France-URSS. Ah, que l'intelligentsia était jolie!


 
France-URSS. Ah, que l'intelligentsia était jolie!
26 DÉCEMBRE 2012 | PAR DOMINIQUE CONIL  - MEDIAPART

La scène se passe au Kremlin, le 28 juin 1935. Sept mois auparavant, Kirov, rival potentiel de Staline, a été assassiné à Leningrad. Trois jours plus tôt, se tenait encore, à la Mutualité de Paris, le Congrès international des écrivains pour la culture (et contre le fascisme grandissant en Europe), réunissant, pour n’en citer que quelques-uns, André Gide, Aldous Huxley, André Malraux, Bertolt Brecht, Heinrich Mann, Louis Aragon, Tristan Tzara, Robert Musil, Alexis Tolstoï, Ilya Erhenbourg, André Breton qui gifla ce dernier, Boris Pasternak et Isaac Babel, autorisés de justesse à sortir d’URSS.
Ce 28 juin 1935, Romain Rolland, col dur de clergyman, arrive au Kremlin accompagné de sa femme Maria Koudacheva et d’un traducteur, Alexandre Arrossev, qui est aussi le directeur de la VOKS, l’organisme chargé de gérer les relations culturelles internationales (il ne survivra pas aux purges). Le quatrième, costume de toile claire du type « gars simple », a accepté de recevoir ce Romain Rolland qu’il a qualifié de « plus grand écrivain du monde » : Joseph Staline. Il ne sera pas déçu de la rencontre.
Romain Rolland est un fervent ; comme bien d’autres, ce « grand monde tout à fait nouveau », « d’une importance grandiose pour l’humanité »l’enthousiasme. Mais il est aussi honnête homme, son besoin de savoir ne cède pas tout à fait devant le désir de croire. Avec moult circonlocutions diplomatiques, il aborde d’entrée trois sujets brûlants que plus un Soviétique n’oserait discuter, alors, avec le maître du Kremlin : la répression des mineurs de 12 ans, le destin de Victor Serge, les arrestations, jugements et exécutions secrets qui se multiplient.
Staline-Raminagrobis répond aimablement, un doux enveloppement de langue de bois : les mineurs, c’est strictement pédagogique mais il ne faut pas le dire ; Victor Serge, il ne voit pas bien qui c’est, ah oui, un trotskyste doublé d’un menteur, et on vit très bien en exil à Orenbourg. Quant à la justice secrète, avec tous ces complots, les fascistes à nos portes, la mort de Kirov...
Il évoque une centaine d’arrestations (6 500 uniquement pour le mois de décembre 1934 - ndlr), la culpabilité de Kamenev et Zinoviev. Les fichues bibliothécaires du Kremlin, issues des anciennes classes possédantes, qui mijotaient des empoisonnements. Staline, patelin, explique à Romain Rolland les bienfaits des grandes purges qui viennent de commencer. Et l’on prend congé, avec civilité. Romain Rolland obtiendra tout de même la libération de Victor Serge…
Cet entretien de presque vingt pages manuscrites, traduit en français par Victor Arrossev, avec ratures et parfois précisions quasi scéniques, sorti pour la première fois des archives russes à l’occasion de l’expositionIntelligentsia qui se tient jusqu’au 11 janvier prochain, à lui seul justifierait une visite. Tout y est… Rien qu’un lecteur du XXIe siècle un peu attentif à l’histoire ne sache déjà, mais, c’est le miracle des archives, écrites, photographiées ou filmées, quelque chose reprend vie, des émotions, des instants, des enthousiasmes et des drames affleurent, entre un coup de tampon et une mention manuscrite.
Parmi les écrivains français, Staline recevra encore Henri Barbusse, le« Zola des tranchées », pétrifié d’admiration (un film sur ses derniers jours, mégot à la lèvre), qui reviendra de sa visite moscovite dans un cercueil et après obsèques grandioses. Ensuite, fini… L’année suivante, André Gide multipliera les demandes, en vain, et rentrera bredouille en France, mais avec la matière pour ce Retour d’URSS qui fera scandale…

Nizan : « inconnu en dehors des milieux intellectuels »

