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Souvenirs d'exode ( M.Théo Rodine).


Souvenirs d'exode ( M.Théo Rodine).


Souvenirs de monsieur Théo Rodine recueillis auprès de son père, Monsieur Philippe Rodine, migrant du navire "RION"

 
Le texte ci-après est un extrait des mémoires de Monsieur Théo RODINE, fils de l'un des migrants du RION.
Monsieur Théo RODINE, aujourd'hui décédé, nous avait adressé en 2014 un CD contenant les souvenirs recueillis auprès de son père , souvenirs relatant  les derniers combats des Blancs contre les Rouges, le départ de Crimée, l'exil en Turquie, l'embarquement su le navire "RION", les péripéties du voyage et l'arrivée à Ajaccio.
Ce récit, très émouvant, est un témoignage direct des souffrances endurées par les migrants du RION.
J.M 




Récit de Monsieur Théo RODINE
 
[...]    C‘est ainsi que mon père, qui a été embrigadé en 1908 à l'âge de 18 ans, ne connut depuis 1914 que les innommables affres des deux guerres, d’abord celle contre les Allemands lors de la première guerre moniale, puis, celle de la guerre civile, mais toujours avec ces mêmes Allemands qui devinrent les frères d'armes des Rouges. Il ne se doutait pas, alors, qu’il n’était pas encore au bout de son calvaire.
 
Pourtant, c’est au péril de sa vie, avec l’abnégation et l'humilité les plus totales, qu’il avait servi sa Mère Patrie durant tous ces temps. S’il n’était plus le simple soldat/cosaque d'antan, il n’avait néanmoins pas encore atteint le niveau d'officier supérieur non plus.
Son grade impliquait qu'il soit toujours en première ligne, face à l’ennemi, mais surtout dans le corps à corps.
 
Lorsque son moral était en chute libre, une voix intérieure, celle de son être profond, lui murmurait. : "Courage, avec l'aide du Tout Puissant laisse entrer un rayon d’espoir dans ton cœur, et tout ira mieux…"
Selon les impératifs du moment, il avait combattu non seulement aux quatre coins de la Russie, mais également dans différents pays européens, Allemagne, Autriche, Pays Baltes, Pologne, Prusse, Roumanie, Tchécoslovaquie, et que sais-je encore.
 
Pour se rendre sur ces différents fronts, aussi éloignés qu’ils soient, les Cosaques, comme lui, prenaient le train, en convoi, avec leur cheval également embarqué dans le train, puisqu'ils ils étaient indissociables, inséparables. L'animal était assimilé à l'homme. C'était un combattant à part entière, et non pas assigné à un vulgaire moyen de transport. Ils le vénéraient, et il avait droit à leur respect !
 
Vers la fin de la guerre des Empires Centraux, les Rouges avaient déjà pactisé avec les Allemands. Dorénavant, les deux ennemis ne faisaient qu’un ! Mais, le Général Krasnow, qui voulut s’allier avec Guillaume II, fit naître des discordes incompréhensibles et sans fin parmi les  Cosaques.
En Russie, à la tête du Commandement suprême anti-bolchevicks, les têtes ont changé plusieurs fois. Koltchak (1918/1920), fusillé. Kalédine suicidé. Puis les démissions et les mésententes ont contribué à des changements successifs.
 
En premier lieu, Kerenski s'enfuit; puis il y a eu Kornilov, et Kalédine, avant la venue de Krasnow. Après lui ce furent Denikine et Kornilov avec sa brigade de la mort, qui furent les plus proches de mon père. Malgré tous ces aléas au niveau de l’autorité suprême, mon père a servi en tout dernier lieu sous les ordres du dernier Ataman du Don, élu sur terre cosaque le 19 février 1919, le Général Afrikan Bagaïevski, et de Wrangel, qu'il accompagna jusqu’à la phase finale. Il m'avait certainement cité ces noms, que je ne peux restituer formellement, sans risquer de me fourvoyer. 
      
Emportée avec lui en France, sa première carte d’ancien combattant avait été signée par l’Ataman Bogaevsky lui-même (décédé en 1934). Mais sur la seconde, apparaît le nom d’un général méconnu de moi (et du web), celui de S.Pozdnicheff. Que représente t-il vis-à-vis de l'Ataman ?
 
