kalinka-machja CERCLE CULTUREL ET HISTORIQUE CORSE-RUSSIE-UKRAINE

La machine infernale. Article de la revue CONTRETEMPS repris à partir de academia-edu. Suivi d'une video-conférence d'Alexandra GOUJON.




L'article ci-après, signé Eric Aunoble, Maitre de conférences et  chercheur à l'Université de Genève, paru dans la revue CONTRETEMPS et accessible via le site academia-edu, aborde le conflit russo-ukrainien sous un angle quelque peu différent de celui  qui prédomine actuellement (mars/avril 2022) dans les médias mainstream français.
Nous laisserons donc au lecteur/visiteur le soin de juger de sa pertinence.
Précisons toutefois que l'intitulé du présent article n'a rien à voir avec  la célèbre machine infernale du Corse Giuseppe Fieschi ou les orgues de Staline (encore que pour ces derniers un rappel historique puisse être envisagé).

J.M

En complément de cet article: 
video consacrée à l'histoire partagée de l'Ukraine et la Russie, conférence donnée par Alexandra GOUJON, maitresse de conférences à l'Université de Bourgogne  et auteure (notamment) de l'ouvrage ayant pour titre 
"L'Ukraine de l'indépendance à la guerre"  (Le Cavalier bleu, 2021 - ISBN 979-103180479-8) 

 
https://www.youtube.com/watch?v=cErwG9msnUw

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CONTRETEMPS (revue papier), n°53 / 2022, pp. 56-65.

 
La machine infernale

Éric Aunoble


La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine le 24 février tourne une page dans l’histoire.
C’est la fin du monde « post- » (post-socialiste, post-soviétique, post-communiste...), dans lequel une génération d’Européens avait grandi avec la certitude que, malgré les difficultés et les crises, l’ère des grands conflits était terminée en même temps que le « temps des idéologies ». Cet autre « post- », le post-modernisme, s’effondre à son tour : cette guerre entre deux États européens ne peut plus être euphémisée comme une simple « guerre civile » ou « une guerre localisée », « hybride », « de basse intensité », voire un « conflit gelé ». L’heure n’est plus aux « frappes chirurgicales » et la « post-vérité » se révèle n’être que le classique bourrage de crâne, avec manipulation de l’information et censure par les États (1).
Surtout, les peuples ukrainien et russe que ni l’oppression tsariste ni la dictature stalinienne n’avaient pu dresser l’un contre l’autre s’opposent aujourd’hui aussi frontalement que les Français et les Allemands il y a quelques décennies. L’histoire que les nationalistes des deux bords écrivaient depuis 20 ou 30 ans devient vraie : la haine que sème la guerre actuelle est désormais considérée comme ancestrale. À rebours de cette lecture, on veut ici démonter le mécanisme qui a conduit à la guerre actuelle pour rappeler que, si elle est devenue inévitable, les raisons en sont platement politiques.
 
« T’es quoi ? Un patriote ? »
 
Les questions mémorielles et identitaires occupent beaucoup l’espace académique et médiatique ces derniers temps. Les chercheurs mettent l’accent sur la « construction des identités » et le livre de Benedict Anderson sur le nationalisme, "Les Communautés imaginaires" (2), est en bonne place dans les bibliographies. Néanmoins, le simple fait de regarder le réel à travers ce prisme revient à ranger les personnes par catégories. Or, en fait, les humains n’arrêtent pas de passer d’un tiroir à l’autre et ne respectent aucune discipline, fût-elle celle de la sociologie.
 