L’exposition Intelligentsia, initiée par la Russie et l’Institut français pour clore dignement l’année franco-russe, a été conçue à l’arraché. Les deux commissaires scientifiques, Véronique Jobert et Lorraine de Meaux, ont disposé d’un an tout juste pour concevoir la chose, chercher parmi des archives éparses tant en Russie qu’en France, les étudier, trier, et rendre le tout intelligible. D’ordinaire, on compte plutôt trois ans. Autant le dire d’entrée, si le livre qui l'accompagne et la prolonge est une réussite, l’exposition elle-même, exigeante et victime d'absences cruelles, égare parfois le visiteur.
L’ambition affichée – retracer les rapports entre artistes et intellectuels russes et français de 1917 à nos jours par le biais des archives – est immense et a contraint à des choix radicaux. Les documents sont comme l’affleurement de l’événement: un passeport d’« expulsé de RSFR » au nom du philosophe Berdiaev résume ainsi sur papier jauni ce que fut le « bateau des philosophes », à bord duquel 200 intellectuels durent prendre place, jugés indésirables par Lénine en 1922 (méthode douce en regard de celles de Staline, plus tard).
L’émotion des Moscovites à la mort de Maïakovski, le visage – si jeune – du poète exposé aux regards, donnent la mesure de l’émotion réelle après son suicide, plus, peut-être, que les visages figés de Iossip et Lili Brik. Tout ceci a été filmé.
Comme les discours fleuves de Gorki lors du tout premier Congrès des écrivains de 1934, qui débute en costume et achève en chemise (on comprend alors l'indulgence et l'amitié de ses contemporains, un brave homme, sinon un homme toujours brave). Il faut scruter les images pour reconnaître quelques visages dans la salle des colonnes surpeuplée, où quarante écrivains étrangers se trouvent, dont Klaus Mann, Anna Seghers, avec, côté français Aragon et Elsa Triolet, Paul Nizan et Jean-Richard Bloch, Clara et André Malraux qui, face au triomphe du réalisme socialiste, glisse que « si les écrivains sont les ingénieurs des âmes, n'oubliez pas que la plus haute fonction d'un ingénieur, c'est d'inventer ».
En dépit des purges, ou grâce à elles parfois (hélas, rien en provenance des archives du FSB, ex-KGB, ex-NKVD, ex-Guepeou, ex-Tchéka), de la guerre, la Russie a conservé bien des choses et les a transmises sans difficulté. Les dossiers sont parfois cruels. Aragon – aucun accès n'a été possible aux archives françaises – ne sort pas grandi des archives soviétiques.
Il n’est pas le seul. Trois feuillets lignés d’un courageux anonyme qui déverse sa jalousie envers Nizan, dormaient aux archives du PCUS depuis des décennies, et révèlent violemment les dangers de la petitesse : des femmes, de l’esprit, de l’entregent ont indisposé quelque plumitif de L’Huma (à l’évidence, le délateur fait partie de la rédaction…). André Marty signe, lui, mais est à peine moins fielleux envers l’écrivain. Et tout ceci, consigné, classé, conservé, donne la mesure d’une oppressante attention côté URSS. En pendant, voici letexte de Breton dénonçant les procès de Moscou, dès 1936…
De même, les notes, carnets, articles, lettres des témoins directs de la révolution de 1917, hors récits très connus, sont passionnants, de Pierre Pascal à l’ambassadeur Noulens en passant par Albert Londres (pas conquis du tout, Albert Londres). À l’autre bout de la salle, et comme une conclusion déjà, le rapport Khrouchtchev sur lequel le PC français fait silence (et Picasso, entre autres, de demander des explications), les courriers de Robert Antelme, Marguerite Duras (vidéo sur son appartenance au PC), Dyonis Mascolo (cellule « Gallimard » pour Mascolo…) lorsqu’on les exclut du Parti sur rapport de Jorge Semprun, les photos et textes autour du procès Kravchenko, celui de David Rousset, avec Julius Margolin.
Bien sûr, le témoignage de Margarete Buber Neumann, communiste allemande qui a connu tour à tour les camps de Staline et ceux d’Hitler, est évoqué. Mais une fois de plus, on constate que seule Nina Berberova aura instantanément perçu l’importance de ce témoignage capital.
Ce que retrace ici l’exposition, c’est la longue et douloureuse histoire de l’espoir, de son anéantissement progressif. Celui des illusions entêtées et des lucidités ignorées, des courages et des lâchetés. Des amours de commande, qui vous transforment un poète inspiré en piètre adulateur (ici, sur le remarquable site d’archives cinématographiques du PCF, L’homme que nous aimons le plus, commentaire écrit et dit par Paul Éluard). Des engagements qui n’étaient pas que représentation. Des réalités, des vies que soudain l’on touche du doigt.
Mais tout ceci, c'est surtout du côté français. Car si le livre qui accompagne l’exposition, notamment grâce aux chapitres synthétiques d’Hélène Menegaldo (émigration russe post-1917 en France) et Cécile Vaissié (la dissidence), organise le propos et l'enrichit, l’exposition, elle, dilue le sujet dont elle se revendique : l’intelligentsia russe et son incroyable continuité, sa diversité, ses richesses multiples.