            Dans les narrations qu'il m'avait faites il y a de cela plusieurs décennies, il avait bien entendu parmi eux l'Amiral Koltchak qui a été fusillé en 1920, le jour de la Théophanie en 1920, à Irkoutsk près du lac Baïkal, le Général Kornilov, commandant de la 8e armée, puis commandant en Chef de l’Armée anti-communiste du Don, qui est décédé au combat en avril 1918, du général Denikine, et bien d'autres...
 
Mais depuis, tout est devenu terriblement nébuleux… Côté victimes, cette guerre fratricide a fait à elle seule plus de dix millions de morts, et presque dix fois plus durant les soixante dix ans de dictature prolétarienne du régime soviétique qui s’ensuivit.
 
A ce sujet, il est utile de se plonger dans la lecture : "Le livre noir du Communisme" des Éditions Laffont, très instructif, et celui de Soljenitsyne "l'Archipel du Goulag", édit. du Seuil. Une lecture qui fait dresser les cheveux sur la tête des plus blasés !
        
En prévision d’un regroupement général en Crimée, le principal embarquement de l’exode avait déjà commencé dans les premiers mois de 1920 à Novorossiysk, située au bord de la Mer Noire, au Sud/ouest de Krasnodar. Le port n’était qu’un grouillement indescriptible de militaires et de civils. Rassemblés sur le quai, tous les Cosaques de l’Armée Blanche chantèrent les anciens chants de la liberté et de la camaraderie à propos du légendaire Cosaque Yermak, qui conquit la Sibérie jusqu'au fin fond du Kamtchatka. "Tous les Cosaques du Don, du Terek, du Yaïk étaient là, tous frères !"
 
Mais, cette fois-ci, il n’y eut pas suffisamment de bateaux pour cette énorme masse d’hommes. Impossible de les emmener tous. Il y en avait trop, et lorsque le dernier navire prit le large, la majorité de ceux qui étaient restés à quai durent partir pour la Géorgie, d’où ils ne furent conduits que par la suite à Sébastopol, en Crimée.
Pendant qu’à Novorossiysk, un vent venu du nord-est soufflait à écorner les bœufs, l’ouragan culbutait les troupes comme des quilles. Denissov, l’air lugubre, avait dit : "C’est un mauvais présage !"
 
Le 5 mai, quand le train du Général Denikine entra en gare, le drapeau national Blanc, Bleu, Rouge flottait sur son wagon; on entendit quelqu’un dire : "Il n’a guère changé depuis la deuxième campagne du Kouban, il a le même regard intelligent. Plus triste, peut être... mais il paraît calme, et sa voix est ferme ! Il semble être fatigué, mais on le serait à moins !"
 
Denikine rassemble tout le monde en cercle autour de lui et d’une voix très grave, mais non désespérée, dit lentement en articulant distinctement chaque syllabe : "L’ennemi, tout comme nous, est fatigué aussi; ils ne sont pas assurés. Si contrairement aux prévisions, notre armée ne se maintenait pas sur la rive sud du Don, elle passerait en Crimée pour continuer la lutte. Toutefois, il faudra tenir Novorossijsk le plus longtemps possible pour permettre de parachever une éventuelle évacuation".
Nous crions tous en chœur trois fois de suite  "Hourra ! Hourra ! Hourra" ! Nous croyons tous en lui !
 
Sur les routes menant à Novorossiysk l’exode avait déjà commencé. Les Alliés, dont les bateaux devaient participer à l’évacuation des troupes, se trouvèrent dépassés par la rapidité de la retraite. L’armée en retraite arrivait trop vite, et les bateaux eux, venaient trop lentement! L’escadre de l’Amiral Seymour se trouvait encore à Novorossiysk, Denikine demanda à l’Amiral d’embarquer une partie de ses troupes. "Je vous promets de faire l’impossible pour prendre six mille hommes, mais pas un de plus !"
 
En fait il en prit le double ! Tant bien que mal, l’embarquement des troupes se poursuivit au fur et à mesure de l’arrivée des transports. Les Cosaques du Don, qui furent les derniers à baisser les armes, arrivèrent donc en tout dernier sur le quai d’embarquement, alors qu'on ne les attendait plus; mais ceux qui voulurent embarquer ont été contraints de laisser leurs chevaux. Ceux-ci, dessellés, se mirent à errer par bandes, bousculant les civils qui bivouaquaient sur le quai parmi les boites de conserves éventrées et des petits feux de camp où brûlaient de vieilles caisses.
 
