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10 mars 2014
Si les anniversaires de Taras Chevtchenko sont commémorés avec ferveur et solennité par tous les Ukrainiens, c’est parce qu’ils ont à coeur de rendre hommage à celui qui fut pour son peuple non seulement un poète de génie et un peintre remarquable, mais aussi et surtout leur guide et inspirateur dans la lutte qu’ils ont menée pour la libération nationale et sociale. La littérature ainsi que la vie culturelle et politique en Ukraine et le mouvement national même du XIXe siècle, de façon décisive, ont été formés par Chevtchenko.
Sa courte vie et son oeuvre abondante furent tout entières consacrées à l’exaltation de l’héroïsme des Cosaques Zaporogues et à la lutte pour l’indépendance de son peuple. Elles sont intimement liées au destin de sa patrie, ce que le poète a souligné dans sa note autobiographique : « L’histoire de ma vie est une partie de l’histoire de l’Ukraine ».
Fils de serfs, né le 9 mars 1814, dans la période tragique de l’asservissement de son peuple, l’enfant a été élevé par son grand-père dans l’esprit des traditions cosaques. Pris au service de son seigneur, le comte d’Engelhardt, propriétaire d’immenses domaines hérités du prince Potemkine, le jeune garçon se fit remarquer par ses dons exceptionnels pour le dessin, ce qui lui valut d’être mis en apprentissage à Varsovie puis à Saint-Pétersbourg. Pendant quatre ans il mena une existence peu enviable d’apprenti traité en domestique. Il se rendait en cachette au Jardin d’Eté et là, à la lumière diffuse des nuits blanches, il dessinait les statues qui ornaient le parc. Une nuit, un promeneur, un compatriote, le peintre Sochenko, le découvrit et fut frappé par le talent du jeune garçon, à l’aspect misérable. Il lui présenta Eugène Hrébinka, écrivain ukrainien, les peintres russes Brullov et Vénetsianov, Joukovski, le poète à la cour et précepteur du futur tsar Alexandre II. Ses nouveaux amis décidèrent d’affranchir le jeune homme. Le maître Engelhardt exigea la somme énorme de 2500 roubles pour cette valeur marchande sûre. On décida alors d’organiser une loterie avec pour lot unique le portrait de Joukovski, exécuté par Brullov. Une partie importante des billets fut achetée par la famille impériale. Le 22 mai 1838, fut le jour le plus beau dans la vie de Chevtchenko : il devint libre et se fit une place de choix parmi les élèves de l’Académie des Beaux-Arts.
Jusqu’à l’âge de 24 ans il est connu comme peintre de talent, rien ne laissait présager sa vocation de poète. Transplanté dans la capitale nordique, brumeuse et glacée, le futur poète eut soudain la révélation de la beauté de son Ukraine natale, de ses paysages baignés de lumière, de ses villages aux maisons blanches, noyés dans la verdure de la majesté du Dnepr. C’est à ce moment qu’il commença sa carrière littéraire. Son oeuvre poétique est particulièrement riche. Les nouveaux genres cultivés par le poète ont été magistralement implantés dans la littérature ukrainienne. C’est à lui que l’on doit les ballades populaires fantastiques ou réalistes, les poèmes historiques exaltants ou révoltés, la satire politique ou sociale, les récits autobiographiques ou enfin la poésie lyrique inexistante avant lui. Son premier recueil de poèmes Kobzar (1840), du nom des chanteurs populaires ukrainiens qui s’accompagnaient à la kobza, lui valut une grande célébrité. Il fut salué par la critique ukrainienne et russe progressiste, sensible à son inspiration authentiquement populaire et à sa sincérité.
