrés de Russie se sont installés dans les pays de l’Europe centrale: 70 000 en Pologne, 27 000 en Tchécoslovaquie, 3 500 en Autriche, 2 600 en Hongrie, 80 000 en Roumanie.[3]
Au cours des années 1920 les chiffres mentionnés ci-dessus ont changé en fonction de facteurs différents : la politique intérieure dans les États concernés, l’attitude des autorités envers les émigrés, l’attitude de la population majoritaire, l’accès au travail, les facilités des études à la portée des émigrés dans un pays déterminé, mais aussi la migration massive propre à la communauté russe. Vu les conditions concrètes dans les différents pays, le nombre d’émigrés allait augmentant ou diminuant. C’est surtout la Tchécoslovaquie qui attirait l’intérêt des émigrés russes de passage dans les pays de l’Europe centrale. 

Les premiers réfugiés politiques russes sont arrivés en Tchécoslovaquie au début de l’année 1921, ce qui était en rapport avec l’exode en masse après la défaite des troupes militaires blanches en Crimée en automne 1920. Le général Wrangel a alors sollicité le  gouvernement tchécoslovaque pour recevoir dans la République une partie de son armée.[4]
L’aide aux réfugiés russes a été examinée avec attention par les autorités et a été discutée à la Chambre des députés. A la lumière des interpellations parlementaires il apparaît que la scène politique tchécoslovaque était en général favorable au soutien éventuel des émigrés. Le ministre des Affaires étrangères Edvard Beneš a souligné dans sa réponse aux interpellations que la Tchécoslovaquie avait déjà commencé à soutenir les émigrés matériellement et moralement, que ce secours devrait aboutir à une action humanitaire largement conçue, laquelle était déjà en cours d’élaboration concrète.[5]
Le gouvernement tchécoslovaque a approuvé le projet sous le nom de L’action d’aide russe [6] pendant sa réunion du 28 juin 1921. C’est le Ministère des Affaires étrangères qui a été chargé de la réalisation concrète du projet ; on lui a transféré une somme de 10 millions couronnes à cette fin.[7] Le président de la République T. G. Masaryk a appuyé la résolution du gouvernement en ajoutant : «Cette Action ne peut pas oublier de nombreux citoyens russes qui vivent déjà parmi nous en Europe et que nous soutenons déjà. » [8]
Le programme de l’Action d’aide russe a dû se conformer aux principes suivants :  le retrait des forces armées par le territoire de la République était interdit ; les réfugiés devaient arrêter toutes les activités politiques ; le soutien devait être réalisé uniquement sur la base du programme d’État, et non par intermédiaire des organisations privées ; l’action devait aboutir à la création de conditions qui permettraient aux réfugiés de prendre soin d’eux et de vivre normalement.
Le Ministère des Affaires étrangères a proposé de diviser les émigrés en trois groupes distincts:
- le premier groupe englobait les émigrés non aptes au travail physique, à savoir invalides, vieillards, femmes non aptes au travail, enfants et écoliers. Ces personnes devaient être prises en charge par la Croix rouge tchécoslovaque.
- le deuxième groupe était formé par les émigrés aptes au travail physique;
- le troisième groupe était constitué par l’intelligentsia.[9]
Le Ministère des Affaires étrangères gérait l’Action de secours russe en général, mais en ce qui concerne la réalisation concrète des objectifs, les tâches étaient partagées. Il coopérait avec de nombreuses organisations et associations tchécoslovaques et russes, parmi elles la Croix Rouge de Tchécoslovaquie, l’Unité agricole tchécoslovaque (Československá zemědělská jednota) et surtout l’association russe Zemgor (Objedinenije rossijskich zemskich i gorodskich dejatelej v ČSR).[10]
Dans les premières années de la réalisation de l’Action d’aide russe, les questions sociales étaient de première importance. Elles étaient du ressort de Zemgor de Prague en premier lieu et de ses succursales de Bratislava et d’Užhorod. Plus tard on a mis l’accent sur l’éducation et l’enseignement des étudiants russes. A Prague on a fondé des écoles russes de tous les niveaux, du préscolaire à l’Université, en instituant progressivement le système d’enseignement russe complet. En outre les étudiants russes pouvaient étudier dans les écoles secondaires professionnelles tchécoslovaques et pouvaient s’inscrire aux universités et aux Grandes écoles techniques de type universitaire tchécoslovaques. C’est le Comité pour faciliter les études des étudiants russes en Tchécoslovaquie [11] qui faisait venir les étudiants russes dans le pays, les plaçait dans des établissements scolaires et universitaires et leur assurait les moyens de subsistance durant les études. Les autorités tchécoslovaques envisageaient de  fournir des bourses d’études à un millier d’étudiants de Russie, mais ce chiffre a été largement dépassé. Les études en Tchécoslovaquie sont devenues populaires et appréciées par les étudiants. Selon le rapport du Comité pour faciliter les études des étudiants russes et ukrainiens en Tchécoslovaquie, élaboré pour le Ministère des Affaires étrangères au mois de janvier 1935, 6.816 étudiants russes et ukrainiens bénéficiaient dans les années 1921 – 1934 de bourses d’études dans le cadre de l’Action d’aide russe. [12] Celle-ci comprenait la participation de savants et d’enseignants russes qui assuraient l’éducation dans les écoles russes de Tchécoslovaquie ou travaillaient dans les établissements scolaires, universitaires ou scientifiques tchèques et slovaques. Ces tâches ont été reprises par l’Association des savants russes, épaulée par le Corps des professeurs d’enseignement supérieurs en Tchécoslovaquie et le Corps autonome des professeurs d’université russes. 

L’Action d’aide russe n’était pas limitée aux écoles, étudiants, enseignants, centres de recherche et bibliothèques. Une grande partie de subventions était destinée pour soutenir les activités des associations et unions d’émigrés russes. La réalisation de l’Action d’aide russe a de loin surpassé le contenu et les dimensions prévues à l’origine. Dès le début on entendait dans la société des voix s'opposant à l’assistance humanitaire ainsi conçue. Il s’agissait surtout des députés de gauche, surtout communistes, accusant le gouvernement tchécoslovaque d’aider les monarchistes et les éléments anti-soviétiques d’une manière inacceptable. Ils demandaient d’arrêter l’aide sans délai. Le financement de l’Action d’aide russe, si large et exigeante, devenait peu à peu un fardeau pesant pour le gouvernement tchécoslovaque. Le Ministère des Affaires étrangères a donc commencé  des réductions progressives dès 1927. Les problèmes économiques et sociaux liés à la crise économique des années 1930 ont réduit les investissements de l’État dans l’Action russe. La reconnaissance de iure de l’Union soviétique par la Tchécoslovaquie en 1934 a entraîné la fin formelle de l’Action d’aide russe. Les émigrés de Russie qui vivaient sur le territoire de la République tchécoslovaque et avaient besoin d’assistance ont été confiés aux soins de la Croix Rouge tchécoslovaque, et à partir de 1937 la prévoyance sociale de ces personnes est devenue du ressort du Ministère de l’assistance sociale.[13]
L’Action de secours russe représentait une opération de grande envergure exigeant des ressources financières importantes. La somme des dotations a atteint son sommet dans les années 1924 – 1926 : en 1924 c’était 99 775 428, 54 Couronnes tchécoslovaques (Kčs); en 1925   72 934 702,62 Kčs; en 1926  71 010 294,56 Kčs. A partir de 1932 les subventions ont été radicalement restreintes et jusqu’à la fin de l’Action elles sont allées diminuant.
Pendant toute la durée de l’Action, entre 1921 – 1937, le gouvernement tchécoslovaque a fourni 508 034 511,11 Kčs pour réaliser cette forme de secours.[14]
Les activités et dépenses de cette envergure ont été motivées sans aucun doute de la part du gouvernement tchécoslovaque par des objectifs  humanitaires. Néanmoins il est possible de percevoir aussi des motivations et objectifs politiques.
Dans l'esprit de T. G. Masaryk, les forces démocratiques, avec le rôle dominant de l’intelligentsia, devraient décider de l’évolution politique de la Russie à l’avenir. La Tchécoslovaquie offrait les possibilités pour l’enseignement et l’éducation des spécialistes russes qui, après leur retour en Russie à l’avenir, y occuperaient des postes importants.Ils pourraient rendre alors à la Tchécoslovaquie l’aide dont ils avaient bénéficié auparavant, en lui fournissant certains avantages, par exemple sur le marché russe. Ceci serait profitable à l’État tchécoslovaque créé récemment, et serait opportun à la fois du point de vue politique et économique.
A l’origine de la préparation de l’Action d’aide russe, les idées de solidarité slave et les contacts antérieurs entre les milieux tchèques/slovaques et la Russie ont joué aussi un certain rôle.

La Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres, grâce à son secours humanitaire largement dispensé, est devenu le point de chute de milliers d’émigrés de Russie. Leur nombre a atteint le niveau le plus élevé dans la moitié des années 1920, lorsqu’ils dépassaient 25000 personnes.[15] Cette quantité apparemment homogène était à l’intérieur différenciée. S'agissant des  nationalités (l’ethnicité) il y avait des Russes, des Ukrainiens, des Biélorusses, des  Géorgiens,des Arméniens et d’autres.
En ce qui concerne la structure sociale on y trouvait des soldats, des paysans (kazaks), des étudiants, et l'intelligentsia scientifique, artistique et administrative. [16]                                            
A leur arrivée en Tchécoslovaquie, les émigrés ont été le plus souvent obligés de concentrer  leurs efforts dans la satisfaction de  leurs besoins matériels et sociaux de base, ce qui a déterminé leur vie de manière impérieuse. Les organisations de soutien, Zemgor notamment, ne leur fournissaient que l’aide fondamentale indispensable (logement, nourriture et soins médicaux). Cette intervention généreuse était d’importance capitale, vu le milieu d’accueil, pour eux socialement et linguistiquement inconnu. Après avoir surmonté les premières difficultés, les émigrés ont commencé à chercher du travail, bien que les possibilités offertes ne fussent pas en adéquation avec leur éducation ni leur statut social.                   
Les émigrés se sont installés dans plusieurs villes tchèques, moraves et slovaques. La communauté numériquement la plus nombreuse vivait à Prague, où tout de suite après leur arrivée se sont formées des institutions scolaires russes; parmi elles, la Faculté juridique russe   (Russkij juridičeskij fakuľtet), le Gymnase (lycée) russe de Prague (Russkaja reformnaja reaľnaja gimnazija), l’Université populaire russe (Russkij narodnyj universitet).
Parmi les professeurs des écoles russes il y avait des enseignants et des savants éminents. Quelques uns sont venus sur l’invitation du gouvernement tchécoslovaque et enseignaient aussi dans les universités tchèques et slovaque. A l’Université Charles de Prague, nous trouvons plusieurs professeurs slavisants, par exemple V. A. Francev, N. P. Kondakov, A. V. Florovskij, R. O. Jakobson, A. L. Bém et d’autres.[17] On peut constater le même fait par rapport aux philosophes de pointe pétersbourgeois, exclus de la Russie en 1922, qui se sont rassemblés successivement à Prague (N. Losskij, I. Lapšin, P. Sorokin, L. Karsavin et d’autres). [18] 
A côté d’établissements d’éducation, toute une série d’organismes scientifiques, d’institutions et de centres de recherches ont vu le jour ; ils permettaient à de nombreux savants russes de poursuivre leur travail scientifique malgré les conditions d’émigration. Il faut citer parmi les plus connus: les Archives historiques étrangères russes (Russkij zagraničnyj istoričeskij archiv), le Cabinet d‘Economie du professeur S. N. Prokopovič (Ekonomičeskij [  kabinet prof. S. N. Prokopoviča), Institut d’études de Russie (Institut izučenija Rossii).[19]
Le système d’institutions d’enseignement et de recherches a été complété par de riches activités d’édition, publiées d’abord sous forme de brochures, journaux et revues. Au fur et à mesure qu'ils  bénéficiaient d'une façon de vivre plus stable, les émigrés ont commencé à publier de la littérature classique russe, belles lettres, manuels scolaires et livres d’enfants, mémoires et littérature professionnelle. Parmi les maisons d’édition russes de Prague les plus connues, il convient de mentionner les maisons d’édition Plamja, Slavjanskoje izdateľstvo, Chutor ou bien Voľa Rossii. Entre 1920 – 1940 il paraissait à Prague une centaine titres de revues et une vingtaine de journaux.[20]
L’importance de Prague comme centre d’édition de l’émigration russe est confirmée par le fait qu’en 1925, Prague, par le nombre de titres a occupé la seconde place (après Berlin) parmi les 32 villes du monde où on publiait  dans l’entre-deux-guerres des livres russes. [21] Prague, avec Berlin et Paris, représentait un des centres d’édition les plus connus de la diaspora émigrée russe. 
Après l’acclimatation dans ses nouvelles conditions, l’émigration a lancé de nombreuses activités culturelles et sociales, en fondant notamment associations, alliances ou amicales. Selon la législation de Tchécoslovaquie toutes les associations devaient présenter une demande d’autorisation au Ministère de l’intérieur et y être formellement enregistrées. Leurs activités ont été subventionnées par l’intermédiaire de l’Action d’aide russe. Les émigrés fondaient des associations de plusieurs types : associations culturelles, spécialisées et professionnelles ou d’assistance. La durée dans le temps et la qualité de leurs activités ont changé d'une association à l’autre. En 1934 on enregistrait à Prague 33 organisations culturelles russes, 11 organisations professionnelles et 26 d’assistance et d’entraide. [22]
La sphère d’activité de plusieurs associations (Fédération Gallipoli, associations kazakhs, l’Union des ingénieurs et techniciens russes) s’étendait sur tout le territoire de la République tchécoslovaque. Siégeant à Prague où se trouvaient les organes dirigeants de l’association, elles avaient des succursales dans plusieurs villes de Bohême, de Moravie et de Slovaquie. Une telle structure profitait aux réseaux reliant la société des émigrés russes dans toute la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres. 
Les activités culturelles et artistiques de l’émigration russe ont été concentrées surtout à Prague. Le groupe littéraire Daliborka se distinguait parmi les associations artistiques ; des artistes se regroupaient dans l’Artisan russe (Russkij kustar) ; sur la  base associative fonctionnaient le Théâtre de caméra russe (Russkij kamernyj teatr), la Société chorale d‘étudiants russes A. A . Archangelski (Studenčeskij russkij sbor imeni A. A. Archangeľskogo) ou l’Ensemble choral de kazaks du Don – ataman Platonov  (Donskij kozackij sbor atamana Platonova).
Les émigrés se rencontraient régulièrement pendant la célébration des fêtes traditionnelles russes en parfaite communauté; à partir de 1925 ils se réunissaient aussi en organisant et visitant les Journées de la culture russe (Dni russkoj kuľtury).[23] 