         Le soir même, le ciel s’embrasa. Les dépôts militaires explosaient, et flambaient un peu partout à Novorossiysk. Des caisses de munitions qui explosaient, et de partout jaillissaient des étincelles. Ce n'était qu'un monstrueux feu d’artifice généralisé. Dans la nuit qui suivit, un Dreadnought britannique a été obligé d’ouvrir le feu sur les Rouges, qui voulaient entrer dans la ville. Le 14 mars précisément, lorsque le jour se leva, l’embarquement était presque terminé. C’est à dire que les bateaux de la rade avaient fait leur plein, et même au-delà…     
 
         Malheureusement tout le monde n’avait pas pu trouver de place. Sans attendre que l’anneau rouge bolchevique soit refermé sur la ville, le Colonel Manstein avait emmené une partie du 3° régiment Drozdovsky dans la direction du sud par le bord de la Mer Noire, [1] tandis que d’autres, avaient pris le chemin de Touapse.
 
Le Général Erdély, à la tête de ses hommes, entrait déjà en se battant sur le territoire de la Géorgie hostile. C'est du bord du torpilleur russe "Kapitan Kakène,"que Denikine a vu partir les derniers bâtiments, emportant les restes de l’armée blanche en déroute vers la Crimée, le dernier bastion en terre russe qui leur appartenait encore. Les heures étaient comptées ! Sur le quai, surgie d’on ne sait d’où, une colonne apparut, et  dans le bassin, il n’y avait plus, à part le "Kapitan", que deux navires français. Par porte-voix, Denikine leur a fait transmettre sa demande : "Novorossiysk est évacué! Pouvez-vous prendre à bord les soldats qui restent encore à terre ? "
 
Pour toute réponse, les torpilleurs français ont mis le cap sur la mer. Il faut croire qu’il y a eu malentendu, ou qu’un remords tardif dérouta les vaisseaux. Toujours est-il que vingt quatre heures plus tard, les mêmes bateaux qui longèrent la côte, embarquèrent les trois cents hommes du Colonel Manstein, et six autres qui s’étaient joints à eux, à Kabardinka.

Quant aux retardataires de Novorossiysk, Denikine réussit à les faire prendre à bord d’un bâtiment anglais arrivé à la dernière minute. Le tir des "canons rouges" se rapprochait. Le "Kapitan Sakène" appareilla. En pleine mer, un radeau, noir de monde, allait dangereusement à la dérive, mais on put néanmoins le remorquer jusqu’au cuirassé anglais. Brusquement apparut l'un des torpilleurs russes qui rebroussait chemin, ouf ! Du bord du " Kapitan " on entendit les Rouges qui ouvrirent le feu dessus. Les canons du bateau leur donnèrent la réplique. On vit des chaloupes à la mer. Un grouillement intense sur le quai, le torpilleur s’éloignait de nouveau. Koutiepov, à bord du navire français "Le Fougueux", avait appris qu’une unité du régiment Drozdovsky, chargée de protéger le port, avait été laissée derrière. Malgré le danger qui le menaçait, il avait ordonné de faire demi-tour, et avait réussi, in extremis, à embarquer tous ses hommes. Sous les yeux des derniers passagers, la côte du Novorossiysk s'enfonçait dans la brume…
 