Soit Volokhivka en juillet 2000. C’est un village de 321 habitants, situé à l’est-nord-est de l’Ukraine, dans le district de Vovtchansk (région de Kharkiv), à 5 km de la frontière russe.
L’administration siège au conseil rural – ou doit-on dire « soviet du village » ? En tout cas le nom de l’institution, « sil’ska rada », n’a pas changé depuis 1991 –. En fait d’administration, il s’agit de deux secrétaires. Elles me renseignent en russe. Le téléphone sonne et elles répondent en ukrainien, la langue officielle de l’État.
Entre elles, elles ne parlent ni russe, ni ukrainien, mais sourjik. Le terme désigne à l’origine un pain réalisé avec de la farine mélangeant plusieurs céréales. Par extension, il s’applique aux dialectes mélangeant russe et ukrainien. Ces dialectes sont pluriels en Ukraine, parmi leurs 10 à 20 % de locuteurs. À Volokhivka même, on s’identifie entre voisins comme «russophone » ou « ukrainien », chacun parlant, m’a-t-il semblé, son propre mélange. Pour certains, c’est une base grammaticale ukrainienne émaillée de russismes. D’autres, au contraire décorent leur russe d’un lexique largement ukrainien. Méprisée par les puristes des langues de Pouchkine comme de Chevtchenko (3), le sourjik est l’expression de l’entre-deux, sûrement pas bourgeois, mais pas vraiment prolétaire non plus car trop rural. Il est parlé dans les bourgs et les faubourgs où l’on a toujours essayé de survivre, dans les interstices de la modernité soviétique puis dans ceux du pseudo-capitalisme national.

Dans ces conditions, le nationalisme restait en Ukraine dans les années 1990 une « foi minoritaire » selon l’expression d’Andrew Wilson (4). Le terme de « patriote » était connoté péjorativement dans la langue populaire. À un travailleur un peu bête qui s’échinait à la tâche sans en tirer aucun bien, on demandait, moqueur, « T’es quoi ? Un patriote ? ». Les choses ont changé peu à peu, partiellement à coup de politiques mémorielles (5) mais aussi et peut-être surtout par une nationalisation de l’espace public à un niveau infrapolitique. L’Euro de football de 2012, co-organisé avec la Pologne a ainsi été un jalon. L’est de l’Ukraine,« russophone », avait pleinement participé à la fête vu que certains matchs s’étaient joués à Kharkiv et surtout à Donetsk où le magnat local, Rinat Akhmetov, avait fait construire un stade grandiose (6). Tout le monde portait les couleurs nationales, de Lviv à Kharkiv, sans réserve désormais. Il faut noter que la co-organisation de la manifestation par l’Ukraine fut un des grands succès de la diplomatie européenne de Viktor Ianoukovitch, le président que les commentateurs présentent invariablement comme « pro-russe ».
 
Vieilles « élites » et problèmes nouveaux
 
Les clichés sont en effet nombreux sur les dirigeants ukrainiens, et leur biographie en corrobore certains. Jusqu’aux années 2000, ils étaient directement issus de la nomenklatoura soviétique. Le premier président, Leonid Kravtchouk (1991-1994), était l’ancien responsable à l’idéologie du CC du PC d’Ukraine ; le second, Leonid Koutchma (1994-2004), directeur de Ioujmach, une importante usine du complexe militaro-industriel soviétique ; Viktor Iouchtchenko (2005-2010) était passé de la Gosbank soviétique à la Banque nationale ukrainienne, avant d’entrer au gouvernement puis à la présidence. La génération suivante est plus haute en couleurs. Viktor Ianoukovitch (2010-2014) est passé du monde criminel à la politique après un intermède énigmatique dans un emploi subalterne pour une entreprise soviétique de transport. Petro Porochenko (2014-2019) a fait fortune dans le chocolat et cet oligarque était connu pour un rapport totalement opportuniste à la politique, avant de se découvrir patriote belliciste et conservateur une fois élu. Après le roi du chocolat, ce fut le roi de la blague, Volodymyr Zelensky, qui devint président.

