Elena Rjevskaïa : LES CARNETS DE L'INTERPRÈTE DE GUERRE.


Elena Rjevskaïa : l'interprète qui entra dans le bunker d'Hitler
LE MONDE DES LIVRES | 05.05.11 |

A 92 ans, elle a gardé la voix sonore de l'interprète qu'elle fut pendant la seconde guerre mondiale, engagée volontaire aux côtés de l'armée soviétique. La photographier là, maintenant, dans son salon ? Pas question. Elena Rjevskaïa préfère voir publier ses photos de jeunesse : la dame est coquette. Quatre années passées au front dans la même vareuse militaire n'ont fait que renforcer son souci de l'apparence. Jupe droite, chemisier strict, coiffure impeccable, elle se donne un ultime coup de peigne devant le miroir avant de convier ses hôtes à boire une tasse de thé, accompagnée d'un petit verre de cognac. Dans le salon encombré de livres de son appartement moscovite, cette femme au regard intense ne se fait pas prier pour raconter sa trajectoire hors du commun.
Avant tout, la bataille de Rjev, petite ville de la région de Tver, aux portes de Moscou. De 1941 à 1943, la ville fut l'enjeu d'une lutte "cruelle, dramatique et pleine d'abnégation" entre l'armée soviétique et les soldats du Reich. Liée à cet endroit par "une mémoire douloureuse, un amour infini", Elena, Kagan à l'état-civil, en a fait son pseudonyme d'écrivain, Rjevskaïa.
En Russie, elle est une auteure connue. Publié en 1965, son Berlin mai 1945 a été réédité douze fois. Traduit en plusieurs langues, il a été vendu à 1,5 million d'exemplaires. C'est une enquête bien écrite et passionnante qui raconte les derniers moments du Reich, la découverte et l'identification du corps d'Hitler, autant d'événements historiques dont Elena a été le témoin.
Les Carnets de l'interprète de guerre, qui paraissent en France aujourd'hui, sont une version enrichie de ses précédents récits du front. C'est un peu comme si l'écrivain avait fini par poser une valise trop lourde à porter. Dans les Carnets, elle se lâche enfin et dit tout, par petites touches : l'absurdité de la guerre, les viols commis par des soldats soviétiques, les compatriotes captifs en Allemagne considérés comme des "traîtres", les attentes de la population soviétique avide de liberté, la chape de plomb imposée par Staline après la victoire.
En juin 1941, lorsque la guerre éclate, Elena Kagan étudie la philosophie à Moscou. Elle et ses amies étudiantes n'ont qu'une idée en tête : partir au front. Pas si facile, les bureaux de recrutement sont débordés, on n'engage pas sans qualification ! Elena est d'abord envoyée dans une usine d'horlogerie où l'on fabrique désormais des douilles. Elle s'inscrit ensuite aux cours du soir d'infirmière et finit par être recrutée par l'état-major. Le front manque d'interprètes, or Elena maîtrise l'allemand, une langue apprise à l'école et aussi auprès de l'ancienne gouvernante des enfants de Stolypine (1862-1911), le premier ministre du dernier tsar de Russie Nicolas II. L'étudiante de 23 ans est une précieuse recrue pour l'état-major. Sans interprète, le renseignement militaire est aveugle, Elena va donc tenir une place à part. Tous les documents, du plus insignifiant (tracts, lettres personnelles) au plus important (instructions, messages radio) passent entre ses mains. Elle mène les interrogatoires des prisonniers allemands. "A de rares exceptions près, je ne les considérais pas comme des nazis", explique-t-elle.
Depuis qu'elle est petite, c'est une manie, Elena consigne tout par écrit. Sur le front, elle continue. Sa traversée de la guerre tient en quelques gros cahiers rédigés à la hâte, d'une écriture fébrile et illisible. Elle décrit ces soldats allemands transis, qui se ruaient sur les paysans chaussés de bottes de feutre et "les obligeaient à les enlever pour les leur donner". Découvrir que les Allemands souffraient du froid "représentait quelque chose de surprenant. (...) Nous buttions là-dessus, perplexes", écrit-elle dans son journal de bord.
Rédigée dans un style incisif et littéraire, la narration d'Elena tranche avec le récit figé de l'Histoire officielle, où le rôle de Staline n'est jamais mis en question. A travers son regard, la guerre est montrée sous l'angle humain, pas du point de vue du vainqueur. L'Histoire qu'elle décrit est en mouvement, remplie de questions, d'instantanés, de réflexions sincères. Elle écrit partout, à l'arrière des camions militaires, dans les fermes, les granges, le bunker d'Hitler - un "tombeau de pharaon" à l'"odeur de moisi ". Pourtant, "tenir un journal, prendre des notes était absolument interdit chez nous, contrairement à ce qui se faisait chez les Allemands".
Ses réflexions sont lues en douce par son supérieur. Furieuse, elle écrit en grosses lettres dans son cahier : "Camarade capitaine Borissov, vous n'avez pas honte de lire les notes d'autrui ?" Depuis, ses cahiers ne l'ont jamais quittée. Ils ont beau être en mauvais état - notes à peine lisibles, pages arrachées -, Elena les consulte toujours.
Pour écrire ses livres, elle a beaucoup puisé dans les archives. Il lui a fallu attendre jusqu'en 1964 l'autorisation de consulter les documents qu'elle avait elle-même annotés et rangés, en 1945 - "personne n'y avait touché vingt ans durant, cela m'a bouleversée". Staline est mort, c'est le dégel. Mais attention, l'usage qu'elle fait des archives est contrôlé : "A la fin de ma journée de travail, raconte-t-elle, je devais remettre le cahier où je copiais les textes et mes commentaires. Le matin, on me le rendait après l'avoir relu."
Mais au fait, pourquoi s'est-elle engagée à l'âge de 23 ans ? "A l'époque, il y avait un grand patriotisme." Et pourtant, elle ne lisait pas les journaux, ne nourrissait aucun fantasme d'héroïsme. Aujourd'hui encore, elle ne sait pas : "Je n'étais pas sportive, je n'avais jamais appris à tirer, à l'école je séchais les cours de préparation militaire. Une vie entière ne suffira pas pour connaître ma propre vérité."

LES CARNETS DE L'INTERPRÈTE DE GUERRE. Sur la guerre, comme je l'ai vue, de la bataille de Moscou jusqu'aux derniers jours dans le bunker d'Hitler, et la tentative de Staline de récrire l'histoire d'Elena Rjevskaïa. Traduit du russe par Macha Zonina et Aurore Touya. Christian Bourgois, 434 p., 23 €.
Marie Jégo

Jean Maiboroda