Après leur brève campagne sous les ordres de Wrangel, presque tous les Cosaques acquis à la cause des "Blancs" furent transportés de Sébastopol en Crimée, jusqu'en Turquie, de l'autre de la Mer Noire. De là, portant au cou un petit sac de terre cosaque avec lequel certains voulaient être enterrés, (c'est ce que fit mon père!) s'il ne devaient plus revoir leur chère Patrie, ils commencèrent à se répandre dans le monde entier. Tant bien que mal, l’embarquement des troupes se poursuivit au fur et à mesure de l’arrivée des transports, tandis que sous les yeux des Cosaques impuissants, des chevaux restés à quai, désemparés, descendaient par un plan incliné jusqu’à l’eau. Têtes levées, ils humaient l’air, se trempaient dans l’eau salée, soufflaient dans leurs naseaux, hésitaient à se mettre à la nage, à la recherche, peut être, de leurs maîtres disparus. Certains d'entre eux poursuivirent les navires jusqu'à leur ultime épuisement, et se noyèrent dans la mer Noire sous les yeux des Cosaques mortifiés.  C'était leur dernière vision, cauchemardesque, insupportable pour eux !
Comme ses frères d’armes, mon père, la mort dans l’âme, avait dû abandonner son compagnon Barboss à la grâce de Dieu. Était-ce celui de son enfance ou pas ? Question superfétatoire, car en temps de guerre, tout est aléatoire, et tout être vivant était en sursis, mêmes ceux qui étaient embarqués, sans savoir où, comme les moutons de Panurge…
  
Départ vers l'inconnu sur la mer noire

Le soir même, le ciel s’embrasa; les dépôts militaires explosaient, et flambaient un peu partout à Novorossiysk. Des caisses de munition qui explosaient d'où jaillissaient de partout des étincelles, celui d’un monstrueux feu d’artifice. Dans la nuit qui suivit, un Dreadnought britannique a été obligé d’ouvrir le feu sur les Rouges qui voulaient entrer dans la ville. Sous les yeux des derniers passagers, la côte du Novorossiysk s’enfonçait dans la brume d’un printemps précoce appartenant déjà au passé.
 
Après leur brève campagne sous les ordres de Wrangel, presque tous les Cosaques qui s’étaient battus pour la cause des Blancs, furent transportés à Sébastopol en Crimée, et à la suite de la démission du Général Denikine, Wrangel pris la barre du gouvernail jusqu’à son ultime embarquement à Sébastopol, où le grade de mon père, qui était celui Podessaoul était devenu depuis, celui d'Esssaoul [2] de la 2ème division de Cavalerie cosaque du Don de l’armée blanche du Tsar. Il quitta sa terre natale, le 13 novembre 1920 à 14 heures, en perdant toute trace des siens pour ne plus jamais les revoir, mais il fit de même que ses frères d'armes. Avant de quitter les rives du Don Paisible, ils avaient rempli chacun un petit sac en toile avec de la terre, qu'ils mirent autour de leur cou. Quand ils se retrouvèrent de l’autre coté de la Mer Noire, en Turquie, dans leur esprit, aucun doute ne planait; ils étaient tous sûrs qu’un jour viendrait, où de par la volonté du Tout Puissant, ils pourraient fouler de nouveau le sol de leur pays natal. Pure utopie.
 
En Turquie, ils furent parqués comme des bestiaux, dispersés dans des camps militaires, soit à l’ouest d’Istanbul (l'ancienne Byzance), à Catalca, soit à Tchataldja, ou Tschlingir, soit sur l’île de Lemnos, face à la sortie du détroit des Dardanelles, dans la mer Égée. Puis, ils commencèrent à se répandre dans le monde entier, en quête d’une terre d’asile, de logis et de moyens d’existence. Mais lorsqu’une épidémie de typhus (une de plus) s’étendit jusqu’à eux, Lemnos mérita doublement le nom qui lui fut donné en Turquie : " l’île de la Mort ! "
 
Ils vécurent dans des baraquements rudimentaires, infestés de toutes sortes de parasites dont la race humaine était la proie favorite, et où les toits n’étaient que des passoires qui laissaient passer l’eau du Ciel.  Cet inconvénient s’avéra bénéfique lorsqu’ils furent en pénurie d’eau potable, et cela leur fut très utile pour se laver. C’était la seule source d’approvisionnement mise gracieusement à leur disposition. Comme il n’y avait pas suffisamment de lits pour tout le monde, la majorité dormait à même le sol, couvert d’immondices…
Les latrines dont ils disposaient étaient... des expédients.
 
Ceux qui n’eurent pas la chance de trouver une place à l’abri d’un baraquement durent vivre dans des "terriers" creusés à la bonne fortune dans la terre froide de l’hiver naissant, à main d'homme.
 