En arrivant en Tchécoslovaquie les émigrés devaient accepter de ne pas s’engager politiquement et de ne pas former de groupements politiques. Pourtant, certains émigrés n’étaient pas en mesure de tenir ces engagements et de prendre leurs distances par rapport aux activités politiques. Ils étaient partis de la Russie avec leurs convictions, en apportant avec eux leurs rancunes et leurs querelles. Ils étaient divisés selon leur appartenance politique, leurs opinions ou sympathies avec telle ou telle tendance politique,  fonctionnant comme facteurs de différenciation au sein de la communauté.
Il y avait trois courants politiques principaux au sein de l’émigration russe de Tchécoslovaquie : monarchistes (40 %), socialistes (11%) et démocrates (environ 10%) [24]. Le reste se déclarait politiquement indifférent.[25]
La division en trois courants politiques dont l’origine avait sa source dans la répartition des forces politiques dans la Russie prérévolutionnaire a perduré parmi les émigrés jusqu’à la fin des années 1920. Après les changements de la situation politique et économique à la charnière des années 1920 et 1930 sont apparus de nouveaux mouvements politiques qui reflétaient la nouvelle réalité sociale, de même que l’évolution à l’intérieur de la communauté des émigrés. De plus en plus influente, la jeune génération ne se limitait plus à condamner le  régime bolchevik et à attendre sa chute ; elle acceptait ce régime comme un réalité et espérait qu’il pouvait se transformer.
C’étaient le mouvement de «changement des bornes» (smena vech [26] et eurasianisme [27]  qui traduisaient le mieux la pensée et les opinions politiques de la jeune génération. Prague et Paris sont devenus les centres les plus importants du mouvement euroasian ; l’idée principale de celui-ci se fondait sur une représentation de la Russie comme étant le résultat de son histoire unique découlant de sa position géographique, de la diversité de ses ethnies et cultures. Les partisans de l’eurasianisme refusaient l’héritage culturel de l’Europe occidentale, et soulignaient l’importance de l’impact de l’Orient et de l’orthodoxie. Ils affirmaient que la Russie ne se trouve ni en Europe ni en Asie. Pour ce mouvement, la Russie elle même constitue un phénomène à part: elle est Eurasie. En 1925 on a fondé à Prague le Séminaire d’eurasianisme qui animait des cercles et éditait des ouvrages spécialisés et des recueils d’articles. En Tchécoslovaquie des personnalités bien connues, comme P. N. Savickij, G. V. Vernadskij et R . O. Jakobson [28] incarnaient et cultivaient les idées d’eurasianisme. Les deux mouvements – eurasianisme et smena vech – avaient à l’origine de nombreux partisans et un impact important dans la vie culturelle en Tchécoslovaquie. Au courant des années 1930 ils ont peu à peu perdu de leur influence.

La grande crise économique au début des années 1930 s'est manifestée aussi dans la vie des émigrés russes en Tchécoslovaquie. De graves problèmes financiers ont déterminé les activités de toutes les associations et des cercles. La coopération avec le milieu tchèque et slovaque a été perturbée. En dépit de problèmes, les subventions n’ont jamais été complètement arrêtées. La nouvelle ligne de politique extérieure tchécoslovaque, manifestée en premier lieu par la reconnaissance de jure de l’Union soviétique, après par les activités qui devaient faciliter l’admission de l’URSS à la Société des Nations en 1934, suivie le 16 mai 1935 par la signature du traité d’assistance mutuelle entre la Tchécoslovaquie et l’URSS [29] avait, elle aussi, de sérieuses conséquences pour l’émigration russe. Le soutien aux « contre-révolutionnaires » exilés a toujours été considéré par l’URSS comme un acte au moins inamical, sinon ennemi. La diplomatie soviétique introduisait cette question dans la plupart des négociations officielles ou officieuses avec les puissances occidentales.[30]
Après le rapprochement entre la Tchécoslovaquie et l’URSS, les émigrés ont réagi à ces changements de manière différente : quelques uns ont quitté la Tchécoslovaquie, d’autres ont décidé de s’assimiler et ont déposé des demandes de citoyenneté tchécoslovaque. Il y avait parmi eux des émigrés qui vivaient comme auparavant, chacun ayant sa vie de tous les jours, avec des attitudes indifférentes par rapport aux événements de grande politique. 
Avec l’aggravation de la situation internationale vers la fin des années 1930, l’émigration russe en Tchécoslovaquie s’est divisée en deux camps, comme partout ailleurs : celui des  défenseurs de l’Union soviétique et leurs opposants. Les partisans de la défense – les oboroncy soutenaient l’idée de l’intégrité territoriale de la Russie, et ils étaient résolus à défendre leur pays sans se soucier du système politique qui oppressait le pays à ce moment donné. Le périodique "Défense de la Russie" (Oborona Rossii), dont le premier numéro a paru en 1936, a fait une publicité massive à ses idées. Le deuxième camp d’émigrés, surnommés défaitistes  – les poražency,  refusaient avec une intransigeance absolue la défense de la Russie dominée par les bolcheviks. Les représentants de ce courant ont décidé de s’allier dans la lutte contre le système soviétique avec les nazis allemands et les militaires japonais. Cette rupture de la communauté russe étrangère a continué même pendant la deuxième guerre mondiale, phénomène qui a de nouveau frappé la vie quotidienne, et ce, de presque tous.

L’émigration hors de la Russie soviétique après 1917 présente un phénomène unique par son nombre et par sa composition. Elle peut être classée parmi les plus grands mouvements d’émigration politique de l'histoire. Ce déplacement se présente comme un transfert sur un territoire étranger de toute une base sociale et culturelle ne pouvant plus exister en Russie.
Il caractérise la première vague de l’émigration russe, qui s’enfermait dans son propre milieu, ce qui contribuait à sa polarisation et ses divergences intérieures.[31]
L’importance historique de la première vague de l’émigration hors de la Russie soviétique consistait dans la conservation de la mémoire historique relative à la Russie prérévolutionnaire, de la mémoire de son identité nationale et dans l’accomplissement du devoir moral envers la patrie en soutenant des forces de résistance contre le bolchevisme et aussi en cultivant « la vie  russe » en émigration. [32]

Pour la Tchécoslovaquie et l’Europe il faut souligner surtout le fait que Prague est devenu le lieu de croisements de cultures, notamment scientifiques et le lieu de naissance de nouveaux courants scientifiques, par exemple en linguistique (Cercle linguistique de Prague) étudié notamment par Patrick Sériot.[33] 
Quelle était donc la spécificité de la situation des émigrés russes en Tchécoslovaquie ?  La première république tchécoslovaque ne représentait qu’un des pays, qui, dans l’entre-deux-guerres ont activement secouru les réfugiés et expulsés de Russie. Selon les statistiques de la Société des Nations élaborées en 1928, la Tchécoslovaquie représentait  le 8ème pays du monde par nombre de réfugiés secourus. Elle a été devancée par la France et Allemagne (avec 400 000 émigrés), la Pologne (100 000), la Chine (88 000), la Lituanie (30 000) et la Yougoslavie 27 000.
Mais par sa dimension matérielle l’Action d’aide russe a dépassé l’aide fournie par l’ensemble de tous les autres pays. Citons les mots de l’historien tchèque Zdeněk Sládek « l’émigration russe a obtenu grâce à l’Action d’aide tchèque la base matérielle qui les a assuré matériellement dans la première phase de leur séjour. L’action d’aide russe était ciblée surtout sur l’intelligentsia russe et son éducation. Le soutien de l’enseignement russe de tous les niveaux, de la recherche et de la vie culturelle était unique dans le monde. L’action d’aide russe en Tchécoslovaquie prenait en considération aussi les besoins des autres nationalités de Russie. Dans les conditions tchécoslovaques a émergé une remarquable symbiose de la science et de la culture tchèque et russe. »[34]
Cette constatation est valable d’une certaine manière aussi pour la Slovaquie, bien que la première université y ait été fondée seulement en 1919. Au début, la majorité des professeurs de l’Université Comenius étaient tchèques et ils sont venus de Prague. Grâce aux invitations du gouvernement tchécoslovaque, plusieurs professeurs russes – parmi eux l’historien et slavisant E. J. Perfeckij, avant son émigration professeur de l’Université de Kyjev, spécialiste de l’histoire de la Russie et de la Ruthénie subcarpatique. A Bratislava il enseignait l’histoire des Slaves de l’Est, domaine cultivé à l’Université Coménius et enseigné par ses successeurs jusqu’à nos jours. (Plusieurs d’entre eux étaient d’origine russe ou ukrainienne ou ont fait les études à Kyjev.) Perfeckij publiait souvent ses articles dans une influente revue de tendance libérale et démocratique  Prúdy, dans la presse Slovenský denník et dans la revue littéraire Slovenské pohľady, elle aussi de première importance. Ses conférences pour un large public ont eu lieu dans différentes villes de Slovaquie et de Ruthénie subcarpatique (Bratislava, Banská Bystrica, Levice, Brezno, Rimavská Sobota, Kremnica, Kežmarok, Levoča, Spišská Nová Ves, Michalovce, Humenné, Mukačevo, Berehovo... ) Il a participé activement au cours pour les professeurs de lycée et pour les instituteurs organisés par l’Université. L’impact de son activité scientifique a donc été grand. [35]
On peut dire la même chose à propos des autres savants, par exemple le spécialiste de la langue et de la littérature russe V. J. Pogorelov ou le juriste J. Markov.
Il est intéressant de noter que plusieurs intellectuels russes, par exemple le philosophe N. O. Losskij, ont trouvé le refuge à Bratislava après l’occupation des pays tchèques par Hitler pendant toute la durée de la seconde guerre mondiale. Losskij est parti pour la France seulement en septembre 1945.[36]
L’émigration de Russie a été en général très bien reçue par les autorités et par la population slave de la République tchécoslovaque. Les transferts culturels réciproques ont été bien étudiés par les historiens tchèques et slovaques après 1989.[37]
Nous connaissons moins bien les relations entre les émigrés russes et l’université allemande de Prague, ainsi que l’interaction possible entre l’enseignement russe et l’enseignement hongrois par exemple en Ruthénie subcarpatique. De telles relations n’étaient pas simples et pas du tout évidentes. Nous savons, par exemple, que le soutien accordé par le gouvernement tchécoslovaque à l’émigration ukrainienne était à l’époque très mal vu par la Pologne et représentait une complication importante dans les relations entre les deux alliés de la France dans l’entre-deux-guerres [38]. La Pologne soutenait le courant russophile de l’émigration dans la Ruthénie  subcarpatique contre le courant ukrainien.[39] De l’autre côté le traité d’assistance entre la République tchécoslovaque et l’URSS et une certaine russophilie de la population slave de la République tchécoslovaque ont été perçus par la Pologne comme dangereuses.
Il serait donc possible de comprendre la première République tchécoslovaque comme le point d’intersection et le lieu de transferts politiques et culturels multiples et à plusieurs niveaux. Il nous reste à approfondir les recherches à ce sujet.  