Kessel, une moralité « un peu slave »

Les dates arrêtées (1917-1991) occultent la période peut-être la plus riche en échanges franco-russes, fin XIXe, début XXe : artistes, révolutionnaires (ou les deux à la fois) sont très nombreux en France, par choix ou parce qu’ils sont en exil, surtout après la révolution de 1905. L’intelligentsia, formée d’aristocrates, d’enfants de la bourgeoisie, de juifs empêchés de poursuivre leurs études en Russie à cause des quotas, en lutte contre le tsarisme, ouverte aux courants artistiques les plus novateurs, se retrouve en partie dans l’émigration russe d’après la révolution d’Octobre.
Comme le souligne Hélène Menegaldo, Les Annales contemporaines, le plus important des journaux de l’émigration blanche, est dirigé par des socialistes révolutionnaires. Corrigeant le cliché  tous-aristocrates-réactionnaires-chauffeurs-de-taxi encore vivace.
Il manque aussi cruellement à l’exposition un secteur digne de ce nom consacré à la dissidence, qui, en Russie comme à l’étranger,  tout particulièrement en France, a joué un rôle important. Certes Soljenitsyne est bien là, en très bref d’ailleurs, mais qui sait exactement ce que représenta le procès Siniavski (même Aragon se prononça en sa faveur), ce que furent les persécutions, déportations qui se poursuivirent jusque dans les années 1980, psychiatrisations répressives, expulsions du pays ? Les samizdat ? Les revues Syntaxis de Siniavski et Kontinent, de Maximov en France ? Le choc que représenta la très courageuse manifestation de huit intellectuels sur la place Rouge, en 1968, contre l’invasion de la Tchécoslovaquie (Natalia Gorbanevskaïa, qui en fut, vit en France depuis de longues années) ?
Certes, les universités américaines ont acheté nombre d’archives, mais d’autres étaient disponibles… On comprend tout à fait que Poutine et Medvedev soient plus soucieux de restituer la grandeur de l'URSS, et la fascination que celle-ci a exercé sur les intellectuels – c'est un discours prégnant en ce moment  en Russie – mais tout de même. Nulle trace de l’émigration post-1917 ? Si, bien sûr, mais succincte en regard de la richesse des archives…
Lorsque Joseph Kessel demande sa naturalisation française (son chef de bataillon en Sibérie lui trouve une moralité un peu « slave » !), on ressort la fiche de son papa. La préfecture de Montpellier n’a pas chômé : ce médecin juif socialiste révolutionnaire, établi depuis 1906 en France, fréquente assidûment les nihilistes et est abonné à des revues séditieuses… Des affiches de bal de l’Amicale des émigrés, au profit du Comité de secours des écrivains et savants russes. La liste des bénéficiaires est aussi longue que prestigieuse, Marina Tsvetaeva remplit de son écriture nette et élégante ses demandes…
C’est évocateur, mais court. Rien sur les débats qui agitent cette émigration, une unique photo sur les Décades de Pontigny, rien sur les échanges permanents avec l’URSS au long des années vingt, le retour de certains en URSS dans les années 30… (avec arrestation, mort ou déportation à la clé). C’est d’autant plus dommage que de génération en génération, on retrouve parfois les mêmes familles, où la réflexion, le courage de s’opposer, forment de véritables généalogies de la résistance.
L'intelligentsia, « un discours rabaissant »...
Une « mise en continuité » de l’intelligentsia russe aurait pu fournir matière à réflexion à Dimitri Medvedev, qui a inauguré l’exposition en compagnie de Jean-Marc Ayrault, et va probablement recouper le ruban en février 2013, lorsqu’Intelligentsia ouvrira ses portes à Moscou, avec un contenu plus riche côté archives russes. Parce que l’intelligentsia, justement, en Russie, vit  à nouveau des jours difficiles. Manifestations interdites, muée dimanche dernier en « promenade devant la Loubianka (à 5000 personnes…) », interpellations, emprisonnements, attaques dans la presse (en français, ici) de plus en plus muselée, déclarations de Vladimir Poutine en Turquie sur l’urgence qu’il y a à contrôler Internet.
Le président russe n’en fait pas mystère – il a même discouru sur le sujet – l’art n’est qu’un superflu et il penche davantage, on le sait, pour le pompier que pour le subtil ou le novateur. Comme au bon vieux temps, les cinéastes russes se sont vus imposer douze « thèmes » obligatoires, faute de quoi ils ne seraient pas financés. Les ONG – y compris celles qui jouent un rôle indispensable depuis longtemps, telle Memorial – sont suspectes de n’être que des officines de l’étranger.
On s’en prend aussi aux universités et écoles supérieures. Les unes se voient remises en question à l’aune du classement de Shangaï, d’autres menacées de déplacement. La rumeur court à Moscou que la RGGU, université d’État en Sciences humaines de renommée internationale pourrait bien attiser les convoitises immobilières, avec ses splendides bâtiments au centre de Moscou… Mais c’est ici le système éducatif qui est menacé, qui a permis, au travers des ans et des répressions, de toujours former de nouvelles générations instruites et pensantes. Et critiques du pouvoir…
Cette intelligentsia d’antan à laquelle Moscou rendra hommage prochainement, vrille les nerfs du pouvoir dans sa version actuelle… Ah, si elle pouvait rester derrière les vitrines d’une expo…
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Intelligentsia, Entre France et Russie, Archives inédites du XXe siècle, Beaux-Arts de Paris les éditions / Institut Français, 533 pages, 49 euros. On ne saurait trop rappeler que le livre est quasi indispensable pour apprécier l’exposition. Un exemplaire est mis à disposition des visiteurs en fond de salle.
 
 
 

Jean Maiboroda