Dans leur malheur, en sortant du détroit du Bosphore d’Istanbul , long de 42 kms, qui la relie à la mer noire, certains eurent la chance d’être débarqués sur la presqu’île de Gallipoli, située à la sortie du Détroit des Dardanelles, entre la mer Égée et la mer de Marmara, où des milliers de Cosaques trouvèrent refuge dans un camp de tentes. Plusieurs centaines d’entre eux, trouvèrent même du travail sur place, en participant à la construction des cimetières de guerre des Alliés, et y restèrent.
Les Français, qui jusqu’alors étaient des Alliés des Russes Blancs se désintéressèrent très vite d’une Russie qui maintenant était en passe de devenir soviétique !
La reconquête de la Russie Impériale par les Cosaques Blancs avait échoué. Dorénavant leurs intérêts étaient ailleurs...
Toutefois, il est important et utile de le préciser que la France fut la seule nation au monde à avoir reconnu le gouvernement du Général Wrangel.
En Mars 1921, les Français annoncèrent, abruptement, qu’ils cessaient toute aide à l’Armée des Cosaques Blancs en défaite. Du fait de cette suppression pure et simple des rations alimentaires, les Cosaques n’avaient le choix qu’entre trois  solutions:
1/- Revenir sur leurs pas en terre soviétique, où une sentence arbitraire était plus que probable.
2/- Se débrouiller comme apatrides dans une région du monde inconnue.
3/- Émigrer au Brésil, où quelques portes leurs étaient entrouvertes, mais seulement pour les hommes de la terre.
 
Malgré l’épée Damoclès qui risquait de s’abattre sur eux à leur retour dans le pays natal, certains, s’y risquèrent, à la grâce de Dieu, mais nul ne sut ce qu'il advint d'eux.
 
D’autres contractèrent un engagement dans la Légion Étrangère Française. La plupart se dispersèrent dans l’ouest de l’Europe, isolément ou par petits groupes.
Ainsi, les Cosaques de l’Armée Blanches gagnèrent des lieux comme Paris, la Tunisie, (consulter le livre “La Dernière Escale” d’Anastasia Chirinsky, (décédée en décembre 2009, aux éditions Sud) L’Égypte, l’Angleterre, l’Europe Centrale, ou les Amériques.           D’autres communautés de Cosaques, ceux du côté Sibérien de la Grande Russie, s’enfuirent vers Kharbine, puis partirent pour Shanghai et pour les différentes villes d’extrême Orient. Pour tous ces Cosaques l’adaptation se révéla dure, dure comme fer, pour la plupart.
 
Ils arrivaient sans aucune ressource, ne connaissant aucune autre langue que la leur. Ainsi, pour se faire comprendre, la quasi-totalité des Cosaques, dont mon père, durent mélanger la langue de Molière et celle de Pouchkine…
 
Certains même, étaient si démoralisés qu’ils devinrent incapables de s’adapter nulle part…
À Paris ou ailleurs, les "Chevaliers mendiants" de l’exil devinrent portiers, ou plongeurs dans des restaurants, et durent s'adapter au travail, à celui qu'ils trouvaient…
Ceux qui, par bonheur, disposaient d’un petit pécule s’établirent comme chauffeurs de taxi.
Comme toujours, ici et là, il y a des exceptions, des petits veinards. Il en fut ainsi pour certains Cosaques à qui la chance  avait souri au bon moment, et  pour lesquels l’adaptation fut plus facile que pour d’autres.
Un exemple en a été donné par ces privilégiés, membres du splendide Chœur Cosaque, dont l'idée germa au camp de Tschlingir près de Constantinople en Turquie (où le Chœur Serge Jaroff naquit).
 
Certains Cosaques, par le biais de petites troupes éparses eurent l’opportunité de trouver miraculeusement un filon à leur portée, en exploitant leurs talents de cavaliers émérites, et ils effectuèrent des tournées de Djiguitovka dans des cirques ou lors des démonstrations festives à travers l'Europe, entre les deux guerres. Ils purent, grâce à un art qui leur était familier, vivre et  diffuser autour d’eux la convivialité de leur patrie.
 
