L’Ukraine dans la nouvelle Europe
Gilles Lepesant, 2005, L’Ukraine dans la nouvelle Europe, Paris, CNRS éditions, 199 pages.
1La presse a beaucoup parlé de l’Ukraine depuis le mois de décembre en raison de la victoire de M. Iouchtchenko aux élections présidentielles, alors que ce pays n’avait plus suscité d’intérêt réel de la part des Européens de l’Ouest depuis Tchernobyl. Le fait que, comme en Géorgie, la nouvelle administration manifeste ostensiblement son souhait d’adhérer à l’Union européenne - avec le soutien tout aussi ostensible de la Pologne et de la Lituanie - vient de placer ce pays en bonne place dans l’agenda de la Commission de Bruxelles et forcément de la Russie.
2Si adhésion il doit y avoir, le processus sera long et difficile car l’Union ne pourra traiter le sujet ukrainien sans tenir compte de la position du Kremlin, vis-à-vis duquel elle n’a toujours pas de stratégie claire. Si l’adhésion ne doit jamais avoir lieu, l’Union ne pourra pas non plus ignorer ce pays qui vient de sortir de l’ombre, pour de nombreuses bonnes raisons : par elle transite la plus grande partie du gaz russe consommé en Europe de l’Ouest et par elle doivent transiter des hydrocarbures venus du Caucase et de l’Asie centrale ; l’Ukraine sera un acteur de choix dans le règlement des difficultés politiques de la Moldavie ; sur son territoire se trouvent encore des milliers de tonnes d’armes laissées sur place après le retrait des soldats russes de l’armée soviétique... Le livre dirigé par Gilles Lepesant apporte un éclairage précieux sur un pays proche mais méconnu, longtemps resté dans l’ombre de la Russie impériale puis soviétique.
3Le livre rassemble les contributions d’une équipe internationale composée de Gilles Lepesant (CNRS), Juliane Besters-Dilger (université de Vienne, Autriche), Natalya Boyko (IEP) et James Sheer (université d’Oxford).
4Leur objectif est, entre autres, de nous faire connaître les fondements de l’identité de ce grand pays situé depuis plusieurs siècles sur les marges du monde russe puis soviétique. Comment l’Ukraine tente-t-elle de ressaisir et de redéfinir son identité nationale depuis l’acquisition de son indépendance en 1992 ? Peut-elle reprendre possession de son identité en se démarquant de la Russie - par une réaction compréhensible - sachant que la population comporte une forte minorité russe concentrée dans la partie orientale du pays, en Crimée et à Kiev ? Les fondements de l’identité nationale ukrainienne sont-ils culturels (langue et religion) ? Quel peut être le positionnement de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie et quelle politique étrangère peut-elle développer tout en maintenant la balance nécessaire à la promotion de ses intérêts entre ses deux grands voisins ? Ce pays, où la démocratie se consolide plus vite qu’en Russie mais où tant de réformes n’ont pas encore été faites, restera-t-il longtemps une marge extérieure de l’Union européenne ?
5En ce qui concerne le fondement linguistique de l’identité, il est évident que la désoviétisation n’a pas signifié la disparition de la langue russe. Celle-ci reste dominante dans la sphère économique, dans la production scientifique, dans la production culturelle... La langue ukrainienne jouit d’un prestige certain, mais la culture ukrainienne est peu estimée par l’Ukrainien moyen et n’est soutenue que par les intellectuels. Néanmoins, une part notable de la population serait prête à changer de langue et à faire un usage dominant de l’ukrainien. Il semble que l’obstacle le plus sérieux- outre la résistance d’une part de la population (Russes ou Ukrainiens russifiés) - soit la passivité des gouvernements. De plus, les positions des principaux courants politiques sur cette question (nationalistes d’un côté et prorusses de l’autre pour schématiser) sont tellement antagonistes qu’il est impossible de les concilier et de concevoir une stratégie commune d’ukrainisation qui servirait de ciment à une nouvelle construction nationale. N’en déplaise aux Ukrainiens nationalistes, il sera sans doute impossible de reconstruire l’Ukraine postimpériale et postsoviétique comme nation ethnique linguistiquement pure. Les voies de la construction d’une nation politique restent à trouver. C’est tout le travail qui attend le président Iouchtchenko.
6En matière religieuse, la situation est passablement embrouillée car, comme le rappelle d’emblée N. Boyko, l’identité ukrainienne n’a pas de « référent confessionnel précis ». Plusieurs confessions se côtoient ici depuis longtemps (il existe d’ailleurs trois Églises orthodoxes !), porteuses de projets identitaires différents. On retrouve là un clivage qui existe au sein de la classe politique ukrainienne, séparant des conceptions antagonistes de la nation. Le principal défi des élites religieuses, si elles veulent jouer un rôle dans le processus de construction nationale, sera de parvenir à construire des églises réellement indépendantes capables de connecter le pays au reste monde sans passer par un quelconque relais extérieur (Pologne, Russie...).
7On lira avec grand profit les contributions de ces quatre auteurs et surtout la longue introduction de Gilles Lepesant où les principales problématiques de l’Ukraine contemporaine sont posées avec grande habileté. Un excellent livre sur un pays qui suscite encore à ce jour une trop maigre production scientifique en langue française. On saluera par ailleurs l’abondance et la bonne qualité des cartes.
Pour citer cet article
Référence papier
Yann Richard, « L’Ukraine dans la nouvelle Europe », Géographie et cultures, 55 | 2005, 135-137.
Référence électronique
Yann Richard, « L’Ukraine dans la nouvelle Europe », Géographie et cultures [En ligne], 55 | 2005, mis en ligne le 29 mars 2020, consulté le 24 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/gc/10899; DOI: https://doi.org/10.4000/gc.10899