DANS LES TRÉFONDS DE L’ÂME RUSSE


Dans les tréfonds de l’âme russe

Rédigé par Jack Dion le Samedi 11 Mai 2013. - http://www.marianne.net/theatre/Dans-les-trefonds-de-l-ame-russe_a172.html

Deux auteurs russes sont célébrés sur les planches parisiennes. Le premier est Gontcharov, avec « Oblomov » mis en scène par Volodia Serre au Théâtre du Vieux-Colombier. Le second est Dostoïevski, avec « Les Frères Karamazov » dont Guy Delamotte s’est inspiré pour mettre en scène « Les tentations d’Aliocha », au Théâtre de l’Aquarium.

L’homme (Guillaume Gallienne, géantissime) est étendu dans sa bergère, vêtu de sa robe de chambre, couleur grenat assortie au fauteuil. De toute la pièce, il ne quittera pratiquement ni l’une ni l’autre. Il est allongé comme un chien dans sa niche, ou un enfant dans son berceau – là, on dirait plutôt comme un détenu dans sa prison.  
 
Car Oblomov, personnage tiré de l’œuvre éponyme de l’écrivain russe Ivan Alexandrovitch Gontcharov (1812-1891), est prisonnier de lui-même. Propriétaire terrien, il ne peut pas plus sortir de sa carapace psychologique qu’un escargot de sa coquille, encore plus nostalgique du temps qui passe qu’un personnage de Tchékhov. 
 
L’URSS fera de cette pièce, mise en scène par Volodia Serre au Théâtre du Vieux-Colombier,  un symptôme de l’état mental des aristocrates sentant passer le vent du boulet de l’histoire. A cette époque, « l’oblomovisme » dont parle dans la pièce fut considérée comme une dérive contre-révolutionnaire. 
 
C’est peu dire qu’en la matière les pseudo révolutionnaires de l’ère soviétique s’étaient mis la faucille dans l’œil. Le personnage d’Oblomov est bien plus complexe qu’il n’y parait. Il est à la fois celui qui refuse le changement à venir (ici, la fin du servage), mais aussi celui qui a une peur maladive du monde extérieur, celui qui se réfugie dans le rêve permanent (très belle utilisation de la vidéo), préférant l’univers onirique à la dure réalité des faits, celui qui a besoin d’être ultra protégé, soit par son valet (Yves Gasc) soit ensuite par son épouse (Céline Samie), une seconde mère.  
 
Entre temps, il aura refusé le chemin de l’engagement, symbolisé par Stolz (Sébastien Pouderoux), le héros positif, si l’on ose dire. Il aura surtout refusé le cœur tendu par Olga (Marie-Sophie Ferdane, éblouissante), qui l’aime et qu’il aime. Mais il préfère fuir car il vocation à fuir les autres tout comme il se fuit lui-même. Il retournera donc à son fauteuil, pour se blottir dans ce caveau confortable, où il attendra l’inéluctable, bouleversant de souffrance et d’humanité.         
 
D’un russe l’autre. Après Gontcharov, Dostoïevski, excusez du peu. « Les tentations d’Aliocha », mis en scène par Guy Delamotte, au Théâtre de l’Aquarium, d’après « Les Frères Karamazov », dernier roman du maître, son chant du cygne. C’est une toute autre forme d’angoisse, moins intériorisée, plus violente (encore que…), très mystique, centrée sur la tentation du mal, l’éclatement d’une famille et la mort du père, assassiné par l’un d’eux, mais lequel ? 
 
Toute l’œuvre n’est qu’un cri de douleur lancé au visage de ce monde, un appel au Dieu qui peut tolérer pareil spectacle. Ils sont donc trois frères, Aliocha (David Jeanne-Comello), Ivan (Gilles Masson ) et Dmitri (Timo Torrikka). Aliocha est l’élément stable, le pivot moral, l’homme qui a passé un pacte avec l’au-delà, une sorte de Christ des neiges. Les deux autres divaguent entre femmes (Catherine Vinatier et Véro Dahuron) et alcool, violence et règlements de comptes, amours et haines, jusqu’au summum de l’assassinat du père qui traverse la pièce sans qu’on le voit jamais, repassé de main en main comme dans un jeu de bonneteau, sous le regard effaré et incrédule du jeune Aliocha, lui-même soumis à la tentation du pire. 
 
Pour monter Dostoïevski sur scène, il faut du culot. Le risque est de rester à la porte de cet univers mystico-angoissant, ou alors de sombrer dans le grand déballage hystérique. Guy Delamotte a su échapper aux deux pièges. Il a créé un cadre où les acteurs sont sur le fil du rasoir en permanence, maîtrisant l’art d’en faire ni trop ni trop peu. L’utilisation de la vidéo apporte une note supplémentaire à l’ambiance fin du monde qui irradie la pièce. Celle-ci se conclut sur une image de révolte nihiliste qui rajoute une couche de noir, au cas où.  
 
* « Oblomov », d’Ivan Alexandrovitch Gontcharov. Mise en scène Volodia Serre. Avec Yves Gasc, Céline Samie, Guillaume Gallienne, Nicolas Lormeau, Marie-Sophie Ferdane, Sébastien Pouderoux. Théâtre du Vieux Colombier (01 44 39 87 00/01) jusqu’au 9 juin.  
 
* « Les tentations d’Aliocha », d’après « Les Frères Karamazov » de Fiodor Dostoievski (traduction André Markowicz). Mise en scène Guy Delamotte. Avec Véro Dahuron, Catherine Vinatier, David Jeanne-Comello, Anthony Laignel, Gilles Masson, Timo Torikka. Théâtre de l’Aquarium (01 43 74 72 74) jusqu’au 24 mai    
 


Jean Maiboroda