Certes mon père aurait pu peut-être se joindre à eux; mais la conjoncture ne s'y prêta guère pour lui, qui avec un ou deux milliers environ d’autres Cosaques, étaient destinés à s’embarquer pour le Brésil.
Ceux-ci, tous ses frères de combat, se sont retrouvés entassés, pêle-mêle, sur un cargo battant pavillon français, "Le Rion", mesurant 155m de long, et 17m de large, avec pour tout bagage ce qu’ils portaient sur leur dos, soit une tenue de combat et ce qui restait de leur paquetage militaire...
 
Le RION prit le large le 24 Avril 1921 à partir de Constantinople. Le voyage fut pénible, houleux au sens propre comme au figuré. Il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. Les passagers étaient en surnombre. L’hygiène avait dépassé la limite du supportable. Les Cosaques étaient livrés à eux mêmes, sans aucun recours, ni secours extérieur.
A bord, le service de restauration, qui devait leur assurer la pitance, était complètement débordé, incapable de faire face, tandis que la pénurie d’eau potable ne tarda pas à semer la zizanie à bord.
 
Ils ne tardèrent pas non plus à connaître la disette. Tant que la chaudière fut en état de fonctionner, ils se débrouillèrent, tant bien que mal, avec le seul moyen à leur portée, celui de mélanger de la farine avec de l’eau de mer pour en faire une pâte rudimentaire.
Avec cela, ils  ont fait des galettes, avant de les disposer en guirlandes sur la tuyauterie d’eau chaude de la chaudière à vapeur qui circulait dans les entrailles du cargo.
Le résultat fut déplorable, mais avec cet expédient l'estomac avait de quoi se satisfaire momentanément.
 
Toutefois, les lendemains s’annonçaient sombres et incertains. L’ambiance devenait chaque jour de plus en plus critique. La corde de l’arc était si tendue qu’elle était prête à se rompre d’un moment à l’autre. L’adrénaline était au top niveau, et le moral se situait sous les talons.
Ils étaient tous des guerriers endurcis, certes, mais les mêmes questions étaient sur toutes les lèvres. Le Brésil était-il encore loin ? Combien de temps pourraient-ils encore tenir ? Y aurait-il une escale quelque part, soit pour changer de bateau, soit pour s’approvisionner en vivres ?
Et le service sanitaire, où était-il en cas de besoin ? Il brillait par son absence…
Ils naviguaient sur un cargo peu sûr, sur un océan d’inquiétudes, qui les emportait vers l’incertitude, tandis que rien ne transpirait, aucune information !   
Rien d'autre ne  parvenait à leurs oreilles que des rumeurs, seulement des rumeurs !
 
Libre cours leur était donné pour imaginer toutes les facettes du possible, depuis l’impossible de leur futur jusqu’aux plus extravagantes supputations.
Ils avaient tous embarqué sur le Rion pour se rendre au Brésil. C’est du moins ce qu'ils avaient cru comprendre initialement. Par déduction, il devait donc se diriger vers un pays lointain, qu'ils ne pouvaient même situer dans leur imaginaire…
Pour le moment, ils n’avaient que la ligne d’horizon dans leur champ de vision, et le bateau se dirigeait droit dessus.
 
Or, pour des raisons qu’ils n’ont pas du tout comprises, ils se retrouvèrent entre deux terres. Ils apprirent que d'un coté c'était la Sicile et de l'autre l’Italie. La raison, ils ne le surent jamais… Ils s'étaient retrouvés devant un fait établi !                                
Dans l'ignorance, les passagers avaient fait le simple raisonnement suivant : puisqu'un drapeau français flottait au vent, en haut d’un mât, la logique leur laissait croire que l’équipage du Rion était également français. Ce simple petit détail engendra un quiproquo dans l'esprit de ceux qui subissaient terriblement la pénurie d’eau potable.
 
A contrario de leur privation, l’équipage supposé français, "lui", devait avoir de quoi trinquer à la santé de la Marianne nationale. Ce n'était pas encore le 14 juillet, mais qu'importe, "buvons un coup, buvons en deux", et combien d’autres encore...?
Ce qui devait arriver, arriva dans la machinerie ! C’était écrit dans le livre du destin, comme disait mon père en son temps, et ceux qui avaient la mission de surveiller la pression de la vapeur sur le cadran du manomètre de la chaudière avaient été plutôt enclins à avoir la bouteille de vin en ligne de mire.
Soudainement, la vue de ces derniers a dû se troubler, victime d’une attaque de strabisme invalidant. Leur champ de vision avait dû se réduire à l’extrémité de leur ligne de mire, où la bouteille avait sérieusement tendance à se dédoubler par intermittence...
 