Aujourd’hui, tout le monde s’accorde à reconnaître que le saltimbanque est devenu un véritable homme d’État. Il faut toutefois convenir également que tous les autres présidents avaient tant bien que mal tenu leur rôle. Ils ont certes tenté de profiter de leur position pour s’enrichir et se débarrasser des gêneurs, mais, ce faisant, ils défendaient aussi leur clan, c’est-à-dire la fraction de la couche dirigeante qu’ils représentaient : rien de nouveau sous le soleil du marxisme. En outre, ils ont su emboucher les trompettes nationalistes, alors qu’ils avaient subi ou même inculqué la vulgate soviétique sur l’internationalisme pour la première génération et professé des idées libérales pour les autres. Tous se sont à leur façon coulés finalement dans le costume de chef de l’État ukrainien indépendant et ils ont dû, à ce titre, inventer une politique extérieure qui n’avait jamais existé.
Cela n’avait rien d’évident faute de personnel formé mais surtout parce que la situation géopolitique de l’Ukraine est inconfortable. Vue d’Europe de l’ouest, c’est un poids lourd, plus grand que la France par la superficie et plus peuplé que l’Espagne. C’est aussi le pays le plus oriental, à part la Russie. Or sa voisine est 30 fois plus étendue et trois fois et demie plus peuplée. De ces données intangibles le président Koutchma avait tiré un concept, la « multivectorialité » : tout mouvement vis-à-vis de l’Occident devait être équilibré par un mouvement symétrique vis-à-vis de la Russie. Ainsi, la création d’une commission Ukraine-OTAN en 1997 est contemporaine de l’accord Koutchma-Eltsine sur le partage des bases navales de Crimée. L’équilibre est toutefois précaire, car, quand Koutchma entérine le rapprochement avec l’OTAN dans la loi de sécurité nationale de 2003, la tension monte dans la mer d’Azov : les forces spéciales russes et ukrainiennes sont larguées sur des îlots artificiels en béton qui forment une digue entre Kertch (Crimée ukrainienne) et Taman (Russie) (7) pour y affirmer la souveraineté de l’un ou l’autre État. Les « crises du gaz » qui prenaient prétexte du non-paiement de la consommation par les Ukrainiens et du loyer du transit par les Russes s’inscrivaient dans la même logique de coups de pression permettant de réaligner les rapports réciproques.

Les bons amis de l’Ukraine

Faire ainsi de nécessité vertu permettait également de faire monter les enchères. C’est l’exercice auquel s’est livré le président Ianoukovitch. Tout en ne tournant pas le dos à Moscou, il poursuivit mezzo voce les négociations avec l’OTAN, et de façon tonitruante celles sur l’Accord d'association entre l'Ukraine et l'Union européenne (8). On sait ce qu’il advint. Après s’être finalement jeté dans les bras de Moscou, Ianoukovitch a été renversé au profit d’un gouvernement qui faisait « le choix de l’Europe ». Le choix de l’OTAN s’est imposé de la même manière, par réaction et dans la précipitation. Avec l’annexion de la Crimée par la Russie et la proclamation des républiques séparatistes dans le Donbass, les foyers de la contestation la plus active contre l’atlantisme en Ukraine avaient d’ailleurs disparu (9). En somme, l’État ukrainien a perdu la faible liberté de manœuvre dont il avait tenté de jouir pendant les deux premières décennies de l’indépendance.

Certains en concluent que « l’Occident » a bien joué en suivant scrupuleusement la partition qu’on dit écrite par l’ancien conseiller de Ronald Reagan, Zbigniew Brzeziński : « Sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un Empire pour redevenir un pays » (10) . En ce cas, c’est une victoire paradoxale de l’Occident vu que la guerre commencée le 24 février semble au contraire être la démonstration violente de l’impérialisme russe. Surtout, c’est appliquer une grille de lecture largement téléologique qui prête aux Occidentaux une connaissance des fins et une parfaite maîtrise des moyens.

À y regarder de près, rien n’est moins sûr. Dans les années 1990, le FMI est régulièrement intervenu pour sauver l’État ukrainien de la banqueroute en conditionnant ses aides à une " transformation culturelle visant à sortir le pays du soviétisme au niveau sociale et économique. Les réformes n'ont pas été lancées (11) car les dirigeants voulaient juste continuer à piller tranquillement le pays sans provoquer inutilement une révolte en brandissant l'épouvantail du libéralisme. Le FMI a toutefois continué à verser bon an mal an un argent vite détourné (12) car il ne voulait pas ajouter du chaos au chaos, particulièrement en 1998, quand la crise asiatique s'était étendue à tout l'espace post-soviétique sous forme de  crise financière.
 
