Fédorovski: "La Russie est le pays du rire et des larmes"


Nous reproduisons un article/interview signé Delphine Peras, paru dans l'EXPRESS.fr en date du 09/01/2010, sous le titre :
Fédorovski: "La Russie est le pays du rire et des larmes - L'écrivain Vladimir Fédorovski, décrypte l'ambivalence de l'âme russe:

Il fut diplomate, membre du PC soviétique et travailla au côté de Brejnev puis de Gorbatchev. L'écrivain, qui a signé de nombreux livres sur la Russie, revient sur les paradoxes d'un peuple qu'incarnent à la fois Lénine et Diaghilev.

Qu'est-ce qui définit le mieux l'âme russe, selon vous?

Au-delà des sempiternels clichés - la vodka, le caviar, les oeufs de Fabergé, les ballets russes, l'amour à la cosaque, etc. - l'âme russe repose sur trois éléments essentiels: la géographie, l'histoire, le climat. La géographie, ce sont les steppes, les grands espaces, ces vastes plaines tantôt nues, tantôt couvertes de maigres forêts. Le climat, très rude, pousse également les Russes à une sorte de métaphysique singulière.

Quant à l'histoire de la Russie, elle est très féroce, sans doute plus que celle des autres nations: au cours du XXe siècle, les Russes ont tué 25 millions de leurs compatriotes, c'est un chiffre avéré. Le pouvoir russe, souvent despotique, a toujours été perçu comme une idole écrasante et dominatrice. Certes, tous les peuples aiment vivre dans le mensonge, dans une douce illusion. Mais les Russes le font de telle manière que cela génère des paradoxes. L'âme russe a quelque chose à la fois de désastreux et d'étonnant.

Quels sont ces paradoxes, précisément?

Le grand écrivain Ivan Bounine, prix Nobel de littérature en 1933, disait: "Nous avons été si heureux, nous avons si bien pleuré." Voilà exactement l'un des paradoxes russes: le goût de la fête et la tentation du désespoir, le rire et les larmes, la joie et la tristesse, tout et son contraire, les excès, le désir de l'absolu, l'émotivité.

Je vois deux personnages emblématiques de cette ambivalence: d'un côté, Vladimir Ilitch Oulianov, plus connu sous le pseudonyme de Lénine (1870-1924), un homme d'exception mais qui a provoqué un désastre et condamné inutilement pendant soixante ans le pays au suicide; de l'autre, Serge de Diaghilev (1872-1929), un touche-à-tout de génie, fondateur des Ballets russes, qui deviendra le symbole de la modernité artistique et un modèle pour beaucoup. "Le seul homme assez universel pour être comparé à Léonard de Vinci", selon la formule de Nijinski. "C'est le plus grand artiste du XXe siècle", disait aussi Picasso.
Ces deux grandes personnalités, Lénine et Diaghilev, sont les deux faces opposées de la Russie, l'une sombre et l'autre lumineuse.

Quid de la "Russie éternelle", au juste? Est-ce une Russie fantasmée?

Non, la Russie éternelle existe vraiment. C'est une invention du XIXe siècle - je crois bien que l'expression est de Tchekhov - mais qui reflète quelque chose de réel. C'est-à-dire la permanence de mythes, de figures historiques, de mensonges aussi.

Prenez Ivan le Terrible, enlevez-lui son masque et vous trouvez Staline. Enlevez celui de Staline et vous découvrez le président Andropov, pour certains aspects, ou Poutine pour d'autres. Quoique: Poutine, c'est plus Raspoutine que Staline! Et derrière Alexandre Ier, on retrouve Gorbatchev. Il y aussi l'omniprésence des hommes de l'ombre: Catherine II, Ivan le Terrible, Poutine, chacun a eu le sien.

Je pense enfin au clivage entre les slavophiles et les occidentalistes. Les premiers disent: "Notre pays est particulier, il n'a rien de comparable", ce sont eux les tenants de la Russie éternelle. Alors que les autres disent: "Notre salut passe par un rapprochement avec l'Occident, nous faisons partie de l'Europe."

D'où vient cette attirance réciproque entre la Russie et la France?

Elle remonte à Catherine II (impératrice de 1762 à 1796) et même avant, avec Pierre le Grand (qui régna de 1682 à 1725). Mais je crois que c'est l'âge d'or de la culture russe, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, qui fascine les Français et qui sera à l'honneur pendant cette année France/Russie 2010. On y trouve des personnages très divers: des Russes "méridionaux" comme Gogol, des Russes très cérébraux, tel Dostoïevski que les Français adorent, ou encore les "vrais" Russes, Tolstoï et Tourgueniev, notamment.

Par ailleurs, les Russes aiment le côté cartésien des Français, leur retenue... et leurs grands vins! Inversement, les Français apprécient le côté excessif des Russes, leur absence de limites, de mesure. Et puis, n'oublions pas que l'apport de leur culture chez vous a été considérable. Diaghilev disait très justement: "Nous nous sommes si bien intégrés en France parce que nous ne sommes pas venus pour prendre, mais pour donner."
 

Jean Maiboroda