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1. Pour plus de détails CHAMBERLAINOVÁ, Lesley: Parník filozofů. Lenin a vyhnání inteligence. Praha: Mladá fronta 2008. 
2. Russkije bežency. Problemy rasselenija, vozvraščenija na rodinu, ureguirovanija pravogo položenija.. 1920 – 1930-je gody. Ed. Z. S. BOČAROVA. Moskva 2004.  
3. NAZAROV, M.: Missija russkoj emigracii. Moskva 1994, p. 18. 
4.Dokumenty a materiály k dejinám československo-sovětských vztahů. T. 1. November 1917 – august 1922. Praha: Academia 1975, p. 383. 
5. CHINAYEVA, E.: Ruská emigrace v Československu: vývoj ruské pomocné akce. In: Slovanský přehled. 1993, no. 1, p. 18. 
6. Ruská pomocná akce
7. SLÁDEK, Zdeněk.: Ruská emigrace v Československu. In: Slovanský přehled. 1993, no. 1, p. 3. 
8. MASARYK, T. G. : Cesta demokracie. Soubor projevů za republiku. Sv. II. 1921-1923. Praha 1934,  p. 56-57. 
9. Archives du Ministère des Affaires étrangères, Prague (désormais AMZV). Fond II. Sekcia politická.k. 256.                                                                
10. Zemgor fut fondé le 17 mars 1921 et enregistré par Zemská politická správa v Praze – l’Administration politique du pays à Prague – le 30 avril 1921. Il fut dirigé en 1921d’abord  par  V. M. Zenzinov et après lui par V. J. Gurjevič, à partir de 1922 par I. N. Brunšvit. La direction de Zemgor fut de tendance SR – les adhérents  au parti politique des socialistes radicaux (essers) qui constituaient le groupe le plus influent (29 essers de 69 membres de direction dans sa totalité). L‘ Union de la renaissance des kazaks représentait le deuxième groupe le plus fort au sein de la direction. L’objectif de Zemgor était d’aider par tous les moyens tous les citoyens russes se trouvant sur le territoire de la République tchécoslovaque.     
11. Komitét pro zabezpečení studia ruských studentů.  Fondé le 1 octobre 1921 ensemble avec le Comité pour faciliter les études des étudiants ukrainiens en Tchécoslovaquie ; en 1926 les deux Comités ont fusionné et fonctionnaient ainsi jusqu’en 1930. A cette date commence la restriction de leurs activités qui ont pris fin définitivement en 1935, quand les Comités ont cessé d’exister.   
12. AMZV, fonds : II. sekcia – politická,  k. 187. Správa Komitétu pro zabezpečení studia ruských studentů. Leden 1935.   
13. AMZV, Fonds II. Sekcia – politická, k. 256a, k. 277a. 
14. AMZV, Fonds II. Sekcia – politická, k. 256a. 
15. SLÁDEK, Zdeněk: Ruská emigrace v Československu. In: Slovanský přehled , 1993, no 1, p. 3.; VEBER,V.a kol.:Ruská a ukrajinská emigrace v Československu v letech 1918–1945. Praha 1996, p.58.  
16. Selon les statistiques de Zemgor la plupart des émigrés (90 – 93 pour cent) étaient des travailleurs manuels, dont en agriculture 40 pour cent, dans l‘industrie et artisanat 20 pour cent. Les 30 pour cent qui restent faisaient part de  l’intelligentsia dans le pays d’origine, mais en émigration ils exerçaient le travail manuel pour plusieurs raisons. Seulement 7 – 10 pour cent d’émigrés travaillaient intellectuellement (artistes, savants, enseignants, étudiants, médecins ou ingénieurs. In : VEBER, V. A kol. : Ruská a ukrajinská emigrace v ČSR v letech 1918 – 1945. Praha 1966, p. 58 -59.   
17. ŠIMEČEK, Zdeněk: Ruští a ukrajinští slavisté v meziválečném Československu. In: Slovanský přehled , 1993,
no 1. VACEK, J.:  Interakce ruské a ukrajinské emigrace s československou vědou a kulturou v letech 1919 – 1945. In: VEBER, V. a kol. Ruská a ukrajinská emigrace v ČSR v letech 1918 – 1945. Zv. 2, Praha 1994, s. 1 – 40.  
18.  GONĚC, V. Ruská filozofická emigrace v Československu. In: Slovanský přehled , 1993, no 1. 
19.VACEK, J. Knihy a knihovny, archivy a muzea ruské emigrace v Praze v meziválečném období. In: Slovanský přehled, 1993, č. 1, p. 63-74.
20. PODHÁJECKÁ, T. Ruský periodický tisk vycházející v Praze v meziválečném období. In: Slovanský přehled,1993, no 1, p. 75-82.  
21. VACEK, J. Knihy a knihovny... op. cit., p. 63. 
22. AMZV, Fonds: II. sekcia – politická, k. 258.
23.VEBER, V.: Dni ruské kultury. In: VEBER, V. a kol. Ruská a ukrajinská emigrace v ČSR v letech 1918 – 1945. Zv. 2. Praha 1994, p. 90-93.  
24. MAGEROVSKIJ, L.: Ruská emigrace. In: Ročenka Československé republiky. Praha 1928, s. 364-367.
25. Sur les activités politiques de l’émigration russe dans la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres plus en détail TEJCHMANOVÁ, S.: Politická činnost ruské emigrace v Československu v letech 1920-1939. In: Slovanský přehled , 1991, no 4; VEBER, V.: Strana esserů v moderních ruských dějinách a v Praze. In: VEBER, V. a kol.: Ruská a ukrajinská emigrace v ČSR v letech 1918 – 1945. I. Praha 1993, s. 20-31.  
26. Les pensées fondamentales du mouvement smena vech ont été formulées par N. V. Ustrialov (1890-1938), journaliste et militant du parti des démocrates constitutionnels – kadet  après l’échec des tentatives de liquider le système bolchévik par la force des armes . Après la révolution N. V. Ustrialov a émigré en Chine, en 1935 il est rentré en URSS. C’est lui qui a lancé l’exigence de « changer les bornes » (smena vech) et a appelé le camp d’émigrer de changer et commencer à collaborer avec le pouvoir soviétique.       
27.VORÁČEK, Emil: Eurasijství v ruském politickém myšlení. Osudy jednoho porevolučních ideových směrů ruské meziválečné emigrace. Praha 2004. 
28. SÉRIOT, Patrick. Struktura a celek. Intelektuální počátky strukturalismu ve střední a východní Evropě. Praha: Academia 2002. Surtout le chapitre Eurasiánské hnutí, p. 37-80. Traduit de l‘original français publié par P.U.F en 1999.                                                        
29. FERENČUHOVÁ, Bohumila: Francúzsko a slovenská otázka 1789 – 1989. Bratislava: Veda 2008, p. 387-428.
30. FERENČUHOVÁ, Bohumila: Sovietske Rusko a Malá dohoda. K problematike medzinárodných vzťahov
v strednej Európe 1917 – 1924. Bratislava: Veda 1988. 
31. POĽAN, P. Emigracija: kto i kogda v XX veke pokidal Rossiju. In :http://www.demoscope.ru/weekly/2006/0251/analit01.php. 6. 11. 2008 
32. NAZAROV, M.: Missija russkoj emigracii. Moskva 1994, p. 61. 
33. SÉRIOT, P. op. cit., réf. 33.
34. SLÁDEK, Zdeněk: Ruská emigrace v Československu. In: Slovanský přehled, 1993, no 1. 
35. HARBUĽOVÁ, Ľubica: Ruská emigrácia a Slovensko. (Pôsobenie ruskej pooktóbrovej emigrácie na Slovensku v rokoch 1919-1939.)  Prešov: Filozofická fakulta Prešovskej univerzity 2001, p.94-115.                                                      
36. Ibid., p. 119-121.
37. Plus en détail l’ouvrage collectif récemment publié par HARBUĽOVÁ, Ľubica (ed.) : Migrácia obyvateľov východnej Európy na územie Slovenska a Čiech (prvá polovica 20. storočia). [Migration des habitants de ème l’Europe de l’Est sur le territoire de la Slovaquie et de la Bohême (première moitié du 20 siècle)] Prešov: Filozofická fakulta Prešovskej univerzity 2009, 308 p.  
38. LEWANDOWSKI, K.: Sprawa ukraińska w polityce zagraniczenej Czechoslowacji w latach 1918-1932. Wroclaw – Warszawa – Kraków – Gdańsk 1974.  
39. JARNECKI, Michal: Subcarpathian Rus: Polish Diplomatic Interest During the Interwar period. A Factor in the History of Local Irredentism. In: FERENČUHOVÁ, B. – GEORGET, J.-L. et al. Political and culturals Transfers between France, Germany and Central Europe (1840-1945); the Case of Slovakia. Hommage à Dominique Lassaigne. Bratislava : Veda 2010, p. 316-
 
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Aux sources de l’émigration russe blanche Gallipoli, Lemnos, Bizerte (1920-1921)

Nikolaj Georgievič Ross
Ed. des Syrtes , Paris
collection Mémoire de l'émigration blanche
Parution : novembre 2011


"Le 22 novembre 1920, deux vapeurs russes, le Kherson et le Rion, commencent à débarquer les premiers contingents de l’armée du général Wrangel évacuée de Crimée, dans le port de la petite ville de Gallipoli, à l’entrée de la mer de Marmara.
Cet épisode, à première vue insignifiant dans la perspective de la « grande histoire », fut, peut-être plus qu’aucun autre, l’événement fondateur des quatre-vingt-dix années d’existence des Russes blancs en exil. Environ cinquante mille personnes s’installent dans des camps de fortune sur l’île grecque de Lemnos, à Bizerte en Tunisie et dans la péninsule de Gallipoli. Toutes les couches sociales sont représentées, désormais unies dans le même dénuement.
Ces hommes ont un même rêve : le retour prochain au pays, les armes à la main. Mais ce retour se fait attendre et la vie s’organise dans la durée, avec les moyens du bord. A partir de 1921, et en raison de la pression internationale, les camps sont évacués et les hommes dispersés dans les Balkans. Ensuite d’autres pays, qui offrent de meilleures conditions de travail, les accueilleront. La France, manquant de main-d’oeuvre industrielle après la Grande Guerre, sera l’une de leurs principales destinations.
Fondé sur des sources peu connues en France et illustré d’un grand nombre de photos inédites, cet ouvrage présente de manière vivante le combat et l’exode fondateur de la Russie blanche. Il restitue ainsi la mémoire de ces hommes restés fidèles aux valeurs ancestrales de leur pays."
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Spécialiste de l’histoire russe, Nicolas Ross est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment :

Koutiepov (2016)
La Crimée blanche du Général Wrangel  (1920) (2014)
Saint-Alexandre-Nevski – centre spirituel de l’émigration russe  (2011)
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Nous reprenons ici un article publié sur le site de l'AAOMIR ( Association des Anciens Officiers de la Marine Impériale Russe).
Cet article concerne les 135 000 émigrés qui ont embarqué à Sébastopol en direction de la Turquie en novembre 1920.
Parmi ces derniers, nombre d'entre eux,  ayant choisi en mai 1921 de partir vers le Brésil à bord du vapeur RION, ont  été contraints de "jeter l'ancre" en Corse, où près de 300 d'entre eux ont fait souche.
 
12-16 novembre 1920 L’évacuation de Sébastopol

Article de Nikolaï Tcherkashyn
Extrait de la brochure de l’expédition maritime commémorative de Bizerte à Sébastopol.
Traduit du russe par Pierre de Saint Hippolyte
Avec l’aimable collaboration de René Marie et Marianne Rampelberg.
 