Dans les années 2000, alors que la situation économique se stabilise (13), les enjeux géopolitiques reviennent au centre de l’attention. Les dirigeants ukrainiens veulent afficher une perspective occidentale, qui est populaire dans le pays à la mesure de l’espoir de prospérité qu’elle suscite. Le rapprochement avec l’Union Européenne porte cette promesse sans provoquer de tensions internes comme l’OTAN. L’accord d’association, qui est négocié depuis 2007, n’est pourtant pas sans inconvénients pour la partie ukrainienne. Politiquement, il ne vaut pas promesse d’adhésion, mais au contraire sert plutôt à l’éviter. Économiquement, il s’avère être un piège : avant 2013, l’UE représente 34 % des importations ukrainiennes et 28 % des exportations, la Russie respectivement 32 et 24 %. Faire le choix de privilégier un partenaire par rapport à l’autre exposait l’Ukraine à mettre de toute façon en danger un quart ou un tiers de son commerce extérieur (14).

De plus, l’exigence européenne de mise aux normes de la production ukrainienne (15) implique une restructuration économique profonde, aussi traumatique que celle des années 1990. Le Premier ministre Azarov avait chiffré à 20 milliards d’euros le montant nécessaire à amortir le choc alors que l’Union européenne voulait bien donner 610 millions sous condition d’adhésion au programme de réformes du FMI... poussant le régime Ianoukovitch définitivement vers la Russie et, en réaction, déclenchant la contestation (16). Cet aveuglement à la fin 2013 a-t-il servi de leçon ? Une fois que l’Ukraine du Maïdan, qui avait fait le « choix européen », s’est retrouvée en guerre dans le Donbass, l’aide occidentale a été plus vite annoncée qu’abondée.

En 2014-2017, l’UE avait donné « le montant le plus élevé jamais versé à un pays non membre de l'UE », soit 2,81 milliards d'euros sur trois ans… moins que le budget d’une ville comme Genève sur le même exercice. En somme, on voulait bien séduire l’Ukraine, mais pas au point de se mettre en frais pour elle. Et on n’évoquera pas ici « l’engagement de la France en Ukraine et sa volonté de voir le pays avancer » alors qu’elle livrait des équipements militaires à la Russie entre 2015 et 2020 (17).
 
Poutine, gendarme auxiliaire du monde

L’approche russe de la question ukrainienne est bien différente. On ne parlera pas ici des justifications historiques et idéologiques qu’avance Vladimir Poutine (18) et on discutera plutôt le positionnement qu’il adopte. On a souligné son anti-occidentalisme sans le mettre en contexte. Dans le discours du 21 février 2022 qui reconnaissait les républiques séparatistes du Donbass, deux jours avant de déclencher la guerre, un passage a été peu commenté. Dans une séquence digne de la téléréalité, le président russe a déclaré en regardant le téléspectateur dans les yeux : « je vais vous dire quelque chose que je n’ai jamais dit en public, que je vais dire pour la première fois ».

S’ensuivit le récit d’une idylle avortée lors de la visite du président américain Bill Clinton à Moscou en 2000. Le Russe lui demande « comment l’Amérique envisagerait l’adhésion de la Russie à l’OTAN » et la réponse fut « disons, tout à fait réservée » (19). Surtout, les actes considérés comme hostiles se succèdent, comme l’élargissement de l’OTAN à d’autres pays d’Europe orientale alors que la proposition russe n’avait même pas été considérée. La question n’est pas l’orgueil blessé d’un homme mais les enjeux d’une telle proposition et de son refus. Pas plus que Recep Tayyip Erdoğan aujourd’hui, Vladimir Poutine ne voulait faire partie de l’OTAN en 2000 par attachement aux valeurs libérales affichées par le « Monde libre ». Il entendait par contre que son grand pays participe pleinement à la domination du monde.

L’idée d’un tel condominium n’avait rien d’insensée. On pense aux accords de Yalta partageant l’Europe en zones d’influence où les parties prenantes maintenaient l’ordre, de l’écrasement des communistes grecs par les Anglais (1949) à celui de la révolution hongroise par les Soviétiques (1956). Exemple plus parlant pour un conservateur comme Poutine, la couronne russe avait fait sa part au XIXe siècle au point que le tsar Nicolas 1er y gagna le surnom de « gendarme de l’Europe ».