La machinerie, qui n’apprécia guère cette négligence, le fît savoir à sa manière, par un retentissant "Boum", qui dut se faire entendre à plusieurs milles à la ronde.
Quant au bateau, il fut secoué par un hoquet intempestif, et tous imaginèrent que c’était la chaudière qui venait de voler en éclats.
 
Désormais, le cargo s'était immobilisé, mais par la grâce de Dieu il n’avait pas sombré corps et biens ! Certes, mais cela ne devait pas être exclu dans les probabilités... et le fait est que les Cosaques survécurent une nouvelle fois encore aussi ! Cet incident engendra un malentendu dans l’esprit des Cosaques, qui subissaient la faim et la pénurie d’eau potable, tandis que l’équipage français avait de quoi trinquer à la santé de Marianne. En réalité, cette version plutôt anecdotique était celle de passagers lambda, qui avait circulé à l’époque, et qui en fait, n'était que le pur fruit de leur imagination, engendrée par leur ignorance de la réalité des faits, une réalité dont mon père m’avait informé à l’époque de mon enfance.
 
Par la suite ces rumeurs avaient si bien circulé qu’à la longue, à force de circuler, elles avaient fini par se confondre avec la réalité. Or, il n'en était rien. Le commun des mortels, auquel ils appartenaient, ignorait  que le bateau, pour cause de dette de guerre envers la France, avait changé de propriétaire… et le drapeau avec.
Ce petit détail concernant le gouvernement français et l’armée blanche, tous les Cosaques en exil n’étaient pas censés le connaître; et pourtant cela avait une grande importance dans leur raisonnement. Mais en définitive, de supposition à supposition, aucune réponse concrète ne fit apparaître  la vérité. Ce n’était que la machinerie qui avait explosé. Mais on pouvait tout aussi bien continuer de supposer que le Rion aurait pu être victime d’une voie d’eau nettement plus importante, et couler corps et âme à pic !
 
Or dans le doute, l’esprit est fertile ! Les passagers, tous autant qu’ils étaient, étaient dans l’ignorance la plus totale de ce qui pouvait se tramer, en dehors de leur entourage immédiat, et ne savaient même plus quoi penser ! D'autant plus que ceux qui étaient situés à la poupe du navire, ou dans les cales, ne voyaient quasiment rien de ce qui pouvait se passer ailleurs. En définitive, ils étaient tous pleinement... dans une salade russe.
       
Il y avait tellement de monde à bord, que la promiscuité était à son maximum, et que l’aisance de circuler à bord était inexistante.
En revanche, ce qui pouvait mieux circuler, cela ne pouvait être que les rumeurs, mais toutes différentes les une des autres !
 
Tous ces Cosaques n’étaient que des moutons de Panurge, avec le moral en berne, toujours à l’affût de la moindre information. Mais tout ce qu’ils apprenaient n’étaient que "De Auditu", où la crédibilité n’était pas à l’ordre du jour. C'était la véracité qui était la plus douteuse.
 
L'apothéose a été la venue d’un autre fléau, du nom de paludisme, autrement appelé malaria, additionné d'une dysenterie généralisée, ce qui n’arrangea pas leur mal être.  Il fallait être de bonne constitution physique, avec un psychique hors norme.
 
Par ailleurs, ce n’est  un secret pour personne, tout le monde savait mais ne voulait pas y croire, que lorsqu’un bateau reste en rade non loin d’un port au large d’une côte, que les pêcheurs du coin ne sont jamais bien loin. Ils viennent toujours rôder autour.  "Le Rion" n’échappa pas à cette tradition.
 
Au fil des jours, les Cosaques, dans l’insalubrité la plus complète, ne supportèrent plus d’avoir le ventre creux. Moyennant troc, des pêcheurs sans scrupules commencèrent à leur apporter de quoi remplir leurs ventres creux.
Mais, à la longue, à force de se démunir de leur maigre bien, jusqu'à leur alliance, pour ceux qui était mariés, et qui en échange ne percevaient en retour qu'un simple croûton de pain, les Cosaques n'avaient plus rien, ce qu'on n'appelle rien de rien, et crevaient de faim !
 