Wrangel avait annoncé qu’il ne quitterait pas la ville tant que le dernier soldat blessé n’aurait pas été évacué. En définitive, ce furent 135 000 personnes qui trouvèrent place à bord de 126 navires marchands et bâtiments de guerre. Parmi ces réfugiés, se trouvaient douze mille officiers, près de cinq mille soldats, quinze mille cosaques et dix mille élèves d’écoles militaires.
Jamais de toute son histoire, la Russie n’avait connu un exode aussi massif de son territoire.
Comme en signe d’adieu, Sébastopol apparaissait tout blanc au travers des volutes de fumée brune qui s’échappaient des cheminées des bâtiments de guerre et des transports. Jadis, ces bâtiments étaient partis vers Constantinople pour combattre. Aujourd’hui, le dreadnought « Général Alexeiev », le croiseur « Général Kornilov », les mouilleurs de mines d’escadre « Derzkiy », « Pylkiy » « Zharkiy » et « Zorkiy », des canonnières, des sous-marins, des brise-glaces, des docks flottants, des transports, des remorqueurs évacuaient, s’en allaient pour toujours. Il faut comprendre cela : La flotte quittait Sébastopol. L’âme quittait le corps. La Flotte de la Mer Noire partait pour le pays contre lequel elle avait été construite et qu’elle avait combattu pendant presque deux siècles. Elle ne partait pas glorieusement, mais au contraire pour l’exil, pour se mettre à l’abri. A l’étranger !
En novembre 1920, les marins, les cosaques, les restes de l’Armée Russe ne se sont pas enfuis de Crimée, ils ont battu en retraite. Ils se sont retirés, comme disaient leurs grands-pères, avec leurs états-majors de combat, leurs armes et leurs drapeaux.
La retraite s’est effectuée sans hâte, par les routes, avec la sympathie des habitants. Il n’y pas eu de pillage, car ce n’était pas des bandes d’une armée en déroute qui marchaient, mais des unités constituées. L’ordre donné par le Commandant en Chef d’évacuer la Crimée surprit les troupes en campagne et fut interprété de diverses façons. Certains comprirent qu’en raison des moyens limités, il fallait limiter le nombre de personnes à évacuer, et qu’il était proposé à tous ceux qui ne se sentaient pas directement menacés par l’arrivée au pouvoir des révolutionnaires, de rester en Crimée. Les soldats qui quittaient ainsi leur unité pleuraient en se séparant de leurs camarades de combat. On leur donna, ainsi qu’aux prisonniers rouges trois jours de vivres. D’autres unités au contraire, prenaient en chemin dans leurs rangs tous ceux qui souhaitaient évacuer. L’effectif de la cavalerie, par exemple, doubla pendant la retraite. Toutes les unités de valeur retraitèrent au complet.
Pendant ce temps, l’on procédait dans les villes de Crimée à des regroupements accélérés. Il n’y avait pas de panique, car la population autochtone avait beaucoup de sympathie pour l’Armée, et ceux qui partaient étaient convaincus qu’il y aurait place pour tous à bord des bateaux. Lorsque le 12 novembre la compagnie de l’école Alexeievskiy aborda la perspective Ekaterininskiy en chantant fièrement et joliment la vieille chanson étudiante « Les champs de notre mère Patrie nous ont nourris et abreuvés » la foule qui encombrait la rue s’est mise à pleurer, et s’est mise distribuer aux élèves officiers des cigarettes et du chocolat.
L’état-major du commandant en chef avait réparti les moyens navals et les transports entre les ports, et confié aux écoles militaires le maintien de l’ordre sur les lieux d’embarquement : à Sébastopol, c’étaient les écoles Alexeievskiy, l’école d’artillerie Serguievskiy et Ataman du Don. A Feodossia, l’école Constantin, et à Kertch l’école Kornilov.
Les villes étaient prises d’une animation et d’un mouvement inhabituels. Une foule de gens avec des baluchons, des valises, des paquets et des affaires marchaient ou allaient en fiacre, en chariot ou en automobile. Sur le quai, on procédait à l’embarquement des unités, des états-majors et des civils.
Le commandant de la Flotte de la Mer Noire était l’amiral Kedrov. Par la suite, il raconta :
" Nous avons eu une foule de difficultés qui paraissaient parfois insurmontables. Nous recevions de nombreux rapports comme quoi les machines refusaient de tourner, les ancres étaient bloquées, ou encore que le bateau allait s’échouer dur le fond s’il devait embarquer un seul passager supplémentaire. Certains bateaux quittaient le quai alors qu’ils n’étaient qu’à moitié chargés…
Il ne vint à l’esprit de personne que, comme on s’en rendit compte au fur et à mesure, il y aurait à embarquer non pas 35 000, mais plus de 100 000 passagers, c’est à dire qu’il allait falloir charger les bateaux jusqu’à ce qu’il n’y ait plus du tout de place. Malgré l’annonce faite par le commandant en chef que nous allions vers l’inconnu, personne ne voulait rester. Il fallut envoyer partout officiers de marine munis de pouvoirs dictatoriaux, armés de revolvers, de menaces et de paroles paternelles, après quoi tout est rentré plus ou moins dans l’ordre : les machines acceptèrent de tourner, les ancres de se débloquer, les navires ne menacèrent plus de s’échouer et tous ceux qui désiraient être évacués furent acceptés à bord.
Dans l’après-midi du 12 novembre, on embarqua les derniers passagers arrivés par le train, notamment par celui du commandant de la première armée, le lieutenant-général Koutiepov. Dans le même temps une délégation des braves régiments du premier corps commandé par le général Manstein se présenta à l’hôtel Kist, où résidait le commandant en chef, pour lui confier leurs drapeaux. La chambre du général commandant en chef était déjà pleine de valises.
Le général Wrangel était pâle comme un linge, habillé d’une tcherkesse noire. Il dit aux officiers rassemblés :
« Je regrette de ne pouvoir faire cette déclaration devant tout le monde. Je vous demande de rapporter mes paroles à tous. Maintenant, je suis convaincu que les Etats-Unis et l’Europe nous ont trahis. Les résultats parlent d’eux-mêmes. Je dispose de si peu de navires que je crains de ne pouvoir même pas y embarquer tous les restes de cette belle armée qui s’approche de Sébastopol en se vidant de son sang. Où nous allons, je ne le sais pas, car je n’ai reçu aucune réponse aux demandes que j’ai envoyées pendant deux jours depuis la catastrophe de Ioushinsk. Nous avons du charbon, nous prenons la mer. Je continue à négocier à la radio, et je pense que ces négociations finiront par aboutir.
Quel sera notre port d’arrivée, je ne le sais pas, mais où que ce soit, je vous demande de transmettre à toutes les unités que tous doivent conserver ordre et discipline, et ce qui est le plus important, respect mutuel. Car je ne puis parler en votre nom que si je suis convaincu que là-bas nous resterons tels que nous sommes, croyant fermement à nos idées, et que ce n’est pas à nous qu’incombe la responsabilité de notre catastrophe. »
Le même jour, vers le soir, le commandant de la première armée prit un certain nombre de mesures énergiques pour assurer la sécurité et permettre l’embarquement des unités de son armée qui approchaient de Sébastopol. Jusque tard dans la nuit, accompagné de son aide de camp, il parcourut en automobile la périphérie et les faubourgs de la ville, se rendit à la gare et parcourut à pied une grande distance le long de la voie de chemin de fer pour s’assurer qu’aucune menace ne pesait sur ses troupes.
Au matin du 13, l’arrière garde de la première armée rentra dans la ville. Dans le port régnait une grande animation : sirènes, sifflets, cris de milliers de voix et sifflement de vapeur. D’énormes transports couverts de monde s’approchaient, s’inclinaient en virant et s’éloignaient. Des embarcations, des remorqueurs allaient et venaient au milieu des cris et du brouhaha. Le ciel était couvert de gros nuages et il soufflait un vent froid d’automne. En rade, déjà chargés, se tenaient le « Rion » à trois cheminée, le suédois « Modik », et le croiseur français « Waldeck-Rousseau ». La ville se vidait. Des armes et des munitions étaient distribuées aux représentants de l’administration locale et aux ouvriers à qui l’on transmettait la responsabilité du maintien de l’ordre. Sur la perspective Ekaterinskiy étaient stationnés de nombreux chars et véhicules blindés. La nuit tombait déjà lorsqu’on vit apparaître une foule nombreuse sur la perspective Nakhimov. En tête marchait le général Wrangel. C’était la population de Sébastopol qui accompagnait ce chef populaire. Wrangel s’approcha de la garde d’honneur de l’école Atamanskiy qu’on venait de relever et dit : « Je suis heureux de vous voir aussi fermes et braves que vous l’étiez à Novorossiysk et partout dans la mère patrie. Merci pour l’ordre que vous avez su maintenir et pour votre fermeté d’âme. Nous partons pour l’inconnu. Ce qui nous attend, je n’en sais rien. Soyez prêts à beaucoup souffrir et à être dépouillés. Sachez que le sauvetage de la Russie est entre nos mains. »
La nuit du 13 au 14 et la matinée du 14 furent complètement calmes à Sébastopol. Des patrouilles d’élèves-officiers parcouraient la ville. Presque tous les bateaux étaient partis. Il ne restait sur la rade que le croiseur « Kornilov » et le « Chersonèse » . Dans l’après-midi, les postes de garde et les patrouilles commencèrent à se rapprocher du quai du Comte. Vers deux heures arriva le général Wrangel. Il passa en revue la garde et les rangs des élèves-officiers de l’école Sergueievskiy qui avaient tenu les postes de garde et les remercia pour les services rendus. Puis il ôta sa casquette du régiment Kornilov, se signa, s’inclina profondément devant sa terre natale et monta dans son embarcation qui prit la direction du « Kornilov ». Les élèves officiers embarquèrent après lui sur le « Chersonèse ». Le général Stogov, commandant la défense de la région de Sébastopol embarqua le dernier. Il s’arrêta, fit le signe de la croix et se mit à pleurer. Sur les berges la foule pleurait et bénissait les partants. Il était à peu près quinze heures.
Vers seize heures quarante cinq, un mouilleur de mines anglais transmit par radio que les bolchéviques entraient dans la ville.
Le bateaux passèrent la nuit mouillés à l’extérieur de la rade. L’embarquement fut achevé le 15 novembre. Le général Wrangel était encore sur le quai. Le bateau avait déjà sifflé deux fois, mais il manquait encore trois personnes envoyées en ville. Ils arrivent enfin. Troisième coup de sifflet. A bord du croiseur Kornilov, le général Wrangel remonte la file des bâtiments pour leur souhaiter bonne route, ôte sa casquette et s’incline devant sa terre natale. A bord des bateaux, les foules étaient tête nue et avaient les larmes aux yeux. Pour eux qui s’étaient battus pour la défendre, il n’y avait plus de place dans leur pays. Ils s’en allaient vers l’inconnu, loin des leurs et de leur patrie déshonorée.
C’est ainsi qu’a commencé l’exode de l’Armée Russe.
Selon les chiffres de l’état major du commandant en chef, ce sont cent trente cinq mille personnes qui ont quitté la Crimée sur tous les moyens de transports et les bâtiment de guerre qui pouvaient naviguer par eux-mêmes ou en remorque : cent vingt six bâtiments en tout. Parmi les passagers, soixante dix mille combattants, embarqués avec leurs armes légères et leurs mitrailleuses (à l’exception de ceux qui, à Sébastopol, avaient embarqué sur les navires français Segot et Siam, qui avaient été désarmés). Ces dizaines de milliers d’hommes, c’étaient surtout les élèves des écoles militaires, les unités les plus fermes de l’arrière-garde qui avaient embarqué en presque totalité, les unités combattantes du premier corps d’armée et de la cavalerie, les unités cosaques et les états-majors. Enfin, en grand nombre, les échelons arrières, militaires et administratifs.
Les patrouilles d’élèves officiers embarquèrent le 16 novembre, alors que le soleil d’automne brillait déjà de puis longtemps, et alors les bolchéviques prirent possession du dernier petit lopin de terre de Crimée. Les bateaux étaient surchargés de monde, car il avait fallu embarquer tout ceux qui se présentaient. On espérait, une fois en mer, pouvoir transférer une bonne partie des passagers sur le paquebot « Rostislav » qui était en mer d’Azov, mais il se révéla qu’il s’était échoué et ne put pas en sortir, si bien que l’entassement sur les bateaux resta ce qu’il était.
Avant l’évacuation, le général Wrangel avait pris soin d’interdire tout sabotage ou destruction volontaire de biens qui restaient en Crimée. Cette consigne était dictée non seulement par la volonté de conserver ces biens pour les Russes qui restaient dans la Patrie, mais aussi dans l’espoir de protéger tous ceux qui n’avaient pas pu ou pas voulu évacuer avec l’armée blanche et la flotte de possibles représailles. Hélas, cela ne les sauva pas d’une justice sommaire.
La situation des émigrants n’était pas enviable, mais le sort de ceux qui restèrent en Crimée et à Sébastopol se révéla encore plus amer. Qui pouvait être sûr de l’avenir de ceux qui étaient restés ? se demandait dans ses souvenirs Anastasia Shirinsky.
Frounze avait promis l’amnistie, mais Trotski autorisa ses troupes pendant quatorze jours à se faire justice des ennemis du peuple et à piller leurs maisons.
Le communiste hongrois Bela Koun commit tant d’atrocités que Trotski lui-même fut obligé de le destituer. Dès le 29 novembre 1920, les « Nouvelles du comité provisoire révolutionnaire de Sébastopol » publiaient une liste de personnes fusillées. Leur nombre était de 1634, dont 278 femmes. Le 30 novembre, le journal publiait une seconde liste de 1202 fusillés, dont 88 femmes. Rien que pendant la première semaine d’occupation de l’armée rouge, 8000 personnes furent fusillées à Sébastopol. Deux personnages en vue du parti bolchévique dirigeaient ces exécutions de masse : Bela Koun et Rosalia Zemliatchka. Les jugements se déroulaient selon le concept de l’appartenance à une classe. L’un des chefs de la Tcheka, Martyn Ltsis ouvrait ainsi son cœur : « Nous ne faisons pas la guerre à des individus, nous exterminons la bourgeoisie en tant que classe. Ne cherchez pas dans votre enquête des indications ou des preuves des actes ou des paroles antisoviétiques de l’accusé. La première question que vous devez lui poser est : quelle est son origine, son éducation, ses études, sa profession. Ce sont les réponse à ces questions qui doivent régler le sort de l’accusé. »
Mais ces victimes étaient peu de choses pour les vainqueurs. Ils tentèrent aussi de faire revenir de l’étranger ceux qui étaient partis avec Wrangel. Le 5 avril 1921, le gouvernement soviétique publia son appel dans lequel il soulignait :
« La plupart des réfugiés est constituée de cosaques, de paysans mobilisés et de petits employés. A tous ceux-là, le retour en Russie n’est plus interdit. Ils peuvent revenir, il leur sera pardonné, et après leur retour en Russie ils ne risqueront pas de représailles. »
Le même jour, au cours d’une réunion à huis clos du politburo du comité central du RKPB(b) fut prise une décision secrète. Sur « l’interdiction d’accueillir des subordonnés de Wrangel en République Socialiste de la Fédération des Soviets de Russie ». L’application de cette directive fut confiée à Felix Dzerzhinskiy, et aux « organes » qu’il dirigeait, la Vetcheka. Les fusillades reprirent de plus belle. ..
En 1995 l’organisation de défense des droits de l’homme « Union des marins de Sebastopol », dirigée par le sous-marinier de réserve Wladimir Stephanovskiy, déposa une plaque à l’emplacement où avaient été pratiquées ces exécutions de masse sommaires, à proximité de la propriété Maximova.



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Un ouvrage dont le moins que l'on puisse dire est qu'il est incontournable :

 
LES RUSSES BLANCS

Alexandre Jevakhoff

1.  
http://www.a-lire.info/histoire/russes_blancs.html


Les Russes blancs, d'Alexandre Jevakhoff,  revient avec des documents d’archives sur l’épopée du million et demi de Russes contraints de fuir leur pays, après la révolution de 1917,pour échapper à la guerre civile et aux exactions communistes.
L’auteur, un haut fonctionnaire, inspecteur général des Finances, déjà auteur d’une biographie de Atatürk, a fait là un remarquable travail d’historien. Le livre qui fait plus de 600 pages dans la collection Texto de Tallandier s’appuie sur de nombreuses archives privées comme celles de la famille Sokolov ou des mémoires de l’époque qui n’avaient jamais été publiées. L’auteur a également exploité, entre autres sources, les archives officielles françaises, ainsi que le fonds des archives gouvernementales russes.
Tout ceci pour dire que Les russes blancs est un travail qui n’a rien de commun avec les pseudo livres d'histoire que l’on voit éditer çà et là et qui se contentent de s’appuyer sur des documents de seconde main, sans jamais recourir aux sources. On trouvera dans cet ouvrage, aussi bien le récit détaillé des dernières convulsions qui ont conduit au massacre de la famille impériale et à la prise du pouvoir par les criminels bolchéviques, qu’une narration vivante et documentée de l’exode et de l’installation de l’émigration russe à l’étranger sans oublier les efforts vains des armées "blanches" pour lutter contre les Bolchéviques.