Arrivé au pouvoir en 1825 après l’écrasement de la révolte des Décembristes à Saint-Pétersbourg, il intervint militairement au royaume de Pologne en 1831, le privant de ses dernières prérogatives de souveraineté. En février 1848, il apostropha ses officiers : « Sellez vos chevaux, messieurs, la république est proclamée en France ». Finalement, lors de ce « Printemps des peuples », l’armée russe réduisit le soulèvement hongrois en 1849... pour le compte de la dynastie des Habsbourg. La Russie était ainsi cœur de la Sainte-Alliance des conservateurs européens.

Les références du dirigeant russe aux populations « russes et orthodoxes » partageant « un espace spirituel » ainsi que le soutien appuyé que lui apporte l’Église orthodoxe achèvent de dessiner le paysage mental de ce conservatisme russe nationaliste, telle qu’il s’est formé sous le tsarisme (20). Le facteur subjectif qui empêche aujourd’hui l’entente avec les Occidentaux vient sans doute de là : le « rejet fondamental des soi-disant valeurs qui sont proposées aujourd’hui par ceux qui prétendent au pouvoir mondial », selon les mots du patriarche Kirill (21). Ces considérations élevées n’ont toutefois pas empêché les autorités russes de rendre des services qualifiés à l’Occident décadent quand il s’agissait de maintenir l’ordre impérialiste dans le monde. En 2015, l’intervention russe en Syrie aux côtés de Bachar El Assad voulait aider à fonder une « véritable coalition mondiale contre le terrorisme » (22). En janvier 2022 encore, l’envoi d’une unité des forces spéciales (23) au Kazakhstan pour soutenir le président Kassym-Jomart Tokaïev et rétablir l’ordre après la révolte populaire n’avait pas suscité l’émoi des chancelleries ni guère d’indignation chez les éditorialistes. Les grands groupes pétroliers occidentaux (tels Chevron, ExxonMobil, Shell, ENI, Total) avaient vite pu reprendre leurs affaires.
 
Rejeté par l’Occident
 
Pour Poutine, l’attitude des dirigeants occidentaux dépasse l’ingratitude : « Vous ne voulez pas nous voir comme un ami et un allié, d’accord ! Mais pourquoi faire de nous un ennemi ? »
L’explication est évidente dans une perspective nationaliste : « le seul but est d’empêcher le
développement de la Russie ». Peut-être l’actuel dirigeant russe pense-t-il à Nicolas 1er,
« récompensé » de son ardeur répressive en Europe par la Guerre de Crimée où les Anglo-Français s’allièrent aux Turcs en 1853 pour bloquer l’expansion russe vers le sud. À ce propos, l’historien Georges Sokoloff écrivait, « les dimensions prises par la chasse aux sorcières libérales en Russie montrent que (…)Nicolas a encore plus peur. Il dit (…) ne pouvoir supporter que l' "écran turc" fasse obstruction  aux ambitions légitimes des Russes (24). Aujourd’hui que l’opposition est muselée à Moscou, c’est l’« écran ukrainien » qui barre l’horizon russe.

L’Ukraine joue d’après Poutine le rôle de « place d’armes avancée » (sic) de l’OTAN et des États-Unis contre la Russie. Derrière la laborieuse dissertation sur « L'unité historique des Russes et des Ukrainiens » (25), il y a un noyau rationnel simple, sinon simpliste : l’État russe préfère que ce soit ses troupes qui stationnent aujourd’hui en Ukraine plutôt qu’à terme celles de l’OTAN. On entendait les mêmes propos dénués d’idéologie en URSS dans les années 1980 pour justifier l’intervention en Afghanistan. Si la comparaison entre les deux guerres ne tient pas militairement, elle permet de rappeler quelques données socio-politiques importantes. D’abord, les populations payent le prix du sang pour des parties d’échec planétaires qu’elles perdent toujours alors qu’on ne les consulte pas. Ensuite, la stratégie occidentale de tester et d’épuiser l’adversaire dans un conflit « périphérique » finit par avoir des conséquences au « centre », qu’on pense à l’action d’Al Qaeda en 2001 ou au piteux retrait américain de Kaboul l’été dernier.