Immobilisé, le bateau resta en pleine mer durant un certain temps, avant d’être remorqué en traversant un goulot, entre deux terres de part et d'autre du Rion, où une flottille de margoulins les attendaient dans leur barque, exactement comme précédemment.
 
En fin de parcours ils se retrouvèrent le 15 mai 1921 à 2h du matin en rade d'une terre inconnue. Là, pour cause de quarantaine sanitaire, interdiction était faite de débarquer. Mais toujours rien à boire, ni à manger, pendant que le temps, lui, s’égrenait pitoyablement.
Maintenant qu'ils n'avaient plus rien pour assurer un troc avec les gens qui venaient avec des embarcations, ils étaient à bout de nerfs, avec un psychisme en ébullition. À force de bouillir d’impatience et de faim, ils avaient l’appréhension de faire bientôt comme la  chaudière du Rion. Le jour présent ressemblait aux jours précédents, et rien ne semblait vouloir leur indiquer que cela allait changer. A bout de patience, un petit groupe de cosaques excédés, malgré le joug de la quarantaine, avait pris une décision irrévocable, celle d'enfreindre le règlement pour rejoindre à la nage, la nuit tombée, la terre ferme qu'ils avaient devant eux.
Certains, comme mon père, prirent le temps de se signer avant de plonger du haut du bastingage du Rion, tout en implorant la bénédiction du Ciel, en se disant en russe “Alea jacta est !”
Ils durent nager sans répit en direction de ces  points lumineux qui vacillaient devant eux comme des lucioles. Vraisemblablement, cela devrait être le littoral, où ils allaient pouvoir se retrouver, complètement à l'aveuglette sur cette terre inconnue !
Une fois émergés, là où seul leur destin avait décidé pour eux, ces naufragés de la guerre, encore en tenue militaire, n'eurent rien d'autre que la débrouille pour leur venir en aide, sans même savoir, où chacun d'eux avait débarqué. C'était chacun pour soi, et Dieu pour tous !
 
Quant à moi, je ne me souviens plus si mon père m'avait dit s'ils s'étaient regroupés, car en pleine nuit, c'est mission impossible. Le fait est qu'il ne sut qu'après quel était le lieu où il avait émergé pour rejoindre une terre ferme inconnue.
Ils ne surent qu'après que c'était un coin de France, qui s'appelait "La Corse", et qu'Ajaccio en  était la capitale. Ceci dit, je ne fais que retranscrire les paroles de mon père.
 
Or, c'est incidemment, durant mes investigations, que j'ai eu la chance de découvrir un document qui ne m’a pas laissé indifférent. Celui-ci relatait l’épopée de l’immigration russe en Corse. Le contenu de cette information m'était de première importance, et pour respecter l'intégralité de l’écrit de ce document, il est nécessaire débuter l’histoire par son commencement, et surtout, sans y changer un iota, au risque de me répéter quelque peu avec celui-ci, qui relate d'une manière plus formelle et plus détaillée, ce que mon père m'avait narré, en son temps. Malgré, un certain distinguo existant, entre les dires de mon père et le réel du factuel, il faut néanmoins admettre, qu'à quelque chose près, cela corrobore relativement bien les faits.

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1. Comparée à la mer méditerranée avec une profondeur pouvant aller jusqu'à 2260 mètres, la mer noire a la particularité d'être une mer à faible salinité, à cause de sa petite superficie, dans laquelle se déversent de grands fleuves.

[2] Podessaoul : Capitaine en second – Essaoul : Capitaine en premier.


P.S : Sur les documents de mon père son nom est mentionné à la Russe, c'est-à-dire sans le "e" muet final : RODIN  (mais chez les Russes le "N" se prononce.)

Cheval cherchant à rejoindre son maître embarqué
Cheval cherchant à rejoindre son maître embarqué














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Le regretté Jo Tarrassenko, qui fut Président de l'Association kalinka-machja durant de nombreuses années, rappelait souvent que son propre père avait fui son village natal du Kouban sur un cheval à l'approche des Rouges en obéissant aux injonctions du grand-père qui lui avait dit :  " Prends le cheval et file au galop" .
J.M