2. 
http://www.franceinter.fr/emission-la-marche-de-l-histoire-annees-20-les-immigres-russes-en-france

l'émission du mardi 11 février 2014
Années 20, les immigrés russes en France

Mi-1919, les armées russes blanches peuvent encore espérer renverser le régime bolchevique. Mais l'hiver 1919-1920 s'avère désastreux pour elles. Ioudénitch est repoussé au Nord, Koltchak, au centre, est exécuté et Denikine contraint de quitter la Crimée.
C'est, comme lui, par le Sud que fuient beaucoup des Russes qui ne veulent pas tomber entre les mains du nouveau pouvoir. Au total, le nombre des réfugiés dans différents pays d'Europe aurait atteint le million et demi de personnes. C'est autour d'eux que s'organisa la première réflexion internationale sur l'asile.
Une petite centaine de milliers se fixa dans notre pays, directivement ou progressivement, souvent après un séjour en Allemagne. La France a, depuis, cultivé une mythologie pittoresque des Russes blancs: les princes et les grandes duchesses désargentés, les chauffeurs de taxi, les mannequins chez Chanel etc.. Est moins connue la géographie réelle de cette immigration, déterminée par les offres d'emplois industriels. Est oublié son double idéal: elle cultivait les traditions de la Russie de toujours mais elle espérait contribuer à la Russie nouvelle à refaire. En tout cas, son horizon n'était pas la France d'abord. C'est un cas tout à fait original d'immigration qui, cherchant toute autre chose que l'intégration,vit néanmoins en bonne intelligence avec le pays d'accueil.

 

invité: Alexandre Jevakhoff

 
Alexandre Jevakhoff, né le 21 aout 1952, diplômé de HEC et de l'IEP Paris, ancien élève de l'ENA (promotion Droits-de-l'Homme), a débuté en 1981, comme inspecteur des finances. En 1988, il est directeur adjoint du cabinet de Maurice Faure, ministre de l'Equipement et du Logement, puis intègre, en 1990, TF1 Entreprises au poste de secrétaire général.
Il rejoint le ministère de l'Intérieur en qualité de directeur de la programmation, des affaires financières et immobilières au ministère de l’Intérieur (1993-1999) puis de 1999 à 200, il est directeur général du groupe Aura-Engeu (Vendôme Rome).
A partir de 2002, Alexandre Jehakoff devient conseiller pour les affaires économiques, puis directeur adjoint du cabinet de Michèle Alliot-Marie au ministère de la Défense. De juillet à octobre 2013, il a été directeur général du Groupe des Industries Métallurgiques de la région parisienne (GIM) principale chambre syndicale territoriale de l’Union des Industries et Métiers de la Métallurgie (UIMM).
Spécialiste de la Turquie contemporaine, Alexandre Jehakoff a été Président du Comité France-Turquie de 2000 à 2002, il est également Président du Cercle de la Marine impériale russe et membre de l'Union de la noblesse russe. Il est chevalier de l'ordre national du mérite depuis 1995 et officier de la Légion d'honneur depuis 2012
Bibliographie sélective /
- Les Russes blancs, Tallandier, 2007, rééd. 2011, 2013
- Kemal Atatürk : les chemins de l'occident, Taillandier, 1989 , rééd  2004


3.
http://www.lefigaro.fr/livres/2008/01/17/03005-20080117ARTFIG00006-le-livre-noir-des-russes-blancs-.php

 
Les Russes blancs d'Alexandre Jevakhoff

"Le livre noir des Russes blancs"
Par Jacques de Saint Victor. Publié le 17/01/2008

Cette passionnante épopée décrit les illusions, la tristesse et les espoirs des émigrés qui ont fui la terreur communiste.
Voilà quatre-vingt-dix ans, les Russes qui fréquentaient la Côte d'Azur n'avaient pas la réputation de leurs homologues contemporains. En cet été 1918, la police française s'inquiète pourtant dans une note inédite de la présence de ces «Russes sur la Riviera». Mais, à l'époque, ces derniers n'ont rien de la splendeur frelatée de nos actuels «émirs venus du froid». Ce sont les plus beaux noms de l'armorial russe, mais ces aristocrates désespérés débarquent en France dans les conditions les plus rocambolesques, fuyant la terrible révolution de 1917. Lénine a annoncé la couleur: «La lutte des classes a toujours et partout pris la forme de la guerre civile et la guerre civile est impossible sans les plus affreuses destructions.»
Ceux qu'on appellera les «Russes blancs» appartiennent à ces victimes ignorées de l'histoire, à celles qui n'inspirent ni pitié ni intérêt parce que l'esprit rapide ou jaloux se dit qu'elles ont probablement mérité leur sort… Ces vieilles classes ne bénéficient pas de la sympathie qu'en cette époque «compassionnelle» on accorde en général à ceux qui ont souffert. Contraints de fuir les tortures et les exactions communistes, les Russes blancs sont délaissés par l'histoire officielle. Qui connaît l'armée du général Denikine, valeureux adversaire de la nouvelle puissance bolchevique? Qui se souvient de ces familles plongées brutalement dans le désespoir? C'est à peine si on garde encore le souvenir en France de ces princes aux noms si complexes, aux allures baroques et à la langue impossible, qui se sont transformés en chauffeurs de taxi ou en gardiens de phare.
C'est le grand mérite du livre d'Alexandre Jevakhoff, descendant de ces Russes blancs, d'avoir su retracer, tout à la fois avec neutralité et une grande sensibilité, cette double tragédie humaine. Bien que n'étant pas historien de profession, ce haut fonctionnaire réussit avec un brio très sûr à nous plonger dans cette tragédie complexe et son histoire se lit comme une monumentale monographie à l'américaine, avec du souffle, de multiples sources d'information. Il possède un vrai sens de la dramaturgie historique. C'est du Shirer sur la chute de la IIIe République.
L'auteur est aidé par son sujet, ce qui n'entame en rien son mérite. Les Russes blancs partagent le sort des émigrés français de 1792. Les rapprochements sont flagrants entre ces deux aristocraties qui ont joué les apprentis sorciers de la révolution. Voilà d'ailleurs un trait important qui mérite d'être médité. On le retrouve aussi dans la Chine de 1911 : pour qu'une révolution puisse réussir, il faut qu'elle ait été au départ portée par la prérévolution aristocratique *. Il est donc essentiel d'examiner l'irresponsabilité et la superficialité de ses élites. En Russie, il semble que ces dernières l'aient été autant, sinon plus, qu'en France. Jusqu'à l'hiver 1918-1919, la plupart des Russes fidèles à l'ancien tsar sont convaincus que le nouveau pouvoir révolutionnaire de 1917 va s'effondrer. À Imatra où se sont réfugiés de nombreux Russes blancs, la bêtise règne en maître, comme à Coblence. Un prince affirme : «De conviction, je suis social-révolutionnaire, bien que je n'aie pas encore véritablement pris connaissance du programme» (sic). En 1918, il faut dire que Lénine pensait avoir «raté son coup». Il se rassurait d'avoir tenu plus longtemps que la Commune de Paris, la grande référence des bolcheviks. Ensuite, après la défaite de l'Allemagne, tout dérape et à l'illusion succède la panique.
Un constat désespéré
L'auteur excelle à nous relater ces nombreux épisodes de la fuite de Russie, ces drames, misères, courages et lâchetés aussi (comme cette jeune princesse Golitsine refusant une place à sa mère sur la charrette qui lui sert de refuge…) qui ont marqué cette tragique épopée des Russes blancs. Ces derniers finissent par s'échouer aux quatre coins du monde, à Paris, la ville de cœur, à Berlin, à Istanbul ou en Chine. Alors commence une longue traversée du désert qui n'a pris fin qu'avec la chute du Mur. Beaucoup n'auront pas la chance de voir ce basculement de l'histoire. Ils resteront, comme la princesse de Sayn-Wittgenstein, sur un constat désespéré: «Le présent est laid, le futur se dessine en couleurs sombres, seul le passé se montre comme un beau rêve.» L'auteur de cette passionnante épopée sait comment nous faire partager les illusions, la tristesse et les espoirs de ces Russes blancs si méconnus. […]


4.
Alexandre Jevakhoff est également l'auteur de l'ouvrage :
LE ROMAN DES RUSSES A PARIS
Éditeur : LES EDITIONS DU ROCHER (2014)

Les Russes sont particulièrement présents dans l'histoire de Paris qui a toujours représentée une ville unique pour les Russes.
Interrogez un Parisien ' ou même un Français ' sur les Russes à Paris, il répondra bistrot, pont Alexandre-III, cathédrale orthodoxe, boîtes de nuit et chauffeurs de taxi, Ballets russes, Chaliapine' Le Roman des Russes à Paris traite naturellement de tous ces sujets, en les complétant, d'Anne de Kiev au camp de Beauregard où les soviétiques, après 1945, internaient les Russes blancs qu'ils voulaient renvoyer en URSS. Sur un ton à la fois documenté et accessible, l'auteur, lui-même petits-fils de quatre Russes blancs et né à Paris, raconte cette chronique de scènes souvent inédites et de dialogues réels ou dignes de l'être.



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L’exil russe. La fabrique du réfugié apatride (1920-1939)

Catherine GOUSSEFF,

Notes de lecture
Bénédicte Michalon
p. 177-180
Référence(s) :
Catherine GOUSSEFF, L’exil russe. La fabrique du réfugié apatride (1920-1939), Paris, CNRS Éditions, 2008, 335 p., ISBN : 978-2-271-06621-3.