C’est justement l’oeuvre de Chevtchenko qui va placer définitivement l’ukrainien au rang de langue littéraire. Ses poèmes historiques (La nuit de Taras, Hamaliya, Ivan Pidkova) faisaient revivre les figures des chefs cosaques réels ou légendaires, pénétrés de douleur et de nostalgie. Ils faisaient également ressortir l’opposition poignante entre le passé glorieux d’une Ukraine jadis libre, et d’une Ukraine devenue à présent asservie et soumise à une domination étrangère. Dans le poème épique Haïdamaky (1841) le poète exaltait l’insurrection ukrainienne contre les Polonais en 1768. Cependant ces succès personnels ne pouvaient satisfaire cet « homme révolté », pourvu d’une sensibilité exceptionnelle à toute injustice. Les voyages en Ukraine en 1843 et 1845 marquèrent un tournant décisif dans la vie du poète. Au contact des réalités sociales, sa pensée se radicalisa et son oeuvre qui dénonçait le servage et l’oppression nationale (Le Caucase, La Sorcière (1844-1847)), ne circulera plus qu’en copies manuscrites. Il lança un appel vibrant en faveur d’autres peuples opprimés. Son poème le Caucase est un réquisitoire vigoureux contre l’impérialisme russe. Hardiment il prit la défense de ces montagnards, engagés dans une lutte héroïque et inégale contre le colosse russe. Chevtchenko adhéra avec enthousiasme à la Confrérie de Cyrille et Méthode, société secrète à but politique qui préconisait une fédération des peuples slaves libres et égaux. Son programme panslaviste et démocratique correspondait à ses propres vues et il en devint le porte- parole enflammé. Le chef de la IIIe Section de la Gendarmerie considéra que… « à Kiev et en Petite- Russie la slavophilie s’est transformée en ukrainophilie. Des jeunes gens s’y préoccupent de faire renaître la langue, la littérature et les moeurs de la Petite-Russie et vont jusqu’à rêver de restaurer l’hetmanat et le monde cosaque ».
Au printemps de 1847, les membres de la Confrérie furent arrêtés à la suite d’une dénonciation et emprisonnés à la forteresse Pierre et Paul. C’est Chevtchenko qui sera le plus durement puni : à savoir 10 années d’exil. Il ne pouvait pas nier la paternité des œuvres explosives trouvées dans sa valise. Le plus accablant était le poème le Rêve, satire fort irrévérencieuse sur la cour et le couple impérial. On lui reprocha son ingratitude à l’égard de l’auguste famille qui avait contribué à son rachat. Il encourut la peine la plus sévère : il fut envoyé comme simple soldat dans un bataillon disciplinaire au-delà de l’Oural, dans les steppes kirghizes, avec l’interdiction proprement inhumaine, de peindre et d’écrire, rajoutée de la main de l’empereur. Son existence d’homme libre n’avait duré que neuf ans.
Il réussit néanmoins, durant les trois premières années de son exil, à poursuivre son oeuvre de poète et de peintre, mais la surveillance devint plus rigoureuse à partir de 1850. En exil il se lia d’amitié avec ses compagnons d’infortune, les déportés polonais, fort nombreux dans la région d’Orenbourg. Au printemps de 1848 une expédition fut organisée dans le but d’explorer la mer d’Aral et son littoral. Chevtchenko y participa en qualité de dessinateur. Mais dès son retour, il fut arrêté à nouveau et envoyé cette fois à Novopetrovsk, fort situé dans une presqu’île de la mer Caspienne. Les conditions de détention étaient plus rigoureuses que celles d’Orsk, et le poète y passa sept années. C’est au cours de la dernière année de son exil que Chevtchenko commença à écrire son Journal (1857) qui nous offre des matériaux très riches et nous aide à comprendre sa conception du monde, ses réflexions sur l’art, la littérature et le théâtre. Il y analyse les événements et courants de pensées, trace les portraits pénétrants de grandes personnalités (écrivains, artistes ou simples amis Ukrainiens, Russes ou Polonais), revient avec émotion sur un événement douloureux : son exil.
En 1855, à la mort de Nicolas Ier, les amis fidèles du poète redoublèrent d’efforts pour obtenir sa libération. Le comte Théodore Tolstoï, sculpteur russe, Vice-Président de l’Académie des Beaux-Arts à St-Pétersbourg, le poète Alexis Tolstoï, ami de la famille impériale, firent des démarches pressantes et réitérées. La libération ne vint qu’en juillet 1857.