Du côté russe, les guerres extérieures ont régulièrement révélé au grand jour les faiblesses d’une « Puissance pauvre ». Deux fois, en 1905 et 1917, elles provoquèrent une révolution. Un empire s’effondre d’abord sous le poids de ses contradictions. Que dire aujourd’hui d’une Russie qui sut élaborer le premier vaccin contre le Covid, mais fut incapable de le produire en quantité suffisante, ni surtout de convaincre sa population de le prendre (26) ? Son armée se retrouve maintenant enlisée en Ukraine alors qu’elle comptait abattre cet « État artificiel » en quelques jours.
 
On assiste à l’opposition de deux impérialismes. L’un correspond à la définition de Lénine qui décrit une tendance à la domination économique du capital qui provoque des conflits entre États. Il reste que l’exportation de capitaux vers Kiev aura été fort limitée en temps de paix. Les sommes ne se chiffrent en milliards cash que depuis qu’il s’agit d’acheter des armes aux entreprises occidentales pour « aider » l’Ukraine dans la guerre. L’autre « impérialisme », le russe, est archaïque et s’entend au sens ancien d’un État étendant son territoire pour des raisons stratégiques au détriment des peuples voisins et sans trop de souci d’une rationalité économique. Le district de Vovtchansk, qui ne s’était guère développé à l’occasion du « choix européen », est aujourd’hui occupé par l’Armée russe. À défaut d’y trouver des nazis ou de farouches nationalistes, les nouvelles autorités ont arrêté les chauffeurs d’un convoi humanitaire (27) et hissé leur drapeau sur l’administration locale  (28)
 
 
NOTES

 
1.  Ces phénomènes, patents dans une Russie passée en quelques jours de l’autoritarisme à la dictature, se manifestent aussi dans l’Union Européenne, avec l’interdiction de diffuser de la chaîne Russia Today depuis le 2 mars, en en Ukraine, où les restrictions d’importations de livres russes depuis 2018 se sont transformées en embargo total le 14 mars http://comin.kmu.gov.ua/control/uk/publish/article?art_id=183006&cat_id=182153. Il ne s’agit pas ici de comparer, critiquer ou de justifier de telle mesures, mais de constater un recul général des libertés publiques.

2. Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism (1983), traduit en français de façon discutable : L’imaginaire national – Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996.

3.Laada Bilaniuk, Contested Tongues: Language Politics and Cultural Correction in Ukraine, Ithaca: Cornell  University Press, 2005.

4. Andrew Wilson, Ukrainian Nationalism in the 1990s: A Minority Faith, Cambridge: Cambridge University Press, 1997

5. Korine Amacher, Éric Aunoble et Andrii Portnov (dir.), Histoire partagée, Mémoires divisées, Ukraine, Russie, Pologne, Lausanne: Antipodes, 2021 (téléchargeable en pdf sur le site de l'éditeur :https://www.antipodes.ch/produit/histoire-partagee-memoires-divisees/).

6. Il a été profondément endommagé en 2014, au début de la guerre dans le Donbass.

7. La digue a été remplacée par le pont de Crimée, inauguré par Vladimir Poutine lui-même en 2018, quatre ans après l’annexion de la presqu’île.

8. Dominic Fean, « Ianoukovitch et la politique étrangère ukrainienne : retour à l'équilibre ? », Politique étrangère, 2010/2 Eté, p. 413-426.

9.  La plus forte mobilisation contre l’OTAN avait eu lieu en Crimée en 2006 à l’occasion des manœuvres maritimesconjointes See Breeze et avait eu une résonance politique nationale, alors bénéfique pour le PC d’Ukraine. Cependant, le rejet de l’OTAN était alors répandu dans tout le pays. Voir Emmanuelle Armandon, « La Crimée : un territoire en voie d'« ukrainisation » ? », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 37, 2006, n°4, pp. 49-80.