1. L’exil russe de Catherine Gousseff est un ouvrage incontournable pour qui s’intéresse aux migrations russes et à leur histoire. Comme le sous-titre l’indique, c’est également une référence pour la connaissance du droit d’asile et du statut de réfugié. Au travers d’une histoire sociale de l’immigration russe en France pendant l’entre-deux guerres, Catherine Gousseff déplace le regard historiographique, venu bien souvent « de l’intérieur ». Elle revisite de nombreux mythes qui prévalent sur cette immigration et livre quantité d’informations inédites. Ce faisant, l’auteure inscrit l’exil des Russes dans l’histoire française et européenne des migrations et nous livre une analyse de l’émergence de la question des réfugiés sur la scène internationale et de son institutionnalisation par les États européens. C’est finalement le rôle central joué par ces émigrés dans l’élaboration et la mise en œuvre d’une rationalité gestionnaire de l’exil et de l’asile qui est mis en lumière.
2. Les parcours des émigrants sont d’abord appréhendés à l’échelle de leur dispersion, celle de l’Europe et des fins d’empires des lendemains de la Première Guerre mondiale. L’ouvrage restitue la diversité des trajectoires sociales, géographiques et politiques, et tord ainsi le cou à de nombreux stéréotypes sur ce flux. Les émigrés de l’entre-deux guerres appartenaient en effet aux classes les plus diverses de la société russe et constituaient un ensemble hétérogène. Les anciens militaires de l’armée tsariste sont les plus connus d’entre eux ; ils étaient néanmoins accompagnés de représentants de l’élite administrative de l’empire, de notables urbains et de membres de ce que l’auteure qualifie de « nouvelles classes moyennes ». Les immigrants de milieux plus défavorisés, venus de la paysannerie principalement, représentaient le tiers des arrivants. C’est donc une société complexe qui a immigré. Les réfugiés provenaient des régions occidentales de la Russie : 60 % d’entre eux étaient originaires du Sud, des villes d’Ukraine et des provinces cosaques. Un cinquième venait du nord de la Russie, et plus particulièrement des capitales. Les zones marquées par les conflits armés étaient donc les principales pourvoyeuses d’exilés, ce qui témoignait du rôle joué par la guerre dans les motivations de l’émigration. De manière plus générale, le départ des Russes a été le premier des déplacements massifs de population consécutifs au redécoupage des frontières de l’après-guerre. Catherine Gousseff analyse dans le détail les parcours migratoires : les émigrants sont principalement sortis par le sud de la Russie et le Bosphore et sont parvenus en France par voie maritime. Deux voies continentales ont aussi existé, l’une par la Pologne, l’autre par le Bosphore et les Balkans. La présence simultanée, dans ces pays, de réfugiés et de résidents russes restés sur place après la modification de certains tracés frontaliers et, de façon parallèle, les mouvements d’aller et retour entre les États d’accueil et la Russie puis l’Union soviétique (fuite, expulsions, départs liés à la famine de 1921, retours en URSS) ont complexifié la donne et rendu les décomptes des émigrants difficiles. Alors que leur nombre était évalué selon les sources entre 700 000 et 2 millions de personnes pour l’Europe, l’auteure avance qu’ils ont été près de 80 000 à rejoindre la France au début des années 1920 (et non 400 000, comme cela était fréquemment défendu).
3. Le caractère massif de cette émigration a entraîné une forte mobilisation des États européens. La création en 1920 du Bureau d’information et d’enregistrement des réfugiés russes, puis en 1921 du Haut Commissariat aux réfugiés russes a marqué le début d’une prise en charge rationalisée des exilés. Au tout début des années 1920, le Haut Commissariat défendait aussi une politique d’aide au retour en URSS, rendue possible par la reconnaissance internationale de l’Union en 1922-1924 et soutenue par le gouvernement soviétique lui-même. Mais cette politique a été abandonnée au bout de quelques années ; elle avait été reçue de façon mitigée par les exilés, qui y voyaient un mode de reconnaissance explicite de l’État soviétique dont beaucoup d’entre eux souhaitaient, en réalité, la disparition. L’ouvrage démontre donc que les premiers pas de la catégorisation juridique, de l’institutionnalisation et de la gestion internationale du réfugié découlent du dispositif d’accueil des exilés russes au début des années 1920.
4. La France s’est particulièrement impliquée dans la défense et l’encadrement de ce mouvement migratoire. Cela contribue à expliquer l’ampleur de l’immigration russe sur le territoire français, dont l’analyse fait l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage. L’auteure lève le voile sur les raisons de cet engagement et sur les répercussions qu’il a eues sur l’installation des réfugiés dans le pays. Sous couvert de la tradition d’accueil républicaine, deux logiques bien distinctes l’une de l’autre ont en réalité motivé l’ouverture des autorités françaises à l’immigration russe : la volonté d’accueillir les émigrés anti-bolchéviques et ainsi d’affirmer l’opposition du gouvernement français au régime soviétique d’une part ; la nécessité de répondre aux besoins en main-d’œuvre de l’économie française de l’après-guerre d’autre part.
5. L’immigration russe des années 1920 et 1930 ne peut se comprendre qu’en étant réintégrée dans l’ensemble des migrations qui touchaient alors la France, et c’est un des apports importants de la recherche de Catherine Gousseff. Au cours de ces deux décennies, l’évolution de l’immigration russe a été tout à fait similaire à celle de l’ensemble des arrivées dans le pays, avec des entrées relativement faibles entre 1918 et 1922, un pic très net entre 1923 et 1926, un dernier regain entre 1928 et 1930, et un ralentissement au cours des années suivantes. Cette courbe irrégulière traduit le traitement évolutif de l’asile par les dirigeants français. Lorsque l’économie nationale avait besoin de main-d’œuvre, les autorités attribuaient le titre de réfugié à tous les immigrants russes, y compris quand ceux-ci réémigraient des Balkans ou de Pologne du fait des difficultés économiques qu’ils y rencontraient. En revanche, lorsque le marché de l’emploi ralentissait, le gouvernement français soumettait l’asile aux mêmes restrictions que les entrées de main-d’œuvre. Les Russes, apatrides (en 1921 l’URSS a déchu les émigrés de leur nationalité), n’ont pas bénéficié d’un traitement particulier ; ils n’ont pas été protégés contre les expulsions et ont été soumis aux mêmes législations que les autres travailleurs étrangers. De façon plus précise, bon nombre des réfugiés ont été sélectionnés et accueillis selon les mêmes modalités que les autres catégories d’immigrants : l’arrivée des réfugiés russes faisait partie intégrante d’une politique générale d’immigration en France.
6. L’originalité du traitement institutionnel de cette migration repose dans une combinaison inédite de l'asile et du recrutement de main-d’œuvre, exposée de façon détaillée. Les Russes ont fait l’objet d’une politique de recrutement et de placement qui répondait aux nécessités économiques du pays et qui a servi à l’État français pour canaliser l’accueil des réfugiés – tout comme les entrées d’autres populations étrangères. En collaboration avec le Bureau International du Travail, des organismes de recrutement privés et des organisations de défense des émigrés russes, l’État a procédé à une sélection des exilés, à leur répartition dans certains secteurs d’activité et à leur diffusion sur le territoire national.
7. L’ouvrage aborde l’un après l’autre ces aspects de la vie des Russes en exil. Leur forte présence à Paris notamment fait partie des images qui occultent d’autres facettes de leur histoire en France. Ils connaissaient, certes une concentration dans la capitale supérieure à celle d’autres populations étrangères, certes ils se regroupaient dans quelques quartiers parisiens et dans certaines activités (industrie automobile, taxis, artisanat, professions libérales), ce qui leur conférait une visibilité indéniable, cependant la politique de main-d’œuvre de l’État français a amené une partie importante d’entre eux en province ; l’analyse de ces « trajectoires méconnues » est l’un des aspects les plus novateurs de la recherche de Catherine Gousseff. Elle démontre qu’ils ont été dispersés sur l’ensemble du territoire, davantage que d’autres populations étrangères, et ont été particulièrement présents dans quelques régions industrielles. À la différence de mouvements de travailleurs antérieurs, les Russes se sont dirigés vers la Moselle, le Loiret, le Rhône, des régions industrielles « jeunes » développées après la guerre. Ils y sont arrivés en même temps que d’autres travailleurs et se sont concentrés autour de leurs bassins d’emploi. Cette organisation géographique calée sur la carte industrielle témoignait de leur forte assimilation à l’ensemble de la population étrangère : ils ont suivi les mêmes trajectoires que les autres immigrants placés. Il faut néanmoins mentionner deux exceptions. La Côte d’Azur, deuxième région d’installation, répondait à des logiques différentes, plus autonomes, transitoires et saisonnières. Enfin, les Russes ont été placés dans les campagnes de l’Ouest et du Sud-Ouest. Ils ont été installés comme métayers de manière à ce qu’ils se fixent dans leurs régions d’installation (Gers, Haute-Garonne, Lot-et-Garonne). Lorsqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale de nombreux Russes ont quitté les régions industrielles fortement affectées par le chômage, les implantations agricoles ont à l’inverse exercé une attractivité nette sur les travailleurs. Le dispositif de placement agricole résultait d’une collaboration étroite entre les pouvoirs publics, le BIT et le Zemgor (organisme issu des administrations locales de l’empire russe et animé par d’anciens administrateurs en exil), chargé de sélectionner des émigrés dans les Balkans et en Europe centrale. Si cette politique de placement agricole destinée aux Russes était marginale, elle se caractérisait par son originalité ; elle n’a laissé que peu de traces et est restée méconnue jusqu’à ce que Catherine Gousseff s’en empare.
8. Le système a fonctionné grâce à la très forte implication des représentants de l’émigration dans le placement des co-nationaux, autre singularité de l’immigration russe. La mobilisation de l’élite russe en exil est au cœur de la troisième partie de l’ouvrage, qui revisite l’histoire de l’asile politique et de la construction de la catégorie juridique du « réfugié ». L’émigration massive de Russes pendant les années 1920 a en effet provoqué la première grande concertation internationale sur l’asile. Du côté russe, la Commission des juristes russes et arméniens a été la première à s’impliquer. En 1924, l’Office central des réfugiés russes est devenu responsable de l’octroi du statut de réfugié aux exilés. Le Comité d’Émigration, également fondé en 1924 pour défendre les intérêts des Russes, rassemblait les associations communautaires et était chargé d’y coordonner les négociations. Le Zemgor a été créé en 1921 à la demande du gouvernement français pour prendre en charge l’assistance sociale aux réfugiés. Ces différentes institutions communautaires étaient des lieux de débats et d’expression de points de vue divergents, mais elles se rejoignaient dans la volonté d’œuvrer pour que les exilés obtiennent un statut de réfugié, pour qu’ils soient considérés dans leurs droits. Les anciens serviteurs de l’empire russe s’y sont investis, au bénéfice de l’ensemble de la communauté ; c’est là un des caractères exceptionnels de cette immigration, que l’ouvrage de Catherine Gousseffmet très clairement en lumière.
9. L’élaboration du statut de réfugié a pris une dizaine d’années. La définition du statut est passée par l’établissement d’un certificat d’identité par la Société des Nations en 1922, pour finalement être caractérisée par l’apatridie lors de la Convention de 1933. Ce statut était alors exempt de toute notion de persécution politique et/ou religieuse. En conséquence, les Russes, les Arméniens puis les Assyro-Chaldéens et les Turcs ont pu en bénéficier. Il n’a cependant pas été appliqué aux réfugiés venus d’Allemagne ou d’Italie au cours des années 1930 car ces derniers n’étaient pas nécessairement apatrides. L’auteure en conclut que la nouvelle législation a très vite généré de nouvelles exclusions. Le vide qu’entraînait une telle définition du réfugié n’a été compensé qu’avec la Convention de Genève de 1951. Selon Catherine Gousseff, l’écart entre les notions de réfugié par l’apatridie ou par la persécution (politique et/ou religieuse) explique que les analystes remontent rarement jusqu’à l’entre-deux guerres pour comprendre l’asile contemporain. Les mesures prises dans les années 1920 et 1930 étaient novatrices, mais étroitement liées à un contexte donné (volonté de régler définitivement les conséquences de la Première Guerre mondiale, opposition au régime soviétique…) et donc à des cas de figure précis. L’absence de réflexion théorique générale sur la condition d’exilé et de réfugié explique que le statut de réfugié de l’entre-deux guerres n’ait pu s’imposer de manière durable.
10. L’ouvrage, dense, est appuyé sur une recherche empirique très méticuleuse. L’auteur a mené un travail considérable d’exploitation d’archives, tirées notamment de l’OFPRA, de l’Office central des réfugiés russes à Paris et de la Société des Nations, mais aussi des archives de l’émigration russe conservées à Moscou, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. L’ensemble est complété par trois enquêtes qualitatives menées en France et à Moscou, ainsi que par l’exploitation d’entretiens conduits par Claude Vernick auprès d’émigrés russes en France.
11. Après lecture de cette synthèse passionnante et foisonnante, l’immigration russe dans la France de l’entre-deux guerres est donc « normalisée », délestée de nombreux stéréotypes et réinsérée dans l’histoire migratoire et le récit national français. De manière parallèle, Catherine Gousseff montre à quel point ce mouvement migratoire a concerné l’émergence de la problématique du réfugié. Ses élites ont contribué à son institutionnalisation par les États européens et les organismes internationaux spécialisés. L’exil russe ouvre de nombreuses pistes pour questionner le traitement contemporain de l’asile. Alors que les demandeurs d’asile en provenance de Russie (Tchétchénie, Daguestan, Ingouchie, etc.) sont parmi les plus nombreux dans l’espace européen (ils représentent le quatrième groupe en France pour le nombre de demandes, mais sont en seconde position pour la reconnaissance avec un taux de 12,8 % en 20091), la quasi-absence de recherche scientifique consacrée à l’exil russe d’aujourd’hui ne permet pas de mettre en regard la situation contemporaine et celle de l’entre-deux guerres. L'absence d'implication d’organismes de représentation des populations migrantes dans les politiques et procédures d’attribution d’une protection apparaît comme une faiblesse du dispositif contemporain et marque ainsi l'éloignement des appareils décisionnels des besoins des exilés. Alors que l’Union européenne tente de mettre sur pied un dispositif européen de l’asile de plus en plus indexé sur les préoccupations sécuritaires des États membres et de reporter sur les États voisins une partie de ses responsabilités, il est important de revenir sur ce qui a autrefois poussé un nombre élevé d’États européens à s’impliquer de concert dans l’accueil des exilés russes. À l’heure où le Haut Commissariat aux Réfugiés développe une approche collective de l’asile au moyen de la politique de relocalisation (resettlement), c’est le principe fondamental du traitement individuel de la demande d’asile, formulé dès l’entre-deux guerres, qui est remis en cause.
 
Notes

1  OFPRA (2009), Rapport d’activité 2009, Paris.
Pour citer cet article .Référence électronique
Bénédicte Michalon, « Catherine GOUSSEFF, L’exil russe. La fabrique du réfugié apatride (1920-1939) », Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 27 - n°1 | 2011, mis en ligne le 30 août 2011, consulté le 08 mai 2016. URL : http://remi.revues.org/5413
Auteur Bénédicte Michalon . Chargée de recherche CNRS, ADES (UMR 5185), Pessac
Droits d’auteur © Université de Poitiers


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Complément d'info :

http://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_2008_num_79_4_7169_t1_0598_0000_2
Rubins Maria
Revue des études slaves  Année 2008  Volume 79  Numéro 4  pp. 598-600