Son retour dans la capitale eut lieu en mars 1858, après un séjour de 9 mois à Nijni Novgorod où il avait été retenu par des formalités administratives. L’accueil réservé par la capitale fut particulièrement chaleureux : les réceptions en son honneur se succédaient.
Bien que sa santé fût gravement compromise, il se mit énergiquement au travail. Logé à l’Académie des Beaux-Arts, il commença à apprendre la technique des gravures à l’eau forte, et saura vite dominer ce nouvel art. Il composa une nouvelle édition augmentée du Kobzar, mais celle-ci ne parut intégralement qu’en 1876, à Prague, avec les poèmes interdits par la censure russe. Son inspiration épique et son action révolutionnaire se tempéraient parfois d’accents romantiques qui lui inspirèrent des poèmes d’une sensibilité mélancolique ou son célèbre Testament, dans lequel il exprime son désir d’être enterré dans les steppes de sa chère Ukraine. Il se rendit en Ukraine, espérant réaliser son rêve : se marier avec une jeune Ukrainienne, acheter une maison, et y vivre heureux. La maladie implacable ne lui donna pas le temps de réaliser ses rêves. Il mourut le 10 mars 1861, quelques jours avant la libération des serfs qu’il attendait avec une impatience fébrile et douloureuse.
Chevtchenko est resté jusqu’à nos jours le plus grand et le plus célèbre personnage de l’Ukraine. C’était un homme qui luttait sans compromission pour la gloire nationale, pour un Etat ukrainien. En créant une poésie originale et puissante, il fit prendre conscience à ses compatriotes de leur entité nationale, et en démasquant les tares du passé il les mit en garde contre les erreurs à ne pas commettre.
La tombe de Chevtchenko n’a pas été abandonnée ; au contraire, elle est devenue un lieu saint, un véritable lieu de pèlerinage, où des millions d’Ukrainiens viennent prier pour le poète qui leur a donné la force de continuer à lutter pour la cause nationale. Son oeuvre continue à vivre dans les coeurs pleins de reconnaissance de ses compatriotes, qui poursuivent leur lutte pour la liberté et la dignité de l’homme dans une patrie libérée !
par Olga Camel
Professeur émérite à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales
LE TESTAMENT
Quand je mourrai, enterrez-moi
En dressant ma tombe
Au cœur des steppes infinies
De ma chère Ukraine.
Pour que je voie les champs immenses,
Le Dniepr et ses falaises
Et pour que je puisse entendre
Son grondement puissant.
Quand de l'Ukraine il portera
Jusqu'à la mer bleue
Le sang ennemi, alors
J'abandonnerai
Montagnes et prairies et m'envolerai
Vers Dieu pour prier.
Mais jusque là,
Dieu m'est inconnu.
Enterrez-moi. Mais vous — Debout !
Brisez vos chaînes
Et abreuvez la Liberté
Avec le sang des ennemis.
Puis, dans la grande famille,
La famille libre et nouvelle,
N'oubliez pas de m'évoquer
A voix basse, tendrement.
1845
Traduit par Kaléna Uhryn
Première parution : Bulletin des Jeunes amis de l'Ukraine, N 7. P. 1961
Source
Cela m'est vraiment bien égal
De vivre en Ukraine ou ailleurs.
Qu'on m'oublie ou qu'on se souvienne
De moi dans ces neiges lointaines
Combien cela peut m'être égal !
J'ai dû grandir, esclave, à l'étranger
Et sans être pleuré des miens
Esclave en pleurant je mourrai
En emportant tout avec moi,
Ne laissant pas la moindre trace
En ce glorieux pays d'Ukraine
Le nôtre — et qui n'est plus à nous.
Le père en parlant à son fils
Ne dira pas : " Prions pour lui,
Fils, car c'est pour l'Ukraine
Qu'il fut torturé autrefois ".
Cela m'est égal si plus tard
Ce fils prie pour moi ou non,
Mais ce qui ne m'est pas égal
C'est de voir l'ennemi perfide
Assoupir l'Ukraine et la réveiller
Dépouillée, au milieu des flammes.
Oh ! Voilа ce qui ne m'est pas égal !
1847
Traduit par Kaléna Uhryn
Source