10. Le texte anglais est beaucoup moins tranchant que la citation colportée à l’envi dans les médias français : « Without Ukraine, Russia ceases to be a Eurasian empire. Russia without Ukraine can still strive for imperial status, but it would then become a predominantly Asian imperial state, more likely to be drawn into debilitating conflicts with aroused Central Asians » (Zbigniew Brzeziński, The Grand Chessboard: American Primacy And Its Geostrategic Imperatives, Basic Books, New-York, 1997, p. 46).

11. Les réformes libérales du système de santé (2017), des retraites (2021) et du marché de la terre (2021) n’ont été faites qu’après le Maïdan, plus de 25 ans après l’indépendance ! Celle du Code du Travail, initiée en 2015, n’était toujours pas adoptée en février 2022.

12.  Parallèlement, les investissements directs étrangers sont restés au plus bas jusqu’en 2004, montrant le peu d’appétence du grand capital international au risque, fut-ce pour encourager la transition vers la démocratie libérale et l’économie de marché. Après la Révolution orange, on constate une brusque envolée, mais le flux provient en premier lieu de Chypre et correspond probablement au retour de capitaux russes ou ukrainiens après leur évasion et leur blanchiment. Voir FDI Ukraine sur https://data.worldbank.org/.

13 Le PIB de l’Ukraine est remonté en 2008 à 60 % de son niveau – soviétique – de 1990, alors qu’il était descendu à 30 % en 1998.

14. Oleksandr Kravtchouk, « Les conséquences possibles de l’intégration européenne pour l’Ukraine » [en ukrainien], Spil’ne, 18 décembre 2014, https://commons.com.ua/uk/mozhlivi-sotsialno-ekonomichni-naslidki/.

15. Gilles Lepesant, « La politique européenne de voisinage : une intégration par les normes de l'Ukraine à l'espace européen ? », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 37, 2006, n°4. pp. 213-242.

16. Marie Jégo, « Les dirigeants ukrainiens veulent faire monter les enchères avec l'Union européenne », Le Monde, 27 novembre 2013 ; Le Monde, avec AFP et Reuters, « En Ukraine, le dialogue de sourds s'installe » 11 décembre

17.  Benoît Vitkine, « Le deux candidats à la présidence de l’Ukraine de passage à l’Elysée », Le Monde, 11 avril 2019. « Ukraine : la France a livré des armes à la Russie jusqu’en 2020 », Disclose, 14 mars 2022.

18.  Elles sont abordées dans Éric Aunoble, « Choc de mémoires et conflit de récits », Le Monde Diplomatique, avril 2022.

19.  En fait Vladimir Poutine avait déjà raconté l’anecdote dans un documentaire réalisé en 2017 par le cinéaste américain Oliver Stone. Cf. Marc Nexon, « Le jour où Poutine voulait intégrer l’Otan », Le Point, 21 novembre 2021

20.  Michel Niqueux, Le conservatisme russe d’aujourd’hui. Essai de généalogie, sous presse aux Presses universitaires de Caen-Normandie.

21.  Sermon du 6 mars 2022 pour le « dimanche du pardon », https://legrandcontinent.eu/fr/2022/03/07/la-guerre-sainte-de-poutine/.

22.  Maurin Picard, « La Russie veut une coalition mondiale contre Daech », Le Figaro, 28 septembre 2015.

23.  La 45e brigade des Spetsnaz de la Garde, qui s’était notamment « illustrée » lors de la seconde guerre de Tchétchénie. montrent que (…) Nicolas a encore plus peur. (…) Il dit (…) ne plus pouvoir supporter que l’‘‘écran turc’’ fasse obstruction aux ambitions légitimes des Russes »

24.    Georges Sokoloff, La puissance pauvre : Une histoire de la Russie de 1815 à nos jours, Fayard, Paris, 1993, p. 79.

25.    Vladimir Poutine, 12 juillet 2021, https://france.mid.ru/fr/presse/russes_ukrainiens/.

26.   Sylvie Kauffmann, « Le pari sur le vaccin Spoutnik V aurait pu réussir. Ce qui lui a manqué définit les limites du poutinisme », Le Monde, 7 avril 2021.

27.      20 mars 2022, https://www.pravda.com.ua/rus/news/2022/03/20/7333112/.

28.      22 mars 2022 https://t.me/dom_channel/7864.

 
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