Catherine Gousseff, auteur de plusieurs ouvrages sur l'histoire des réfugiés russes en France pendant la première partie du XXe siècle, s'interroge dans son dernier livre sur la microsociété russe, dans le cadre élargi de la politique de l'immigration en France et en Europe. […] La première partie de l'ouvrage, intitulée « Les exilés russes, un défi dans l'Europe de l'après-guerre », est consacrée aux différentes trajectoires empruntées par les réfugiés russes durant leur exode et en particulier à celles comprenant plusieurs étapes (via Constantinople, les pays de l'Europe de l'Est, l'Afrique du Nord, l'Allemagne, etc.), pour aboutir en France. Parmi les pays de destination de l'émigration russe après la révolution de 1917, la France est celui qui a accueilli le plus grand nombre de ressortissants de l'ancien Empire russe. Estimé de 70 000 à 80 000 personnes dans les années vingt, leur nombre augmente jusqu'à 100 000 en 1931 (ce chiffre diminuera de moitié après la Seconde Guerre mondiale). Les autorités françaises étaient directement impliquées dans l'évacuation des Russes qui se trouvaient dans le Bosphore, et cela a joué un rôle déterminant par la suite pour le soutien et l'élaboration du projet de fondation du haut-commissariat aux Réfugiés. Créé en 1921 à Genève, cette organisation était dirigée par Fridtjof Nansen, explorateur et diplomate norvégien, prix Nobel de la paix de 1922, ce personnage, influent à cette époque, sera évoqué maintes fois dans tous les ouvrages sur les exilés russes. Sur cet arrière-plan, Gousseff aborde les initiatives de Nansen, en s'attardant surtout sur les raisons pour lesquelles certaines d'entre elles étaient parfois si controversées par les émigrés, alors qu'ils étaient supposés en être bénéficiaires. Ainsi, jusqu'à l'instauration de relations diplomatiques entre la France et l'Union soviétique, Nansen s'est révélé ardent défenseur du rapatriement des émigrés et est toujours resté en contact avec le gouvernement soviétique pour explorer les modalités d'un éventuel retour. Après 1924, Nansen change sa position et propose une procédure de légalisation des réfugiés dans les pays d'accueil. Le résultat pratique de ses efforts a été l'introduction du certificat Nansen pour les Russes.
La deuxième partie, « Les réfugiés russes dans la mosaïque étrangère de la France de l'entre-deux guerres », dresse un panorama de la situation démographique et des changements de la politique de l'immigration dans les années vingt et trente. Tout au long des « années folles », la France a été la plus grande terre d'immigration en Europe, car le gouvernement a favorisé dans une large mesure l'immigration des ouvriers pour combler le déficit de main-d'œuvre. Par conséquent vers 1931, trois millions d'étrangers résident sur le territoire de la République française. En revanche, dès le début de la récession économique, les immigrés sont de plus en plus encouragés à repartir. Déjà en 1926, Raymond Poincaré adresse un appel afin «d'arrêter une invasion [des étrangers] qui a été bienfaisante, mais qui menace de devenir nuisible » (p. 118). L'immigration des Russes, très active dans les années vingt, devient un phénomène marginal au cours de la décennie suivante. Comme toutes les autres catégories d'étrangers, les Russes sont touchés par le chômage, les décrets qui protègent les nationaux contre la concurrence des étrangers, ainsi que par le climat de xénophobie qui s'est vite répandu dans toutes les couches de la population française. Un autre effet de ces changements est l'interruption du mouvement de naturalisation des Russes : au terme des années trente seuls 15 % des Russes présents en France avaient acquis la nationalité française. Ces écrits abordent également les modèles de l'organisation de la communauté russe en France, le tissu social, professionnel et culturel des exilés. С.Gousseff déconstruit certains mythes enracinés dans la société française de l'époque, selon lesquels les Russes étaient perçus comme une immigration très élitiste. Cela s'explique par la proportion assez élevée de Russes, surtout ceux qui résidaient dans la région parisienne, enregistrée dans les professions libérales et intellectuelles. Selon l'A., bien que beaucoup de Russes exerçassent le métier de médecin, avocat, écrivain, académicien, ou fussent engagés dans le cinéma (tant qu'il restait muet) ou encore dans la haute couture, en réalité un nombre considérable de ces exilés travaillaient dans la construction automobile ou étaient embauchés dans les entreprises de taxi (majoritairement de nuit). D'autre part, Gousseff fournit un aperçu des projets de colonisations agricoles et de métairies russes établies dans la région du Sud-ouest, comblant ainsi une lacune dans la littérature sur l'émigration. Quoique le déplacement des réfugiés en province pour cultiver la terre animât les débats dans les cercles russes de l'époque et devînt même le sujet du premier roman de Nina Berberova {Poślednie ipervye, 1929), cette question est longtemps restée insuffisamment étudiée dans l'optique historico-sociologique. De plus, le livre propose des commentaires sur d'autres particularités de la vie sociale et idéologique russe, y compris la sur-représentation des hommes et le déficit en femmes, le petit nombre d'enfants dans les familles russes, la renaissance spirituelle en exil face à l'athéisme militant des dirigeants soviétiques, le rôle des écoles et des instituts russes dans le combat contre la « dénationalisation » des enfants, voire la tendance anti-assimilationniste, nourrie par l'espoir d'un retour prochain en Russie post-bolchevique. Finalement, le chapitre de conclusion, « Entre l'asile et l'exil : les fondements d'une distinction », dresse un bilan, toujours dans la perspective diachronique, des modalités juridiques qui définissent le statut des réfugiés et analyse les lois qui gèrent la procédure de l'immigration et l'obtention de la nationalité française.
L'auteur  souligne que c'est l'hostilité manifestée à l'égard de la Russie soviétique qui favorise l'intérêt porté à la création du statut de réfugié. La fondation en 1924 à Paris du « Comité d'émigration » est présentée comme une réaction directe à la reconnaissance diplomatique de l'U.R.S.S. par la France avec laquelle les émigrés perdaient leur « ambassade », dont les fonctions étaient exercées de facto par le dernier ambassadeur de la Russie pré-bolchevique, Vasilij Maklakov. Toutes les questions relatives aux réfugiés sont transférées en 1931 du ministère des Affaires étrangères au ministère de l'Intérieur. La distinction entre l'étranger et l'émigré politique, graduellement admise par les autorités françaises, mène au bout de quelques années à la prise en charge du réfugié qui, de l'état de toléré, acquiert un véritable statut juridique. La Convention de 1933 donne en effet au terme de «réfugié» la définition juridique d'apatride. Un aspect intéressant de ce processus est la part décisive prise par les juristes russes et arméniens dans l'institutionnalisation de l'asile au nom de leurs compatriotes. Ce livre révèle les aspects ambivalents du réfugié-apatride qui reçoit la garantie d'une situation légale, la reconnaissance publique et internationale et une certaine autonomie en échange de la conservation de sa qualité de « personne d'origine russe ou arménienne », mais auquel on refuse la naturalisation. En effet, « la législation sur le réfugié, une fois à terme, apparaissait moins comme l'instrument d'une harmonisation européenne que comme l'outil de nouvelles exclusions ». Ici, se lançant dans un débat polémique avec certains auteurs, C. Gousseff affirme que les réfugiés officiellement reconnus comme tels ne constituaient pas des groupes privilégiés, mais étaient en fait soumis à d'importantes restrictions. Elle admet toutefois qu'il existait certains avantages concrets, garantis par la nouvelle législation. Citons, à titre d'exemple, le communiqué du 10 juin 1937, d'après lequel les réfugiés devaient accomplir leur service militaire et échappaient ainsi aux limitations concernant les étrangers sur le marché du travail. En conclusion, cette étude contient non seulement des informations qui susciteront l'intérêt des russisants, mais également plusieurs faits qui illustrent l'élaboration pas à pas de la politique française de l'asile. L'analyse des activités des offices, créés au cours de l'entre-deux-guerres, les présente clairement comme « l'aboutissement d'une préhistoire du réfugié avant qu'il entre dans la modernité où il se trouvera désormais sous la tutelle directe de l'État ».


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 REGARDS SUR L’ÉMIGRATION RUSSE APRES 1917-21

 

Nikita Struve

 
Soixante-dix ans d'émigration russe
 

Après la chute du communisme, l'émigration russe, fait unique dans l'histoire moderne, non pas "exode des Russes, mais exode de la Russie ", appartient désormais au passé et devient un objet d'étude pour l'historien. Sa durée de vie, de 1919 à 1989, a correspondu aux 70 ans du régime soviétique et a comporté trois vagues successives (1919-1921, 1944-1945, 1970-1980).
La présente étude embrasse le phénomène de l'émigration dans sa totalité géographique et temporelle, mais privilégie l'époque la plus féconde, celle qui va des années 20 aux années 50, principalement en France où l'émigration s'est illustrée avec le plus d'éclat.
Combien étaient-ils ? Qui étaient-ils ? Comment vivaient-ils ? L'auteur étudie successivement la vie politique (poursuite du combat, infiltrations soviétiques, compromissions), la vie religieuse, prodigieuse par ses capacités créatrices de renouvellement, la vie culturelle, littéraire et artistique, non moins prodigieuse, illustrée par le prix Nobel Ivan Bounine, un Chagall, un Stravinski, etc.
L'auteur traite enfin de l'émigration pendant la guerre (participation des émigrés à la résistance, rapatriements forcés, départs volontaires) et, plus brièvement, de la dernière vague, dominée par la figure exceptionnelle de Soljénitsyne.
En annexe, un dictionnaire des personnalités les plus éminentes de l'émigration compte environ cinq cents noms.
Nikita Struve, professeur à l'Université de Nanterre, est le directeur des éditions YMCA Press, principale maison d'édition russe en Occident, établie à Paris. Il a été notamment l'éditeur russe d'Alexandre Soljénitsyne.
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http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2016/05/10/la-mort-de-nikita-struve-editeur-d-alexandre-soljenitsyne_4916925_3382.html

Éditeur d’Alexandre Soljenitsyne et figure de l’orthodoxie russe, l’universitaire Nikita Struve est mort à Massy le samedi 7 mai, au terme de la Semaine radieuse suivant la Pâque orthodoxe, à l’âge de 85 ans.
Né à Boulogne-Billancourt le 16 février 1931, au sein d’une famille russe qui a choisi d’émigrer lors de la guerre civile qui suit les révolutions de 1917, Nikita Alekseïevitch Struve appartient à une lignée d’intellectuels et d’hommes politiques fameux. Un trisaïeul, Friedrich Georg Wilhelm von Struve, d’origine germano-balte, se fixe à Saint-Pétersbourg où il devient Vassili Iakovlievitch Struve et s’impose comme un astronome renommé pour ses études sur les étoiles doubles. Deux fils scientifiques, un astronome et un autre chimiste, quand le 3e, Berngard, devient gouverneur d’Astrakhan et de Perm sous Alexandre II. Un aïeul, Pierre, économiste, philosophe et éditeur, qui fut un champion du « marxisme légal » et signataire du manifeste du parti ouvrier social -démocrate de Russie  en 1898, avant d’être gagné au libéralisme et de rejoindre  les Russes blancs à l’heure des révolutions de 1917. Un oncle, Gleb Petrovitch, poète, critique littéraire et professeur à Berkeley, qui diffuse outre-Atlantique les écrivains russes condamnés en URSS...

Fort engagement chrétien

Le père de Nikita, Alekseï Petrovitch, bibliophile spécialisé dans la littérature russe, tient une librairie dans le XVIe arrondissement de Paris. Nikita, élève au lycée Louis-le-Grand, suit en Sorbonne les cours de l’historien et philologue Pierre Pascal, obtient l’agrégation de russe en 1955 et devient quatre ans plus tard assistant à la Sorbonne. Dans l’intervalle, en marge de ses premières armes d’enseignant dans le secondaire, il rejoint l’Action chrétienne des étudiants russes (ACER), affiliée à l’Église orthodoxe. En 1958, il crée Le Messager orthodoxe, supplément de la revue en langue russe créée, elle, dès les années 1920 dans les premiers cercles de l’émigration. Cet engagement chrétien fort ne se démentira pas. Dès les premiers numéros du Messager, Struve y commente les enjeux du concile Vatican II, aborde les atouts de l’œcuménisme, défend la création par le père Placide d’un monastère de rite byzantin en Corrèze… Le périodique séduit bientôt au-delà des seuls milieux orthodoxes puisque dans son Bloc-notes François Mauriac salue cette nouvelle revue « de réflexion et d’action », engagée dans les problématiques les plus contemporaines, qui lui « porte aujourd’hui plus de lumière que bien des revues catholiques ».
Autre étape décisive pour le jeune universitaire : le voilà conseiller littéraire aux éditions russes YMCA-Press, nées en 1921 à Prague, puis transférées de Berlin à Paris en 1925. C’est là que paraissent la quasi-totalité des œuvres philosophiques et religieuses de l’émigration russe. Parallèlement, Struve devient membre du conseil de l’archevêché des églises russes sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople.
Nikita Struve signe en 1963 une première magistrale synthèse, Les Chrétiens en URSS, précise, sobre, imparable.
Si le jeune éditeur a très vite l’occasion de publier  les manuscrits des meilleurs représentants de l’émigration russe – Ivan Chmeliov (1873-1950), Nikolaï Berdiaev (1874- 1948), voire Marina Tsvetaïeva (1892-1941) – il a aussi la chance de rencontrer Anna Akhmatova qui, lorsqu’elle parvient à sortir  d’URSS pour recevoir  des prix en Sicile ou à Oxford, passe par la Librairie russe de Paris, les Editeurs réunis, rue de la Montagne- Sainte-Geneviève, lieu de diffusion des publications de l’YMCA-Press.
Mais l’enseignement, la revue et l’édition ne sont pas les seuls chantiers de Nikita Struve qui signe en 1963 une première magistrale synthèse, Les Chrétiens en URSS (Seuil), précise, sobre, imparable. Il y surprend par l’analyse du retournement de Staline à l’heure du rétablissement du patriarcat et se fait combatif, stigmatisant la politique de Khrouchtchev, qui entend alors éradiquer l’orthodoxie. En marge de ce grand livre politique, le chercheur Struve propose aussi pour sa thèse une lecture inédite du poète Ossip Mandelstam puisqu’elle pointe une ultime ferveur religieuse dans les Cahiers de Voronej, prompte à déranger bien des spécialistes  (éd. de l’Institut d’études slaves).
Nommé maître-assistant à Nanterre en 1967 – il y fera toute sa carrière universitaire jusqu’à son départ en retraite en 2000 – Nikita Struve y assiste à la « révolution étudiante » qu’il voit avec circonspection, dépris de toute illusion utopiste, mesuré et lucide comme toujours. C’est du coup l’interlocuteur idéal quand survient l’ « affaire Soljenitsyne ».
Révélé par la parution d’Une journée d’Ivan Denissovitch en novembre 1962, devenu un encombrant prix Nobel de littérature à l’automne 1970, l’écrivain ruse pour préserver son «essai d’investigation littéraire » sur les camps des manœuvres du KGB, qui en fait circuler  des fragments saisis en vue de discréditer  le romancier, dans l’impossibilité de contrôler  ces éléments de L’Archipel du goulag encore à paraître. Il se choisit un avocat suisse comme agent littéraire pour interdire désormais toute publication non autorisée.

Amitié forte avec Alexandre Soljenitsyne

C’est là que Nikita Struve entre dans le jeu. YMCA-Press va en effet seconder Me Heeb dans sa tâche, pour établir la leçon originale des œuvres nouvelles et expertiser la valeur des traductions en cours. Et c’est donc dans la maison d’édition qu’il dirige que Struve fait paraître en russe et en exclusivité mondiale le 28 décembre 1973 le premier tome de L’Archipel. La traduction est aussitôt mise en chantier – au Seuil pour le lectorat francophone –, tandis que le retentissement de l’événement pousse l’URSS à expulser l’écrivain en février 1974. En tant qu’éditeur russe, Struve, avec Paul Flamand, PDG du Seuil et Claude Durand, éditeur français, rencontre Alexandre Soljenitsyne à Zurich en décembre. Une amitié forte et durable se noue alors entre les deux hommes – les deux couples en fait, et c’est avec leurs épouses que Struve et Soljenitsyne sillonnent la France pour des parenthèses précieuses. C’est bien sûr Struve qui accompagne le sulfureux dissident sur le plateau d’Apostrophes en avril 1975 quand celui-ci vient présenter "Le Chêne et le veau" (Seuil), retrouvant Bernard Pivot qui l’avait convié, en tant qu’éditeur, à raconter la folle épopée de L’Archipel du goulag à Ouvrez les guillemets dix mois plus tôt.
Voix posée, verbe précis, jamais inutilement polémique, l’universitaire engagé y apparaissait aussi modeste que convaincant. Une sorte de signature pour cet érudit timide au charisme évident, capable de communiquer la profondeur d’une Russie spirituelle qu’il servait sans s’en servir.
Français par son humour et son tour d’esprit, ce fils d’immigrés russes qui signa une belle étude sur le milieu dont il était issu – Soixante-dix ans d’émigration russe (Fayard, 1996) – fut autant un témoin qu’un passeur, un croyant qu’un poète.


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 REGARDS SUR L’ÉMIGRATION RUSSE APRES 1917-21



Chroniques de Billancourt

ACTES SUD

NINA BERBEROVA
MURL BARKER

Tout commence dans les années vingt à Billancourt. Nina Berberova, arrivée de fraîche date à Paris, rencontre le petit peuple russe de l’immigration, aggloméré autour des usines Renault. Et, en même temps, avec ces personnages pathétiques ou dérisoires, dépaysés par l’exil, elle découvre les thèmes que paraissait attendre son tempérament de narratrice. Elle entreprend aussitôt de composer ces récits qui sont pour la première fois traduits du russe.
Avec cette œuvre, où s’affirme d’entrée de jeu le talent qui, soixante ans plus tard, allait être enfin découvert et aussitôt consacré par le succès de l’Accompagnatrice, on comprend pourquoi les critiques du monde entier en viendraient, à partir de 1985, à situer Nina Berberova dans la lignée de Tchekhov et de Tourgueniev. L’acuité du regard, l’ellipse du temps, la saveur du trait, la drôlerie de la situation, l’allusion tragique et l’économie narrative font, en effet, de chacune des Chroniques de Billancourt un petit chef-d’œuvre dans cette tradition-là.



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 REGARDS SUR L’ÉMIGRATION RUSSE APRES 1917-21
http://www.emigrationrusse.com/

 
"Histoire illustrée de l'émigration russe"
Émigration russe en photos, 1917-1947 - Volume 1
édition YMCA-PRESS, 1999 250 photos (N/B) - textes bilingue Français-Russe. 160 pp. ISBN 2-85065-253-9


Ce livre contient un échantillon de photographies prises durant l’entre-deux-guerres.
Elles concernent sans doute la meilleure part du peuple russe, celle qui à été arrachée à sa patrie.
La plupart des clichés reproduits dans ce livre n’a jamais été publiés. De nombreuses photos sont l’œuvre d'amateurs. Elles présentent autant d’intérêt que les autres […]
Espérons que cet album permettra de ressentir à nouveau le souffle de cette époque difficile, à la fois tragique et douce, et de se représenter visuellement les émigrés russes, tels qu’ils étaient en ces années-là.
 
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Volume 2

Les soldats de l’Armée blanche et les philosophes expulsés de Russie en 1922, les poètes et les chauffeurs de taxi, les peintres et les ouvriers-manœuvres, les couturières et les cham-pions de sport – ils sont tous là dans cette collection. Les visages des uns sont d’une beauté merveilleuse, aux traits finement ciselés, les autres sont simples et désemparés. Ici on voit un vêtement à la couleur passée, là des uniformes de parade, des icônes, des barbes, et partout de l’espérance dans les yeux. Peu d’entre eux verront ou reverront la Russie. Peut-être ces petits garçons et ces fillettes, qui n’ont encore jamais vu leur patrie et qui l’aiment d’après des récits, contes et légendes.
Un livre poignant. Il témoigne du fait que la Russie en exil a une conscience aiguë du devoir et de la morale qui constitue son dernier refuge. Par son choix même et par la valeur combinée des photographies, l’auteur déclare que des êtres de grande valeur spirituelle, dotés d’un sens élevé de l’honneur et de la dignité, se sont trouvés en exil. Ce n’est pas un hasard si l’héritage culturel de l’émigration est d’une telle richesse et d’une telle variété. Dès les premiers jours il fut fondé sur un choix de vie décisif : il fallait quitter la maison souillée et diriger ses pas vers la Russie éternelle.
 
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Volume 3

Dans ce tome l’auteur a concentré son attention sur les divers moyens qu’ont trouvé les émigrés pour gagner leur pain. Peu d’entre eux ont pu trouver du travail dans leur spécialité. Non seulement des généraux et des colonels ont dû prendre le volant de taxis parisiens mais certains cosaques se sont embauchés à réparer des wagons en usines, des aspirants de marine se sont faits peintres en bâtiments et les épouses des écrivains se sont transformées en couturières.
Bien qu’en exil, la vie continue : les membres du ROVS se réunissent régulièrement et créent des musées militaires, l’Institut de théologie Saint-Serge dispense régulièrement des cours, les jeunes jouent au football, au volley-ball et au basket ; on ouvre des cantines à petits prix, on organise des bals de bienfaisance, les nombreuses églises russes de France accueillent de jeunes fiancés pour recevoir le sacrement du mariage.
La Russie en dehors de la Russie veut vivre !
 
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Volume 4
 
1600 photographies – pour la plupart inédites – du Grand Exode Russe à travers Constantinople et Gallipoli, Lemnos et Salonique, Chypre et Malte, Bulgarie et Yougoslavie, Albanie et Tchécoslovaquie, Pologne et Roumanie, Finlande et Estonie, Lettonie et Lituanie, Angleterre et Norvège, Danemark et Allemagne, Belgique et Luxembourg, France et Suisse, Italie, Monaco et Espagne dans la série l’Émigration russe en photos, 1917-1947.
Partout se formèrent des colonies russes – des Russies en miniature. Partout l’on pouvait voir des enseignes russes aux devantures des magasins et des ateliers, des fabriques et des usines, des salons de coiffure et des imprimeries. Des églises orthodoxes, des écoles, des associations, des lieux de réunion, des restaurants, des cabarets, et, partout, le flash du magnésium ou le simple clic-clac du mécanisme d’un appareil d’amateur. Tout cela finirait bientôt, et l’on aurait des souvenirs à évoquer.
Mais ce n’est qu’un début. Bientôt paraîtra la deuxième partie du Grand Exode Russe, celle qui concerne le Japon, la Chine, les Philippines, l’Australie, l’Inde, l’Afrique, l’Amérique du Sud et du Nord et d’autres coins du monde qui ont accueilli les émigrés russes.

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 REGARDS SUR L’ÉMIGRATION RUSSE APRES 1917-21
Un "classique" :
 
Les Russes à Paris, 1919-1939
Hélène Menegaldo
Éditions Autrement, 1 janv. 1998 - 187 pages
 
1919-1939, Paris, l'entre deux-guerres. Des Russes que l'on dit " blancs ". Un adjectif bien mystérieux... Quels chemins ces populations ont-elle suivi ? Au fil des témoignages, des hommes et des femmes racontent, non pas une mais plusieurs émigrations qui se regroupent dans différents quartiers de la ville. Ils évoquent la capitale française, les lieux d'implantation, les difficultés quotidiennes, l'intégration. A Montparnasse, les intellectuels et les artistes ont trouvé leur repaire, la Ruche ; à Pigalle, les cabarets et les ateliers de couture exploitent la mode russe, alors à son apogée ; à " Billankoursk ", les usines Renault embauchent encore à tour de bras... Pour mieux appréhender cette communauté, adressons-nous aux taxis, véritable mémoire itinérante, et laissons les chauffeurs, ancien officier, aristocrate ou ouvrier, égrener pour nous, entre mythe et réalité, leur histoire et leurs souvenirs...





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BIBLIOTHÈQUE TOURGUENEFF

 
 
http://artcorusse.org/ 

http://artcorusse.org/vente-de-livres-russes-a-la-bibliotheque-russe-tourgueneff/

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La Bibliothèque Tourguenev est une bibliothèque historique. C’est une bibliothèque française, spécifiquement parisienne, mêlée de près à l’histoire de Paris. C’est une bibliothèque de renommée internationale, en tant qu’institution scientifique, mais aussi parce qu’elle est devenue l’emblème des spoliations de guerre. Elle est reconnue, depuis longtemps, par les pouvoirs français, notamment par la Ville de Paris. A son rôle scientifique et culturel s’ajoute le rôle social qu’elle exerce vis-à-vis d’une certaine catégorie de la population parisienne. 
Créée en 1875 par I. Tourguenev et un groupe de Russes résidant en France, la bibliothèque a connu les différentes vagues de l’émigration russe: les révolutionnaires russes d’avant la guerre de 1914, les soldats du corps expéditionnaire russe pendant la guerre de 1914-1918, l’émigration “blanche” après 1917, les “personnes déplacées” fuyant les régimes communistes après la 2e guerre, les dissidents russes après 1970. 
Les vicissitudes de son histoire ont fait que, malgré son nom de bibliothèque “russe”, elle n’a jamais eu de contacts – et ceci tout à fait délibérément – avec les représentants officiels des différents gouvernements russes en France. Bibliothèque française, spécifiquement parisienne, Ce n’est pas par hasard qu’une bibliothèque de ce type a pu être créée et se maintenir à Paris pendant si longtemps, malgré toutes les difficultés – guerre, problèmes financiers, succession des vagues d’émigration. Paris a toujours été un pôle d’attraction pour les étrangers, et plus particulièrement pour l’intelligentsia russe dont la Bibliothèque Tourguenev est l’émanation. 
Principale bibliothèque de la diaspora russe de l’entre deux guerres, elle était dès avant 1939 connue à l’étranger. Cela, en raison de la présence à Paris d’un grand nombre d’intellectuels russes célèbres (Bounine, prix Nobel de littérature en 1933, Aldanov, Ossorguine, etc.) et dont beaucoup faisaient partie de son Conseil d’administration, mais surtout parce qu’elle était le dépositaire de la mémoire de l’émigration. Car l’intelligentsia russe émigrée était très active. Elle continuait d’écrire des 1ivres, de publier une quantité de revues et de journaux. 
En outre, en 1937, la bibliothèque devint le dépôt légal des archives littéraires de l’émigration russe. On comprend l’intérêt qu’elle représentait pour l’occupant allemand qui en 1940, dans un Paris à peine conquis, soucieux de faire disparaître les foyers de culture russe en Europe, fit enlever et déporter en Allemagne la plus grande partie de ses collections. 
A la fin de la guerre ces collections étaient stockées dans un château en Pologne, où elles furent trouvées par l’armée russe et expédiées en URSS. 
La Ville de Paris en reconnaissance de son importance, celle-ci lui avait attribué, en 1938, des locaux dans l’Hôtel Colbert, 13, rue de la Bûcherie. Après la guerre de 1939-1945 des crédits importants de “dommages de guerre” furent attribués à l’Association de la Bibliothèque Russe Tourguenev, avec l’exigence explicite de consacrer une partie de ses crédits à l’acquisition d’un local destiné à héberger la nouvelle Bibliothèque Tourguenev. Le reste des crédits fut employé à reconstituer ses collections et l’aider à fonctionner pendant plusieurs années. En 1972, les crédits de dommage de guerre épuisés, la bibliothèque reçoit une subvention de la Ville de Paris. Il y a donc une continuité dans la reconnaissance de l’utilité publique de la bibliothèque. 
Après la guerre la Bibliothèque Tourguenev a été reconstituée très rapidement, en partie grâce aux dommages de guerre, et grâce aux efforts inépuisables de quelques personnes, notamment Tatiana Bakounine-Ossorguine elle est redevenue la principale bibliothèque de l’émigration. Et dès le début des années 60 elle recommença à attirer les chercheurs de tous les pays. 
Depuis 1989 l’émigration russe est devenue l’un des principaux thèmes des historiens de la Russie et de la littérature russe du monde entier. Sujet tabou en Russie jusqu’à la “perestroïka”, l’émigration est aujourd’hui remise à l’honneur dans son propre pays, où les chercheurs russes, jeunes et vieux, ont découvert des pans entiers de leur culture qui leur avait été occultée et interdite. 
Cette culture russe, qui avait continué à se développer dans les conditions d’exil, s’était fixé pour tâche de préserver et d’entretenir les valeurs spirituelles russes traditionnelles que la Russie soviétique entendait nier. Et c’est cette culture que la bibliothèque Tourguenev s’était donnée pour mission de sauvegarder. 
C’est précisément cet héritage culturel que la Russie d’aujourd’hui redécouvre et que les chercheurs russes viennent trouver à Paris à la bibliothèque Tourguenev, mais également les chercheurs étrangers, allemands, américains, italiens, etc. 
Les Français s’adressent à elle non seulement pour des recherches scientifiques mais pour tout ce qui concerne la Russie, car c’est une des bibliothèques parisiennes qui offrent le plus d’informations sur ce pays – des informations accessibles à tous, car elle est accessible à tous. 
Internationalement connue, la bibliothèque Tourguenev a fait l’objet d’une sollicitude particulière de la part des services européens chargés du rapatriement des biens spoliés pendant la guerre. Elle figure en premier lieu sur la liste de ces biens. La bibliothèque a réclamé le retour de ses propres archives et a demandé que toute la lumière soit faite sur son sort pendant la guerre. 
Ses démarches ont eu des résultats positifs. Quelques bibliothèques russes, ainsi que des (personnes) individus isolés, ont rendu des ouvrages ayant appartenu à la Bibliothèque Tourguenev. La Bibliothèque des Sciences sociales de Moscou (ex Bibliothèque de l’Institut du marxisme-léninisme) a restitué la collection qu’elle avait gardée précieusement dans ses fonds. 
  
Bibliothèque Russe Tourguenev 
11 rue de Valence 75005 Paris 
bibtourguenev@gmail.com     Tel:  01 45 35 58 51